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USA : de 1994 à 2004, une loi avait fait baisser de 43 % le nombre de morts dans les tueries de masse
CHANDAN KHANNA / AFP

USA : de 1994 à 2004, une loi avait fait baisser de 43 % le nombre de morts dans les tueries de masse

Massacre d'Uvalde

Par Claire Levenson

Publié le

Pendant dix ans, une interdiction fédérale des fusils d’assaut passée sous l'administration Clinton, et défendue à l’époque par Joe Biden, avait permis de réduire considérablement le nombre de tueries de masse. Mais depuis lors, le parti républicain s’est radicalisé et bloque l’adoption de toute mesure qui rendrait l’accès aux armes à feu un peu plus difficile.

Après la fusillade qui a tué 19 enfants et deux institutrices à Uvalde au Texas le mardi 24 mai, chaque camp a fait ses déclarations habituelles : les Démocrates ont appelé à adopter des lois pour limiter l’accès aux armes, alors que les Républicains ont répété que ce « sont les personnes qui tuent, pas les armes à feu » une phrase censée prouver que l’accès facile aux armes n’est pas le problème.

L’opposition était la même il y a dix ans, après la fusillade de Sandy Hook. À l’époque, ce massacre ayant fait vingt-six morts, dont vingt enfants abattus dans leur école primaire, n’avait pas convaincu les Républicains de soutenir la moindre régulation fédérale. Les lois proposées n’étaient pourtant pas radicales : il s’agissait de mieux vérifier les antécédents des acheteurs, ainsi que d’interdire les fusils d’assaut semi-automatiques et les chargeurs à haute capacité. Mais sous l’influence de la NRA, le lobby des armes, la majorité du parti républicain considère toute restriction, même celles qui sont soutenues par une majorité d’Américains, comme une dangereuse étape vers une confiscation générale. Un climat de paranoïa est entretenu sur des chaînes comme Fox News, et après chaque fusillade, de nombreux Américains persuadés qu’il deviendra plus difficile de s’armer se ruent dans les magasins pour acheter des fusils.

Dans ses remarques après la tragédie d’Uvalde, le président Joe Biden a appelé à l’adoption de lois « de bon sens », comme l’interdiction des fusils d’assaut : « J’en ai assez. Nous devons agir. Et ne me dites pas qu’on ne peut pas avoir un impact sur ce carnage » a-t-il lancé. Le président américain a rappelé qu’en 1994, sous la présidence de Bill Clinton, une interdiction fédérale des fusils d’assaut avait permis de réduire ce genre de tuerie, avant d’expirer en 2004 pendant la présidence de George W. Bush qui n'a pas cru bon de la prolonger.

Les fusillades ont triplé après la levée de l'interdiction

Et pourtant, des chercheurs comme Louis Klarevas de Columbia University ont montré que pendant les dix ans où ces armes ont été interdites, le nombre de décès dans les fusillades de masse avait baissé de 43 % par rapport à la décennie précédente et que le nombre de fusillades avait triplé après la levée de l’interdiction. D’autre part, lorsque le New York Times a demandé à un panel de 32 experts quelles mesures seraient les plus efficaces pour limiter les décès, l’interdiction des fusils d’assaut et des chargeurs à haute capacité sont arrivées en première position. Malgré ces résultats encourageants, une telle loi n’obtiendrait pas aujourd'hui les voix nécessaires au Sénat, où 60 voix sur 100 sont requises, ce qui impliquerait de convaincre dix Républicains. Or sur cette question, la droite américaine refuse tout compromis car défendre ce droit est devenu une question d’identité, une véritable sous-culture célébrée par l’électorat républicain. Et au Sénat, les États ruraux conservateurs et pro armes ont une influence disproportionnée par rapport à leur population. Des élus représentant une minorité d’Américains peuvent donc empêcher le passage de mesures soutenues par la majorité.

Ainsi, le sénateur républicain du Texas Ted Cruz a d’emblée accusé les Démocrates de vouloir exploiter la situation afin de « restreindre le droit aux armes des gens qui respectent la loi ». Pour les Républicains, toute tentative de régulation est vue comme une « politisation » immorale du décès d’innocents. Comme la plupart de ses collègues, Cruz a dit qu’il fallait placer plus de gardes armés dans les écoles, même si deux policiers n’ont pas réussi à arrêter le tueur à Uvalde, et le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a parlé de crise de santé mentale. Un magazine marqué à droite a même suggéré que l’enseignement à domicile pourrait être une solution pour éviter les fusillades à l’école… Tout est envisagé, sauf la restriction de l’accès aux armes.

Un débat qui revient plusieurs fois par an aux États-Unis : dix jours avant Uvalde, une tuerie raciste avait fait dix morts dans un supermarché à Buffalo. Après deux fusillades en 2021 (10 morts dans un supermarché du Colorado et huit morts dans un salon de massage à Atlanta à une semaine d’intervalle), Joe Biden avait appelé à rétablir l’interdiction fédérale des fusils d’assaut, utilisés dans la plupart de ces tragédies. Le tueur d’Uvalde a en effet pu acheter légalement deux fusils AR-15 semi-automatiques, ainsi que 375 cartouches, quelques jours après ses 18 ans.

Des procès contre des fabricants d'armes

Existe-t-il des solutions ? Face à ces blocages, certaines avancées se font au niveau local. Huit États démocrates ont ainsi mis en place des interdictions de fusils d’assaut, mais ces restrictions ne suffisent pas toujours. Ainsi, même dans un État où l’interdiction est en vigueur, le tueur raciste de Buffalo a pu acheter un fusil qu’il a ensuite modifié pour qu’il puisse contenir plus de cartouches. Toujours à New York, une loi qui limite depuis 1913 la délivrance de permis de port d'armes dissimulées pourrait être déclarée anticonstitutionnelle en juin par la Cour Suprême, dominée par les conservateurs.

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Après son élection en 2020, Joe Biden avait signé quelques décrets de contrôle des armes, notamment une interdiction de celles vendues en kit sur Internet (les « ghost guns » intraçables). Mais dans le système fédéral américain, avec des États conservateurs qui défendent farouchement leur indépendance, les restrictions ne peuvent être imposées par décret. La marge de manœuvre est donc limitée, et certains activistes tentent des stratégies nouvelles. C’est ainsi qu’en février 2022, des parents de victimes de Sandy Hook ont gagné leur procès contre le fabricant d’armes Remington, reconnu responsable de la fusillade et condamné à payer 73 millions de dollars d’indemnités, une première aux États-Unis. Et en Californie, le gouverneur démocrate Gavin Newsom s’inspire paradoxalement de la loi contre l’avortement au Texas, qui donne aux citoyens le pouvoir de faire des procès à ceux qui facilitent les IVG, en proposant une loi qui permettra aux citoyens de faire facilement des procès aux fabricants d’armes. Bref, lorsque tout compromis au Congrès est impossible, les élus et les activistes, frustrés par des décennies d’inaction, tentent d’innover, visant des entreprises qui font des profits en faisant la promotion d’armes de guerre…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne