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«Nos relations avec les animaux en disent beaucoup sur nous-mêmes»

Dans le livre «Face aux animaux», qui vient de paraître aux Editions Odile Jacob, le professeur de psychologie Laurent Bègue-Shankland sonde cet étrange rapport amour-haine que les humains entretiennent avec les autres espèces

Image d’illustration. — © Catherine Falls Commercial / Getty Images
Image d’illustration. — © Catherine Falls Commercial / Getty Images

«L’humain est un animal qui prétend ne pas en être un», affirme Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l’Université Grenoble Alpes et membre de l’Institut universitaire de France. Dans son passionnant ouvrage Face aux animaux (Odile Jacob), il explore le rapport tout en ambivalences qui nous lie à nos «meilleurs amis»: un lien fait de fascination et de domination, d’attachement mais aussi de cruauté… Pourquoi nos comportements à l’égard des bêtes sont-ils si paradoxaux? Que révèlent-ils de nous? Comment nous arrangeons-nous avec notre conscience pour manger des animaux ou pour les dépecer dans des expériences scientifiques? Entretien.

Le Temps: Pourquoi avoir écrit ce livre?

Laurent Bègue-Shankland: Plus d’une centaine de publications scientifiques font le lien aujourd’hui entre les conduites agressives chez l’humain – l’un de mes thèmes de recherche depuis vingt ans – et la cruauté envers les animaux. Cette idée était déjà suggérée par Pythagore, Kant ou Montaigne, mais les données sur ce sujet se multiplient ces dernières années. Il m’a semblé intéressant de faire le point sur nos relations avec les animaux, car elles sont très révélatrices de nos relations entre humains, de notre conception de la différence. Les animaux sont des écrans sur lesquels nous projetons nos émotions et nos mondes intérieurs: nous avons à leur égard un attachement puissant mais aussi des comportements plus sombres.

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Les animaux sont-ils vraiment nos meilleurs amis?

Il peut sembler étrange que nos meilleurs amis soient aussi nos meilleurs festins! Nous sommes intimement attachés au monde animal, ayant développé durant notre évolution commune une proximité affective qu’il est difficile d’ignorer. De nombreuses études ont montré l’effet bénéfique des animaux de compagnie sur notre santé et notre moral: serrer un animal contre soi diminue la pression sanguine ou permet de mieux récupérer après une opération. En mars 2020, les personnes confinées avec un animal avaient un moral de 16% supérieur aux autres¹. Mais si les animaux contribuent à notre bien-être, l’inverse n’est pas vrai: lorsqu’un animal rencontre un humain sur cette planète, cela se finit souvent mal pour lui.

Nous avons toujours été fascinés par les animaux mais nous avons aussi cherché à les dominer. Nous ne nous sommes pas privés d'utiliser toutes leurs ressources: leur force motrice, leurs matières – chair, graisse, peau, poils, plumes, os, ivoire… Nous avons aussi dû inventer des moyens pour nous protéger des prédateurs qui nous terrorisaient. Ce n’est que depuis la fin du XIXe siècle que les angoisses provoquées par certains animaux menaçants se sont atténuées en Europe: les loups et les ours ont été décimés, les insectes ravageurs dominés…

Nous éprouvons davantage d’empathie envers les espèces proches de la nôtre par leur apparence, leur taille, l’intelligence

Nous établissons une sorte de hiérarchie entre les espèces animales?

Nous éprouvons davantage d’empathie envers les espèces proches de la nôtre par leur apparence, leur taille, l’intelligence que nous leur attribuons et tous les indices morphologiques qui les rendent comparables à nous. Nous reconnaissant davantage dans les grands singes que dans les anémones, nous sommes plus attachés aux primates, alors que les animaux morphologiquement très éloignés nous laissent presque entièrement indifférents. Après avoir visionné le documentaire La Sagesse de la pieuvre (Oscar 2021 du meilleur documentaire) qui montre la sensibilité et les capacités cognitives des poulpes, beaucoup auront du mal à en commander au restaurant car nous éprouvons beaucoup de dégoût à consommer ceux qui sont doués de pensées…

Vous dites que notre génération aura surpassé toutes les autres dans sa compréhension scientifique des animaux…

Depuis une trentaine d’années, nous avons beaucoup progressé dans la connaissance de leurs capacités sociales, cognitives et émotionnelles; capacités dont nous les pensions, par nature, dépourvus. Et pourtant, nous ne les avons jamais autant utilisés à des fins alimentaires ou scientifiques: de 65 à 100 milliards d’animaux finissent dans nos assiettes, et près de 115 millions sont utilisés dans la recherche scientifique.

L’augmentation de nos savoirs sur les animaux ne transforme pas automatiquement nos comportements envers eux mais elle rend tout de même leur consommation massive plus inconfortable. Nous sommes obligés de mettre en place des stratégies pour museler notre empathie à leur égard et résoudre ce que le psychologue américain Leon Festinger nommait en 1957 une «dissonance cognitive», autrement dit un état de tension inconfortable suscité par la contradiction entre deux cognitions difficilement compatibles: nous aimons les animaux et pourtant nous continuons à les manger.

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Pour réduire cette dissonance, nous avons souvent recours à l’invisibilisation: les abattoirs sont aujourd’hui situés en périphérie des espaces urbains; on ne présente plus de corps d’animal sur la table avec sa toison ou ses plumes… Il est plus confortable de manger un morceau de viande de forme géométrique sur du polystyrène… Minimiser les capacités des animaux est aussi une autre stratégie: une étude² indiquait que le simple fait, pour quelqu’un, d’anticiper la consommation d’un morceau de viande contribuait à amoindrir les capacités émotionnelles et mentales attribuées aux animaux de boucherie.

Notre empathie à l’égard des animaux dépend-elle aussi de notre genre?

Absolument. Déjà, au XIXe siècle, 60% des leaders antivivisectionnistes (contre les expérimentations cruelles sur les animaux vivants) étaient des femmes, ce qui représente un chiffre élevé à une époque où elles étaient presque invisibles dans l’espace public. Aujourd’hui encore, l’engagement pour les animaux lors de manifestations publiques reste très féminin. Selon une étude³, la probabilité qu’une femme frappe un animal est 39 fois inférieure par rapport à un homme. On s’interroge encore sur les raisons de cette différence: les femmes sont peut-être davantage préparées à endosser le rôle du soin, des fonctions maternantes…

Pourquoi est-ce important de prendre conscience de notre ambivalence à l’égard des animaux?

La césure que nous avons créée entre eux et nous procède d’une forme de narcissisme qui pourrait bien se retourner contre nous. Du fait de notre interdépendance, dont nous avons de plus en plus conscience, les extinctions massives d’animaux peuvent aussi annoncer un destin assez inquiétant pour nous-mêmes. Il n’est pas question d’abolir l’expérimentation animale, mais on pourrait, par exemple, développer davantage de solutions alternatives (cultures cellulaires, modélisation mathématique…), parfois plus pertinentes selon les scientifiques eux-mêmes. Notre regard sur les animaux doit continuer à évoluer: nous les voyons de plus en plus pour ce qu’ils sont, pas seulement pour ce qu’ils nous apportent.

1) Sondage AssessFirst 2020, cité dans «Barbaries. Bien-être animal: il est urgent d’agir» de Loïc Dombreval (Michel Lafon, 2021)

2) Citée dans «Face à une bête sauvage», Joëlle Zask (Premier parallèle, 2021)

3) «Gender Différences in Human-Animal Interaction», Harold Herzog, Western Carolina University, 2007