La détresse des soldats américains
En 2012, le nombre de soldats américains qui se sont suicidés a dépassé celui des morts au combat. Ils ont tendance à garder leurs problèmes psychologiques pour eux, de peur que cela ne nuise à leur carrière. Jusqu'à la mort…
- Publié le 22-04-2014 à 16h32
- Mis à jour le 22-04-2014 à 17h52

En 2012, le nombre de soldats américains qui se sont suicidés a dépassé celui des morts au combat. Ils ont tendance à garder leurs problèmes psychologiques pour eux, de peur que cela ne nuise à leur carrière. Jusqu'à la mort…
Il y a un peu plus d'un an, le jour de la fête des vétérans, Robert Guzzo junior se donnait la mort. Guzzo était un SEAL, cette unité d'élite de la marine américaine qui avait été chargée d'éliminer Oussama Ben Laden au Pakistan en mai 2011. L'onde de choc de son suicide se réverbère encore aujourd'hui dans les forces spéciales américaines, l'une des communautés militaires les plus soudées qui soient.
Le Pentagone vient d'annoncer que le taux de suicides au sein de ses forces spéciales avait atteint un nouveau record. "Mes soldats sont au combat depuis maintenant douze, treize ans. Un combat difficile. Et quiconque passe du temps dans cette guerre est changé par celle-ci. C'est aussi simple que cela" , a déclaré jeudi dernier l'amiral William McRaven, commandant des forces spéciales américaines, lors d'une conférence de presse en Floride.
Actives dans quatre-vingt-quatre pays, les forces spéciales américaines comprennent 59 000 hommes et femmes, dont 2 000 à 2 500 SEAL. Le Pentagone n'a pas rendu public le nombre de suicides en leur sein.
Nombreux sont les soldats américains qui se livrent à une guerre silencieuse contre ce fléau. Chaque jour, vingt-deux vétérans et un soldat en service actif décident de se donner la mort, d'après l'organisation Stop Soldier Suicide. Les chiffres pourraient être plus importants encore. En effet, seuls une vingtaine d'Etats américains rapportent le nombre de vétérans touchés. Une chose est certaine pourtant : le taux de suicide dans les forces armées américaines a doublé depuis 2005. En 2012, le nombre de soldats s'ôtant la vie dépassait celui des morts au combat.
"Une détresse bien plus générale"
"Le suicide est la partie visible de l'iceberg , explique Rajeev Ramchand, spécialiste en sciences sociales et comportementales pour l'institut RAND. C'est le symptôme d'une détresse bien plus générale." Selon le chercheur, les soldats ont tendance à garder leurs problèmes psychologiques pour eux, de peur que cela ne nuise à leur carrière. Une tendance qui s'exacerbe dans les forces spéciales, où les places sont très limitées. "Les dépressions et les stress post-traumatiques sont dès lors moins facilement détectés et les soldats n'ont pas accès à l'aide dont ils ont besoin" , continue Ramchand.
"Les gars des forces spéciales sont souvent en déploiement, bien plus que le soldat ordinaire. Leurs déploiements sont très intenses" , explique Neil Marshall, un expert en explosifs ayant travaillé avec les SEAL. "Les missions sont très risquées et la durée de rotation est courte : ça laisse peu de temps pour décompresser , ajoute Marshall. Il y a beaucoup de demandes et très peu de gars capables de faire partie des forces spéciales. Il y a énormément de pression sur eux." Adrian Bonenberger parle d'un effet amplificateur. "Ce n'est pas surprenant , dit-il. Si cela affecte les forces armées, cela affectera encore plus l'infanterie et davantage encore les forces spéciales." Bonenberger est passé par l'école des Rangers, une autre unité spéciale américaine. Il a servi deux fois en Afghanistan.
"Une mentalité de guerrier"
"Ne pas admettre la douleur, qu'elle soit physique, émotionnelle ou mentale, c'est dans notre culture, c'est une mentalité de guerrier" , ajoute Rob DuBois, qui a quitté les forces spéciales en 2006 après avoir passé sept ans dans les SEAL.
"Après son déploiement en Irak en 2006, il avait changé , se souvient le père de Robert Guzzo. Il avait du mal à dormir. Il avait tous les symptômes d'un stress post-traumatique, mais il ne voulait pas l'admettre."
Le principal obstacle pour ceux qui ont besoin d'aide est le même : les troubles mentaux résultant d'expériences de combat traumatisantes sont stigmatisés, et les soldats veulent préserver le job pour lequel ils ont fait tant de sacrifices. "J'ai été blessé de nombreuses fois, je suis passé par d'énormes souffrances , raconte DuBois. La souffrance physique est une forme d'inconfort et nous sommes entraînés à surmonter cet inconfort." Pour lui, le problème commence quand "les gars pensent qu'ils peuvent surmonter la douleur émotionnelle et mentale de la même façon" .
Des quinze premières années de son mariage, DuBois n'en a vécu que huit avec son épouse. Le reste du temps, il était en mission. Pour garder les apparences auprès de sa hiérarchie, lorsque le couple a eu besoin d'un conseiller pour se maintenir à flot, DuBois n'a pas fait appel à son assurance. Il ne voulait laisser aucune trace. "Les commandants ne peuvent pas se permettre de prendre plus de risques dans les missions, donc les soldats évitent de montrer qu'ils traversent une période de détresse mentale et ont besoin d'aide. C'est compréhensible , explique-t-il. On ne peut en vouloir à personne."
Trouver la paix
Après une vie passée à faire la guerre, DuBois travaille désormais pour la paix. "Quand un terroriste veut se faire sauter en appuyant sur un bouton, on n'a pas le temps pour une petite conversation. On peut seulement lui mettre une balle dans la tête , dit-il. Mais il est possible de prévenir ce genre de situation. Aujourd'hui, mon ennemi est devenu l'ignorance."
L'ancien soldat a créé l'association SEAL of Peace, avec laquelle il promeut la paix à travers l'éducation et le développement personnel. Lui-même ne connaît que trois autres SEAL qui se sont suicidés. Robert Guzzo en fait partie, tout comme Job Price.
Dans un article paru récemment dans le Sanford Journal of Public Policy de l'Université de Duke, en Caroline du Nord, le Capitaine Jamie Sands se souvient de la mort de son ami Job Price. "J'ai senti mon souffle qui se coupait et les larmes remplir mes yeux." Price était, comme Sands, le commandant d'une équipe de SEAL. Il s'est donné la mort en Afghanistan, deux mois après Guzzo. "Une des vulnérabilités de notre culture est que nous présumons la résilience de notre personnel , écrit Sands. Après douze ans de guerre, nous commençons seulement à questionner cette présomption."
Alors que le gros de l'armée américaine s'apprête à quitter l'Afghanistan, DuBois rejoint Sands dans sa réflexion. "Il est temps d'apprendre aux gars à avoir le courage de parler de leurs problèmes. Reconnaître ses sentiments n'est pas une faiblesse." Plus d'un an après la mort de son fils, une question reste toujours sans réponse pour le père de Robert Guzzo : combien de soldats doivent encore mourir pour que le problème soit reconnu ? Robert Guzzo ne trouvait pas la paix. Il avait 33 ans.