Les Taliban imposent le port de la burqa aux femmes journalistes : "Nous sommes les dernières à résister"
Les présentatrices et les journalistes femmes qui travaillent encore pour la télévision afghane ont reçu l’ordre, le 19 mai, de “couvrir leur visage”. Notre Observatrice, une présentatrice de télévision afghane, explique comment elle doit composer avec cette nouvelle décision et comment les journalistes résistent face à des Taliban résolus à “effacer les femmes de la société”.
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Le ministère taliban de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice a émis cet ordre à l'intention des femmes journalistes de tout l'Afghanistan. Il a pris effet samedi 21 mai. Les Taliban ont ainsi indiqué que "toute présentatrice qui apparaissait à l'écran sans se couvrir le visage devait se voir confier un autre travail ou être purement et simplement écartée", rapporte Sonia Niazi, présentatrice de TOLOnews, une chaîne indépendante d’information afghane.
Le lendemain de l'entrée en vigueur de cet ordre, les femmes journalistes de trois sociétés de médias privées en Afghanistan, dont TOLOnews, ont refusé de s’y plier et sont passées à l'antenne le visage découvert. Mais le 22 mai, elles ont finalement dû se conformer à la directive, face à "la pression et les menaces des Taliban". Elles portaient toutes soit la burqa, soit un masque sur la moitié inférieure de leur visage.
De nombreux hommes journalistes et présentateurs de télévision afghans ont alors porté des masques noirs en solidarité avec leurs collègues féminines. La tendance s'est même étendue, des journalistes de différents pays publiant des photos d'eux-mêmes portant des masques noirs en utilisant le hashtag #freeherface (“libérer son visage”).
Beaucoup de journalistes afghans avaient quitté le pays ou s’étaient cachés, après le retour au pouvoir des Taliban le 15 août, craignant d’être persécutés. Au total, 257 médias ont depuis mis la clé sous la porte dans les trois mois suivant la prise de Kaboul, et de nombreux autres ont réduit leur personnel. Les premières victimes de cette répression massive de la presse ont été les femmes : beaucoup sont restées à la maison, craignant la réaction des Taliban si elles continuaient à travailler.
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“J'avais l'impression qu'ils avaient volé mon identité”
Yalda Ali a raconté à la rédaction des Observateurs de France 24 sa vie de femme journaliste et présentatrice réputée de TOLOnews, sous le régime des Taliban :
"Lorsque les Taliban ont pris Kaboul, j'ai décidé de rester en Afghanistan, car j'avais entendu dire qu'ils poursuivraient les familles des journalistes qui quittaient le pays. Je ne pouvais pas laisser ma famille endurer cela juste parce que je voulais fuir. J'ai décidé de rester, comme ça si les Taliban venaient me chercher, ils n'arrêteraient que moi et laisseraient ma famille tranquille. J'ai donc tenu bon.
Dans les deux semaines qui ont suivi la prise de Kaboul par les Taliban, notre chaîne de télévision était fermée. Après cela, j'ai appris qu'un de mes collègues masculins allaient commencer à présenter "Bamdad-e-Khosh", soit l'émission que j'animais.
Cela m'a beaucoup attristée, j'ai pleuré. J'ai pensé : "C'est fini, ils ont supprimé les femmes de la scène et il n'y aura plus que des hommes à partir de maintenant”. Toute la journée, je me suis dit que si moi, ça me brisait le cœur et anéantissait mon espoir quant à l’avenir des femmes en Afghanistan, je suis sûre que beaucoup de femmes afghanes auraient le même sentiment en voyant qu'un homme m'avait remplacée.
Ce soir-là, j'ai donc appelé les directeurs de la télévision et leur ai dit que je voulais récupérer mon poste, que je souhaitais présenter mon émission. Heureusement, ils ont accepté et j'ai repris mon travail.
J'étais la première femme journaliste qui reprenait son travail, et ce n'était pas facile. C'était effrayant, je m'attendais à tout moment à ce qu'ils viennent m'arrêter. Aux points de contrôle, je me couvrais le visage pour cacher mon identité.
Je pense que cela donnait de l’espoir aux femmes afghanes de me voir sur les écrans de télévision. Chaque jour, je recevais des messages d'hommes et de femmes qui me disaient combien ils étaient heureux de me voir dans l'émission.
Mais il fallait faire quelques compromis. Les Taliban avaient clairement indiqué que les tenues des femmes à la télévision devaient être conformes aux règles islamiques, telles qu'ils les définissent.
J'ai dû porter un manteau noir surdimensionné pour cacher les "courbes de mon corps" et couvrir très soigneusement mes cheveux. Avant, j'avais l'habitude de porter des robes colorées et de montrer mes cheveux. Toutes mes tenues, c’est moi qui les choisissais.
C'était comme ça jusqu'au 19 mai. J'enregistrais une vidéo promotionnelle pour notre émission lorsque le responsable du plateau est entré dans le studio et m'a dit : "Je suis désolé, mais vous allez devoir porter un masque pour couvrir votre visage".
Cette décision est intervenue deux semaines après que les Taliban ont ordonné à toutes les femmes afghanes de porter la burqa dans les lieux publics, ce qui a suscité des protestations de la part de certains militants des droits des femmes.
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Au début, je ne l'ai pas pris au sérieux, je pensais que c'était une blague. Mais le directeur de la télévision est arrivé avec un papier à la main et a confirmé que c'était réel et définitif. J'étais la première présentatrice à devoir faire cela.
Ça m’a fendu le cœur, j'avais l'impression qu'ils avaient volé mon identité. Ils m’effacent en tant qu'être humain indépendant et en tant que femme.
“Si j'abandonne maintenant, les Taliban atteindront leur ultime objectif, qui est d'éliminer totalement les femmes de la société”
Ça m’a vraiment travaillé, j’ai beaucoup réfléchi pour savoir si je devais suivre l'ordre ou non. Mais je pense qu'en fin de compte, notre combat va plus loin que la question de ce que les femmes portent ou de nos choix personnels. Il s'agit de notre existence en tant que femmes dans la société. Il s'agit de ma simple présence sur un plateau de télévision.
Et si pour cela je dois couvrir mon visage, alors qu'il en soit ainsi. Je n'abandonnerai pas. Je m'accrocherai et résisterai, afin de rester sur cette scène jusqu'à la fin. Je continuerai coûte que coûte à maintenir cette flamme allumée, à entretenir l'espoir, la volonté et la détermination de lutter pour nos droits en tant que femmes afghanes.
Si j'abandonne maintenant, les Taliban atteindront leur ultime objectif, qui est d'éliminer totalement les femmes de la société, et je ne les laisserai pas faire.
La présence des femmes afghanes dans la société a déjà été réduite, et nous sommes les dernières à résister. Mais je sens que cela ne va pas s'arrêter là. Ils interdiront tôt ou tard la présence des femmes dans les médias comme dans tous les autres espaces publics, j'en suis sûre. Ce que je ferai ce jour-là… honnêtement, je n'en ai aucune idée.
Depuis que les Taliban ont pris le pouvoir, j'ai risqué ma vie et celle de ma famille aussi. Le jour où ils interdiront ma présence à la télévision, je n'aurai plus aucune raison de rester ici. La seule chose à laquelle je pense ces jours-ci, c'est que les femmes afghanes n'abandonneront pas. Nous nous battons pour nos droits et notre liberté et j'espère que le monde ne nous oubliera pas.
Les Taliban ont un important passif de violence contre les journalistes, en particulier les femmes journalistes. Depuis leur prise de pouvoir en août 2021, au moins 50 journalistes et employés de médias ont été détenus ou arrêtés, souvent violemment, pendant plusieurs heures jusqu'à près d'une semaine, selon Reporters sans frontières.
En 2021, neuf journalistes sont morts en Afghanistan, faisant du pays le plus meurtrier pour les journalistes.