Ukraine : une série d'attaques contre les infrastructures agricoles menacent la sécurité alimentaire
Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux et des témoignages attestent d'une nouvelle tactique des forces armées russes en Ukraine : bombarder et piller des engins agricoles, des fermes et les réserves de céréales du "grenier de l'Europe". Selon un expert de sécurité alimentaire, il s’agit de "tentatives délibérées de la part de la Russie de réduire la production agricole ukrainienne".
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L'agriculture en Ukraine a été sévèrement affectée par l'offensive russe dans le pays depuis le 24 février. En 2021, l'Ukraine avait récolté une quantité record de 106 millions de tonnes de céréales. Mais pour 2022, c'est près de la moitié de la récolte qui pourrait être perdue à cause de la guerre, comme l'a déploré le ministre ukrainien de l'Agriculture le 31 mars.
En plus des difficultés de production et d'exportations, des images amateur montrent que des fermes et des réserves de céréales semblent avoir été directement visées par des attaques des forces armées russes.
Des vidéos montrent des champs, des fermes et des silos bombardés
On trouve par exemple des vidéos et des images satellitaires de la destruction d'un silo pouvant contenir 30 000 tonnes de céréales dans une exploitation agricole de l'entreprise Golden Agro à Roubijné, dans l'est de l'Ukraine (localisation ici). Elle a été victime d'une explosion le 9 avril, après qu'un réservoir d'acide nitrique, un produit chimique utilisé dans les engrais, a été touché par des bombardements.
Une image satellitaire de l'exploitation agricole de Golden Agro à Roubijné, datant du 21 avril et publiée par l'entreprise américaine Planet, montre un cratère supposément laissé par l'explosion.
New @planet very high resolution image shows how this explosion , allegedly from fertilizer/ ammonium nitrate, at the Agro LLC in Rubizhne destroyed the entire facility, including the grain storage silo's, leaving a deep crater. https://t.co/ebT5aDUa9i pic.twitter.com/276RTgX7fL
— Wim Zwijnenburg (@wammezz) April 29, 2022
Sur une autre vidéo, publiée le 31 mars sur Telegram, on peut voir des vaches rôdant parmi les équipements détruits de la ferme laitière d'Agromol à Chestakovo, dans la région de Kharkiv, en Ukraine (localisation ici).
Parmi les 1 000 animaux dont disposait la ferme, seule une poignée a survécu aux bombes. De nombreuses vaches ont été tuées, comme le montrent des photos partagées sur les réseaux sociaux.
Des caméras de surveillance ont capturé l'instant où une roquette a touché un élévateur de grain près de Sinelnikovo, dans la région de Dnipropetrovsk, dans le sud-est de l'Ukraine. Le gouverneur Valentyn Reznichenko a publié la vidéo sur Telegram le 2 mai, précisant qu'aucune victime n'était à déplorer.
Selon des responsables américains, fin mars, au moins six installations de stockage de céréales avaient été endommagées par des attaques russes. Les images des attaques documentent des "tentatives délibérées de la part de la Russie de réduire la production agricole ukrainienne", assure Caitlin Welsh à la rédaction des Observateurs, directrice du programme de sécurité alimentaire au sein du think tank américain Center for strategic and international studies (CSIS). Il ne pourrait en être autrement selon elle : ”Certaines de ces attaques sont tellement précises – par exemple, juste un entrepôt détruit, avec aucun dommage collatéral autour”.
Pour le ministre allemand de l'Agriculture, Cem Oezdemir, ces attaques contre les infrastructures agricoles ukrainiennes pourraient être des tentatives pour réduire la compétition avec la Russie dans l'exportation de céréales. La Russie est le premier exportateur de blé dans le monde, tandis que l'Ukraine est le cinquième. Ensemble, les deux pays représentent 29 % des exportations mondiales de blé.
"Comme des civils travaillent dans ces champs, je pense que cela constitue un crime de guerre"
Face à ces attaques, certains craignent une tentative délibérée d'affamer la population. Pour eux, elles rappellent le Holodomor, une famine causée par la collectivisation forcée par Staline qui a fait 5 millions de morts de 1932 à 1933. Selon des historiens ukrainiens et occidentaux, cette famine a été intentionnellement provoquée par le pouvoir soviétique pour briser la volonté d'indépendance de l'Ukraine.
>> À lire sur les Observateurs : Ukraine : les frappes sur les supermarchés alimentent la peur d’une pénurie de nourriture
John Herbst était ambassadeur des États-Unis en Ukraine de 2003 à 2006 et dirige actuellement le pôle Eurasie du think tank américain Atlantic Council. Selon lui, la Russie vise l'agriculture pour affecter non seulement l'économie ukrainienne, mais aussi le moral des civils.
L'Ukraine est célèbre pour ses terres noires depuis des siècles : elles sont parmi les plus fertiles et les mieux cultivées du monde. Elles représentent une part très importante de l'économie ukrainienne, qui se portait relativement bien avant cette dernière escalade de la Russie. Maintenant, elle a beaucoup souffert, comme le reste de l'économie. [Poutine] est en train de détruire délibérément l'économie ukrainienne, dont le cœur agricole du pays. Et il ne craint aucunement l'effet global de l'arrêt des exportations ukrainiennes de blé.
Lorsque la Russie a lancé son offensive, nous savions que bombarder les civils ferait partie de son plan pour maîtriser la population. Suite à l'échec du siège de Kiev […], ils ont cherché à viser d'autres cibles, et à trouver d'autres manières de "punir" l'Ukraine. Et comme des civils travaillent dans ces champs, je pense que cela constitue un crime de guerre, car viser des civils délibérément est un crime de guerre.
Réquisitionner des denrées alimentaires dans des territoires occupés en temps de guerre peut constituer un crime de guerre selon l'article 55 de la convention de Genève.
Des céréales et des équipements agricoles pillés
Des militaires russes ont aussi été accusés de piller des céréales et des engins agricoles.
Un homme d'affaires local a confié à CNN, le 2 mai, que des militaires russes avaient volé 5 millions de dollars (environ 4,7 millions d'euros) d'équipements agricoles de la marque John Deere dans un magasin spécialisé à Melitopol, ville occupée par les forces russes depuis début mars. Deux moissonneuses-batteuses, un tracteur et un semoir avaient d'abord été dérobés, puis, dans les semaines suivantes, l'intégralité des équipements du magasin a disparu.
Les coupables n'avaient probablement pas prévu que les engins étaient équipés de balises GPS. Le 31 mars, les propriétaires du magasin ont ainsi réussi à suivre les machines volées jusqu'à un village près de Grozny, en république de Tchétchénie, en Russie.
Un convoi de camions russes transportant des engins agricoles a d’ailleurs justement été filmé dans une vidéo partagée le 1er mai sur les réseaux sociaux. Parmi les équipements, aux couleurs vert et jaune de la marque John Deere, on reconnaît notamment deux tracteurs et une moissonneuse-batteuse. La vidéo a été filmée dans le sud de la Russie, dans la république d'Ingouchie (localisation ici).
Russian occupiers are taking Ukrainian agricultural equipment from the #Donbas across border to #Russia. This is yet another way in which Russia destroys #Ukraine's economy and aims to deprive Ukrainian civilians of means of agricultural production and food itself. #genocide pic.twitter.com/gawvqmmnba
— Olga Klymenko (@OlgaK2013) May 1, 2022
Selon le compte Twitter @Kargolow, des éléments visuels présents dans la vidéo permettent de confirmer qu'il s'agit bien de véhicules russes. Les camions sont marqués de lettres "Z" (visibles à 0:07 et 0:12 de la vidéo ci-dessus), typiquement observées sur les véhicules militaires russes depuis le début de l'offensive. De plus, le convoi est escorté par des voitures de police russes (visibles à 0:15 de la vidéo).
En observant les arbres et les devantures de magasins visibles le long de la rue dans la vidéo, @Kargolow a pu déterminer que le convoi se dirige vers l'Est, vers la Tchétchénie.
During the search, I've finally found the appropriate building (see image) on the previously proposed road in the Baruski town, Republic of Ingushetia.
— Karolgoal (@kargolow) May 4, 2022
Geolocated as: Baruski town, Republic of Ingushetia, Russia.
Grid: 43.25707, 44.82187.@GeoConfirmed pic.twitter.com/GodDgYCqm2
Les forces armées russes ont également été accusées d'avoir pris le grain des entrepôts de Melitopol pour les charger dans des camions, selon l'ancien maire de la ville Ivan Fedorov.
#Russian occupiers are stealing #Ukrainian grain.
— Emine Dzheppar (@EmineDzheppar) May 1, 2022
Dozens of trucks loaded with Ukrainian grain are heading from occupied #Melitopol in #Zaporizhzhia region to the occupied #Crimea.
🇷🇺 steal 🇺🇦 grain just like Soviets did during #Holodomor 1932-1933 in #Ukraine#StandWithUkraine pic.twitter.com/mfR1BV4uN7
Caitlin Welsh souligne par ailleurs : "Nous entendons des informations selon lesquelles la Russie vole aussi des produits agricoles ukrainiens, dont du blé, pour l'exporter vers la Russie ou vers les territoires sous contrôle russe, dans le but de le vendre à prix fort sur les marchés mondiaux".
Mais pour John Herbst, il y a de quoi douter de l’efficacité de la stratégie de réduction de la production agricole ukrainienne :
Ils espèrent intimider la population ukrainienne. Ce qu'ils ont réussi à faire, c'est persuader les Ukrainiens qu'ils sont en train de se battre pour leur existence en tant que peuple ukrainien. Donc cela a simplement poussé les Ukrainiens à redoubler d'efforts pour atteindre la victoire.
Le 4 mai, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a dit craindre les effets délétères de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire et la faim dans le monde, en particulier dans les pays du Sud. Les exportations ukrainiennes de produits agricoles ont déjà drastiquement diminué : environ 4,5 millions de tonnes de céréales étaient bloquées dans les ports ukrainiens le 2 mai, selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies.