Coup de gueule d’un exploitant de cinéma : “La réalité économique est à des années-lumière de Cannes”

Alors que la fête bat son plein sur la Croisette, un exploitant a exprimé sur Twitter la détresse de sa profession face à l’effondrement de la fréquentation des salles. Et insisté sur la nécessite vitale de valoriser l’expérience collective du cinéma.

Arnaud Vialle, exploitant périgourdin : « On va profiter de la sortie du dernier Tom Cruise pendant trois semaines puis, à nouveau, ce sera le trou d’air. » Ici, une salle parisienne, en octobre 2020.

Arnaud Vialle, exploitant périgourdin : « On va profiter de la sortie du dernier Tom Cruise pendant trois semaines puis, à nouveau, ce sera le trou d’air. » Ici, une salle parisienne, en octobre 2020. Photo Valentino Belloni/Hans Lucas/AFP

Par Mathilde Blottière

Publié le 24 mai 2022 à 11h30

«Est-ce que nous devrions fermer tous nos cinémas et venir à Cannes ? Parce que franchement quatre-vingts entrées par jour pour six salles et dix-huit séances ! Et nous sommes, symboliquement, le 19 mai, un an pile après la réouverture. Bref, je déprime seul dans mon cinéma climatisé. » Le 19 mai, alors que le Festival de Cannes envoie les gaz depuis deux jours – feu d’artifice à profusion et patrouille de France au garde-à-vous devant la Paramount –, un exploitant périgourdin d’un complexe de six salles d’art et d’essai fait part de ses états d’âme sur Twitter.

Lundi 23 mai, il en remet une couche, en comparant deux mondes parallèles : l’insouciance d’une partie de la profession, qui « vit sa meilleure vie à Cannes, dans une bulle », et la détresse des exploitants pleurant, seuls dans leurs cinémas, sur leurs entrées « catastrophiques ». S’il force un peu le trait, Arnaud Vialle exprime sans doute là un malaise et une peur de l’avenir largement partagés par ses collègues exploitants et distributeurs.

Lui qui n’avait pas raté un seul Cannes en vingt ans est resté à Sarlat. « Pas le cœur d’aller sur la Croisette dans ce contexte dramatique. De toute façon, ce n’était pas possible financièrement », ajoute-t-il quand Télérama le joint. Il se remémore ces journées enivrantes à découvrir plusieurs films par jour avec d’autres, dans le noir, et aimerait avoir la tête à la beauté du cinéma, et rien qu’à ça. « Mais ce festival reste une bulle de privilégiés qui voient des films dont la plupart ne dépasseront pas les cinquante mille entrées. Soyons réalistes ! La réalité économique est à des années-lumière de la planète Cannes. »

Alors que la Croisette s’enthousiasmait pour les drôles de zombies de Coupez ! et le linge sale de la famille Desplechin (Frère et sœur), Arnaud Vialle comptait le nombre d’entrées réalisées par ces deux films, au Rex. « En dix séances, quarante et une personnes sont venues voir le film de Hazanavicius depuis sa sortie, mercredi. Quant au Desplechin, à l’affiche depuis vendredi, on est aussi à quanrante et une entrées, sur six séances cette fois. C’est tout simplement une catastrophe. »

Le mal profond de l’ubérisation

Interrogé sur France info, Pierre Lescure, futur ex-président du Festival de Cannes, s’est pourtant voulu rassurant : « On a tous changé d’habitudes mais ça va revenir. Il faut simplement tenir et continuer à produire autant. » Arnaud Vialle n’y croit pas une seconde. « La réouverture date déjà d’un an et on en est toujours à -30 %, même si on a parfois navigué entre -25 et -45 %. Ce n’est pas avec huit blockbusters dans l’année, les Spider-Man, Doctor Strange ou Top Gun, que la fréquentation va durablement repartir. On va profiter de la sortie du dernier Tom Cruise pendant trois semaines puis, à nouveau, ce sera le trou d’air»

Il n’est pourtant pas du genre à crier au loup à la moindre alerte, lui qui a repris le cinéma de son père qui le tenait lui-même de ses parents, fondateurs du Rex en 1957. Mais cette fois Arnaud Vialle croit savoir que « le mal est profond » et précise que les sept mois de fermeture des cinémas pour cause de crise sanitaire n’ont rien arrangé. « On aurait pu rester ouverts avec une jauge et une obligation du port du masque… Désormais, les habitudes sont prises, les gens commandent sur Amazon, regardent des films sur une plateforme et mangent avec Uber Eats… Ça va être dur. D’autant que les plateformes n’ont pas encore tout donné. »

Alors quoi ? La solution récemment avancée par Jérôme Seydoux, le patron de Pathé, d’une « premiumisation » du cinéma irait-elle dans le bon sens ? Aux yeux d’Arnaud Vialle, c’est une très mauvaise idée. Pas question de transformer un loisir culturel populaire en un divertissement de classe. « Si je suis exploitant, c’est pour permettre au plus grand nombre de venir au cinéma à des tarifs compris entre 5 et 9 euros. Si demain la séance est à 24 euros, alors il n’y aura plus que des cinémas de grandes villes détenus par Pathé, Gaumont et consorts. Dans les villes plus petites et en zone rurale, ils ne pourront plus être gérés que par des mairies car les privés indépendants ne seront plus en mesure de le faire. »

L’éducation à l’image, une priorité

Faut-il alors entendre les arguments de ceux qui pointent le prix du ticket de cinéma, le comparant à ce que coûte un mois d’abonnement à Netflix ou Disney+ ? « Une sortie d’une famille au cinéma équivaut à un mois d’abonnement à Netflix, ça, c’est la réalité. Mais allez dire aux distributeurs qu’il faut baisser le prix d’entrée ! Cela signifie moins de retours sur leurs investissements… Ce qu’il nous faut valoriser sous peine de disparaître, c’est l’expérience collective du cinéma»

Pour cela, Arnaud Vialle compte sur l’éducation des futurs spectateurs. « Les jeunes aujourd’hui nous prennent pour des ringards. Il faut renforcer et moderniser les dispositifs d’éducation à l’image, apprendre aux enfants à venir en groupe au cinéma et à débattre des films. » Et de déplorer les tentatives du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) de former des jeunes cinéphiles en créant des comptes TikTok et Snapchat. « Ce n’est pas comme ça qu’ils toucheront les jeunes. Il faut aller dans les classes, solliciter les profs dans chaque discipline pour qu’ils fassent une sortie par an au cinéma suivie d’un débat. »

Autre urgence pour Arnaud Vialle : passer des accords avec les streamers pour avoir le droit de diffuser en salles les débuts de saison de chaque épisode d’une grosse série ou de proposer des séances évènementielles de tel film d’auteur prestigieux produit par une plateforme. Récemment, Pathé, le coproducteur de Coda, remake américain de La Famille Bélier diffusé sur Apple TV+ et Oscar du meilleur film 2022, avait obtenu une dérogation pour sortir le long métrage en salle pendant quarante-huit heures. Si le patron du Rex reconnaît qu’il n’a pas toutes les solutions – notamment pour freiner le turn over infernal des films à l’affiche –, il ne mâche pas ses mots quand il s’agit de régler leur compte aux « talents », bien peu solidaires des distributeurs et des exploitants dans la tourmente. « On se gargarise de Tom Cruise à Cannes mais lui l’a dit haut et fort : dès qu’il le peut, il prend sa casquette et file au cinéma voir des films. Le mec se met en scène en filmant sa sortie dans une salle de cinéma. Hormis Pierre Niney, qui fait le job, quel acteur ou quelle actrice porte haut et fort ce discours-là en France ? Je vois surtout des gens nés grâce à la salle de cinéma aller se vendre à Netflix ou Amazon… »

Le CNC au travail pour faire revenir le public en salles
Bonne nouvelle, à Cannes, les professionnels du cinéma n’ont pas tous la tête dans un seau à champagne. La plupart travaillent. Voire tentent de sauver le cinéma en salles. Lundi 23 mai, sur la plage du Gray d’Albion, le CNC en réunissait un certain nombre pour dévoiler une étude réclamée à cor et à cri par le secteur : « Pourquoi les Français vont-ils moins souvent au cinéma ? » Sonder les raisons de la désaffection des spectateurs, c’est déjà s’interroger sur les leviers pour la combattre. Ce qui a ensuite été esquissé lors d’un « focus sur la reconquête et le renouvellement des publics ».
Les deux premières raisons invoquées pour expliquer le non-retour en salle du public sont la perte d’habitude et le prix (sachant que les CSP+ sont ceux qui ont le plus avancé cet élément). Vingt-trois pour cent des personnes interrogées ont établi un lien entre leur moindre fréquentation des salles et une offre de films qui ne correspondrait pas à leurs attentes. En proportion, les jeunes sont davantage revenus et plus vite que les autres tranches d’âge, la plus réticente étant les 29-49 ans. Magali Valente, directrice du cinéma au CNC, se veut confiante : « Souvenons-nous que la fin du passe sanitaire remonte seulement au 14 mars. C’est très récent ! Le seul mois sans aucune restriction sanitaire a été le mois d’avril, avec une fréquentation à -23 %, très loin du catastrophique -45 % de janvier… » Selon elle, la crise étant une combinaison de plusieurs facteurs, les uns structurels (prix, offre…), les autres conjoncturels (le port du masque, le passe sanitaire…), les réponses à apporter doivent être de court et de long termes. Entre autres pistes : une réflexion sur l’offre et la programmation, la revalorisation de l’expérience collective face aux plateformes, notamment grâce à la « premiumisation » des salles (c’est-à-dire plus de confort pour un ticket d’entrée plus élevé), et une meilleure exposition des films grâce au marketing numérique et à la data.

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