Au CHU de Dijon, un algorithme aide les médecins à détecter les cas de maltraitance envers les enfants

Au CHU de Dijon, un algorithme aide les médecins à détecter les cas de maltraitance envers les enfants

À l’hôpital de Dijon, un algorithme capable d’identifier si des enfants ont été victimes de maltraitance physique est en phase de validation. Comment un programme informatique est capable d’un tel travail d’interprétation ? Pourrait-il, à terme, supplanter l’avis des professionnels ? Nous avons discuté de ces enjeux avec Mélanie Loiseau et Catherine Quantin, membres de l’équipe à l’origine du projet.

Usbek & Rica : Comment l’idée d’un tel algorithme est-elle née ?

Catherine Quantin : La maltraitance des enfants est un problème de santé publique majeure sur lequel nous disposons de trop peu de données. C’est pour cela que notre objectif initial a été de construire un algorithme qui puisse servir de baromètre. Nous voulions disposer d’un véritable indicateur pour connaître les évolutions du nombre de cas de maltraitance. 

C’est dans cette visée d’observation et de recueil de données que nous nous sommes servis de cet algorithme dans le cadre de la crise sanitaire et notamment du premier confinement. Or, durant cette période, nous avons constaté une augmentation majeure de la fréquence des hospitalisations pour maltraitances physiques.

Mélanie Loiseau – Au début du confinement, il y a eu de gros changements dans les dynamiques familiales. Des personnes se sont retrouvées, du jour au lendemain, à domicile à devoir gérer la tache habituelle du travail, les tâches ménagères et l’éducation des enfants. Tout cela en étant privés de l’institution scolaire ou de la crèche qui auraient pu apporter un soutien aux familles et additionné à l’anxiété générée par la pandémie… 

C’est l’ensemble de ces facteurs qui a donné lieu à une surcharge au sein des familles et qui a pu, dans certains cas, favoriser des passages à l’acte agressifs. D’ailleurs, quand on regarde la littérature sur le sujet, on constate que le fait de vivre en huit-clos induit de la violence intrafamiliale, (violences conjugales, maltraitance…) du fait de la charge intellectuelle. 

Comment fonctionne cet algorithme ?

Catherine Quantin - Pour documenter le phénomène de la maltraitance physique, nous pensions que les dossiers hospitaliers pouvaient s’avérer être une source importante. En effet, tous les hôpitaux publics et privés français doivent systématiquement recueillir, à l’issue de chaque séjour dans un établissement hospitalier, une sorte de résumé qui est ensuite remonté au niveau national et qui a pour objectif de calculer le tarif du séjour pour que l’hôpital soit remboursé. 

Dans le libellé, il y a des codes spécifiques pour les agressions physiques volontaires, mais il est également possible que les soignants n’aient relevé que les lésions traumatiques (comme les fractures) sans mentionner si ces dernières ont une origine volontaire ou non.

Cependant, les épisodes de maltraitance physique sont la plupart du temps accompagnés des conséquences visibles (fractures, hématomes…). Or, même si le diagnostic de maltraitance n’est pas notifié après l’hospitalisation, la fracture va être mentionnée. C’est important pour nous car cela permet à l'algorithme de nous faciliter la tâche pour repérer les maltraitances qui n’auraient pas été relevées comme telles dans les résumés hospitaliers.

Mélanie Loiseau - Nous avons effectué un travail de bibliographie avant la construction de l’algorithme. Ma collègue de l’époque a repris les livres de référence en médecine légale afin d’identifier les blessures les plus fréquemment associées à la maltraitance - par exemple quels types de fractures va être plus ou moins suspects ou encore quels types de lésions sur un organe devraient attirer notre vigilance... À partir de là, nous avons pu alimenter l’algorithme.

Les résultats sont-ils concluants ?

Catherine Quantin - Nous étions inquiet que la notion de maltraitance soit insuffisamment reportée dans ces résumés et nous voulions savoir si ce repérage correspondait à la réalité en effectuant une étude de validation du codage de cette maltraitance sur notre établissement.

« L’algorithme est particulièrement efficace pour repérer les maltraitances sur les enfants âgés de un mois à un an. »
Catherine Quantin, directrice de l'Unité de Biostatistique et d'Informatique Médicale du CHU de Dijon

Ce que nous avons remarqué, c’est que l’algorithme est particulièrement efficace pour repérer les maltraitances sur les enfants âgés de un mois à un an. Cela s’explique par le fait que, pour les enfants de moins d’un mois, il peut y avoir des lésions liées à la grossesse (traumatismes obstétricaux) et que, au-delà d’un an, un enfant est en capacité de marcher et donc de se blesser tout seul. Néanmoins, l’algorithme reste dans l’ensemble efficace pour les enfants de 0 à 5 ans.

Mélanie Loiseau - Les enfants de 0 à 1 an ne marchent pas. Donc, quand il y a une lésion traumatique, c’est bien plus suspect. Si un enfant de cet âge a une blessure grave c’est qu’il y a forcément quelqu’un qui est impliqué. Cela peut évidemment être une chute accidentelle avec un adulte. Mais c’est impossible que l’enfant se blesse tout seul. 

Comment cet algorithme est-il amené à évoluer ?

Catherine Quantin - Pour l’instant nous nous servons de l’algorithme uniquement sous la forme statistique, c’est à dire que nous l’utilisons à la manière d’un baromètre de surveillance sanitaire. La deuxième plus-value, c’est que cela pourrait nous permettre de gagner en précision et en repérage au niveau national si on été suivis dans notre démarche par les autres hôpitaux. Et puis, évidemment, on espère pouvoir aller plus loin…

Mélanie Loiseau - On pourrait imaginer, au-delà des applications de baromètre qui sont très précieuses, un algorithme qui pourrait donner l’alerte quand l’enfant présente certaines lésions traumatiques et venir complémenter l’œil du médecin. 

Dans les cas qui sont les plus épineux, si le médecin en charge du dossier a encore un doute, il pourrait avoir recours à une équipe référente de personnes ayant l’habitude de ce genre de problématique afin qu’il puisse y avoir une réflexion en groupe, car diagnostiquer la maltraitance, c’est extrêmement complexe. Tout cela permettrait de venir aider les professionnels de santé. 

Mais l’algorithme se serait pas en mesure de « décider » tout seul ?

Catherine Quantin – Bien entendu, l’algorithme vient lever une alerte mais c’est la décision médicale qui prime. C’est vraiment une aide complémentaire. 

D’autant plus qu’on n’effectue pas un diagnostic de maltraitance uniquement sur des lésions physiques. Dans la maltraitance, quelle qu’elle soit, même physique, il est souvent difficile de se contenter des lésions pour établir le diagnostic. Souvent c’est une suspicion de maltraitance qui va conduire à un signalement puis une enquête. Et c’est seulement à la suite de l’enquête que l’on détermine s’il y a maltraitance. 

Mélanie Loiseau – Soit il y a des lésions extrêmement suspectes pour lesquelles on est certain qu’il y a une maltraitance. Par cela j’entends, par exemple, le syndrome du bébé secoué qui va laisser des traces très spécifiques. Ou alors il va y avoir un doute et l’enquête est clairement indispensable. Durant l’enquête, on écoute les versions données par les protagonistes et nous, en tant que médecin légiste, on va pouvoir dire si, oui ou non, c’est compatible avec les blessures que l’on constate chez l’enfant.

Est-ce que l’on pourrait imaginer que, dans le cadre d’une enquête, le résultat de l’algorithme ait une valeur de preuve aux yeux de la justice ?

Mélanie Loiseau - Non, je ne pense pas. L’algorithme est un outil d’orientation. Et toute la difficulté du sujet de la maltraitance, c’est qu’il y a des cas qui sont extrêmement difficiles et c’est pour cela que c‘est un véritable enjeu au niveau de la santé publique. 

« La maltraitance c’est un panel d’arguments. L’algorithme est juste là pour alerter »
Mélanie Loiseau, médecin légiste au CHU de Dijon

Je ne pense pas que l’algorithme aura valeur probante pour un jury aux Assises, surtout si aucun médecin légiste n’est d’accord pour donner ce diagnostic. En fait, la maltraitance c’est un panel d’arguments et ce diagnostic vient une fois que l’ensemble des éléments médicaux ont été éliminés. C’est un contexte, des histoires qui ne vont pas être cohérentes ou des récits suspects. C’est tout cela qui va conclure à la maltraitance. L’algorithme est juste là pour alerter.


Dans le rapport que vous avez publié dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire, vous dites que votre outil est encore incomplet, notamment car il ne permet de détecter que les violences physiques. À terme, souhaiteriez-vous que l’algorithme permette aussi de détecter les violences psychologiques ou sexuelles ?

Catherine Quantin - On espère bien. On a prévu d’y travailler. On voit bien que notre base nous permet d’avoir accès à la face immergée de l’iceberg et qu’il va falloir creuser à partir d’autres bases, mettre les choses en commun, toujours en respectant la réglementation.

Il est beaucoup plus compliqué pour un algorithme de détecter les violences psychologiques. Comment fait-on pour observer quelque chose qui, littéralement, ne se voit pas ? 

Catherine Quantin – En effet, c’est plus compliqué. Mais, en pédopsychiatrie, des éléments relatifs à la violence psychologique et sexuelle sont clairement mentionnés dans le dossier médical. Néanmoins, comme pour les violences physiques, ils n’apparaissent pas clairement dans le résumé qui est collecté au niveau national. Pour que l’algorithme soit potentiellement efficace sur ces questions là, il va falloir mettre en œuvre des modalités de recueil en travaillant avec des services concernés pour que cette information puisse remonter, tout en ne mettant pas en péril l’enfant. 

Le principal souci dans l’immédiat, c’est d’arriver à intéresser, en particulier les politiques, pour qu’ils dégagent un petit financement pour que nous puissions travailler correctement et créer, par exemple, un observatoire national de la maltraitance. C’est un peu compliqué d’arriver à tout fédérer.

L’algorithme est-il le futur de l’hôpital ?

Mélanie Loiseau – Cet algorithme, au niveau de la maltraitance, est très intéressant mais je pense qu’il faut le coupler avec l’œil du clinicien. Et même si l’hôpital connaît des difficultés, on ne peut se passer de l’avis d’un professionnel. 

Il y a des vies en jeu, des gens pour qui il va y avoir une sentence judiciaire. On ne peut pas se permettre de faire quelque chose qui vienne remplacer l’humain. 

et aussi, tout frais...