En début d’après-midi, quand la chaleur est à son pic, le temps semble en suspens. Sous un ciel lourd et laiteux, dans la capitale indienne transformée en fournaise, la vie est une épreuve. Les hommes à bicyclette renoncent à l’effort et les passants cherchent l’ombre. Les parcs sont le refuge de travailleurs qui s’assoupissent sous les arbres où même les oiseaux se font silencieux. « Aaraam se ! » (« Doucement ! » en hindi), est le conseil que se lancent entre eux les habitants de Delhi, car il faut ménager son corps.

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Décuplée par une température qui atteint 44 ºC, la soif n’attend pas. Pour la soulager, les grandes artères sont balisées de vendeurs d’eau citronnée et de jarres d’eau en terre cuite fournies par la municipalité. Tout devient brûlant, des surfaces exposées au soleil à l’eau du robinet. Jusqu’aux décharges publiques, montagnes de détritus qui prennent feu et dispersent leurs fumées toxiques dans l’air, déjà chargé de poussières. Pour Pooja, une jeune résidente, « Delhi est un enfer ».

Un record depuis le début des relevés en 1901

Si les Indiens savent s’adapter à la chaleur, cette fois ils sont pris de court par une canicule précoce qui frappe également le Pakistan voisin. Dans certaines régions, la température frôle les 50 °C. De tels pics surviennent habituellement en mai et en juin, avant l’arrivée de la mousson. Mais le mercure s’est emballé dès mars dans le nord du sous-continent et a balayé le printemps du cycle des saisons.

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Selon le département météorologique indien, ce mois a été le plus chaud depuis le début des relevés, initiés en 1901. En avril, le thermomètre a continué à grimper. Même évolution côté pakistanais : « Les températures enregistrées au Pendjab et dans le Nord ont été de 5 °C au-dessus de la moyenne, ce qui est exceptionnellement élevé », explique le scientifique pakistanais Sher Muhammad, du Centre international pour le développement intégré des montagnes. Le mois de mai promet un peu de répit, même si des pluies, mercredi soir, soulageaient un instant la capitale indienne.

Même l’Himalaya est touché

« La vague de chaleur sans précédent se prolonge et se répand dans plusieurs régions, y compris l’Himalaya, souligne Anumita Roy, experte au Centre pour la science et l’environnement (CSE). Cette vague est une manifestation du changement climatique. Son intensité et sa persévérance sont le signal précurseur de ce qui nous attend à l’avenir. » Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a mis l’Inde en garde face à la probabilité d’une intensification des chaleurs extrêmes. La région est extrêmement vulnérable, déjà soumise au comportement erratique de la mousson, aux cyclones, à la fonte des glaciers de l’Hindou-Kouch-Himalaya et à l’élévation du niveau de la mer.

Mise en alerte des services hospitaliers

La canicule engendre une cascade de conséquences sur la vie quotidienne. Le travail agricole, dans les champs, est plus rude encore. Manutentionnaires et employés du secteur informel n’ont souvent pas le luxe de ventilateurs, alors que seuls 12 % du 1,3 milliard d’Indiens ont accès à la climatisation. Pour les musulmans, la période du jeûne du Ramadan a coïncidé avec les éprouvantes chaleurs. Dans certains États, les écoles ont fermé. Les services hospitaliers se sont mis en alerte, alors que le bilan des victimes n’est pas connu.

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La hausse des températures pèse aussi sur les ressources et l’environnement. À Delhi, où les nappes phréatiques sont déjà au bord de l’épuisement, une crise de l’eau est à envisager alors qu’une véritable mafia de l’eau s’est développée ces derniers étés. Dans l’Himalaya, les feux de forêts se multiplient. L’utilisation débridée des climatiseurs a par ailleurs fait exploser la consommation en électricité et provoqué des coupures de courant. La demande fragilise les réserves de charbon, qui assure de 60 à 70 % de la production de l’électricité en Inde. Plus de 750 trains de passagers ont été annulés pour faire place aux trains d’approvisionnement de charbon.

Au Pakistan, de possibles tsunamis des montagnes

Au Pakistan, la vague de chaleur «fait craindre la rupture de lacs glaciaires formés par la fonte des glaciers », ont averti les autorités. Ces lacs peuvent se rompre à tout moment et déferler dans les vallées en formant des « tsunamis des montagnes ». « D’après la taille du lac, la fonte du glacier de Shisper a plus que doublé sous l’effet de la vague de chaleur, assure Sher Muhammad. Cette vague pourrait avoir des impacts sévères sur la fonte des glaciers dans l’Himalaya. »

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Or, à l’exception de quelques consignes émises par les autorités, il n’existe pas de stratégies concrètes de réduction de la chaleur. Pour Samrat Sengupta, directeur en Inde d’EKI Energy Services, spécialisé dans les solutions énergétiques, « il nous faut une force conduite par des programmes et des politiques nationales. Car le changement climatique n’est pas l’affaire d’une décennie, mais de siècles. »

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Le réchauffement climatique accroît la vulnérabilité

Entre 3,3 et 3,6 milliards de personnes sont déjà en situation de forte vulnérabilité face au réchauffement du climat, a souligné le Giec dans son dernier rapport en février.

Les crises climatiques s’ajoutent à des crises économiques et sécuritaires dans certains pays. En 2021, ces trois facteurs ont mis 200 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire, d’après une étude publiée le 4 mai par les Nations Unies.

Pour rester sous la barre d’un réchauffement de 1,5 °C à la fin du siècle, il faudrait que les émissions de CO2 atteignent leur maximum avant 2025, puis diminuent de 43 % d’ici à 2030.