Etats-Unis "Une décision perverse" : comment la Cour suprême favorise les exécutions d'innocents

"C'est illogique", dénonce Sonia Sotomayor, l'une des neuf juges de la Cour suprême: un arrêt de la plus haute juridiction judiciaire américaine vient de limiter les recours des condamnés à mort... au risque d'une probabilité plus élevée d'exécution d'innocents.
Joël Carassio - 30 mai 2022 à 11:48 | mis à jour le 30 mai 2022 à 12:46 - Temps de lecture :
Avec la décision de la Cour suprême, l'exécution d'innocents sera favorisée. Photo d'illustration Sipa
Avec la décision de la Cour suprême, l'exécution d'innocents sera favorisée. Photo d'illustration Sipa

En bref

  • Deux condamnés à mort dont la défense avait été défaillante s'en remettaient à la Cour suprême. Le premier dispose de preuves de son innocence, le second souffre d'un lourd handicap, incompatible avec la peine capitale.
  • Ni ces preuves d'innocence soulevées par le premier, ni le handicap du second ne sont contestés.
  • La Cour suprême a pourtant rejeté leurs demandes, au motif que le recours aurait dû mentionner la défaillance des avocats, et non pas seulement ces éléments nouveaux.
  • Trois juges de la Cour suprême dénonce une décision « perverse » et « illogique", qui aboutira à l'exécution assumée d'innocents - ou de coupables qui n'auraient pas dû subir la peine capitale -, et ce en toute connaissance de cause.

4% : c'est le pourcentage d'innocents parmi les condamnés à mort américains, selon une étude scientifique publiée en 2014, et qui avait fait grand bruit. Depuis 1973 et le rétablissement de la peine capitale au niveau fédéral, près de 200 condamnés à mort (sur environ 9000, dont 1600 exécutés) ont été innocentés par la suite.

Un « détail » mortifère

Un nombre qui risque encore d'augmenter : la Cour suprême américaine vient de rendre un arrêt, « Shinn c. Ramirez », qui augmente sensiblement le risque de condamner à mort un innocent.

Cette décision - qui vaut jurisprudence - empêche deux condamnés à mort de présenter de nouvelles preuves devant un tribunal fédéral, alors même qu'il a été prouvé que leur condamnation repose sur la défaillance de leurs avocats.

Un point de procédure, presque un détail, mais aux effets mortifères : cette décision augmente considérablement le risque que des innocents (ou des coupables qui auraient dû se voir condamnés à une peine plus légère) soient exécutées.

Dans ce cas précis, la Cour suprême a rejeté les recours de Barry Lee Jones et David Martinez Ramirez. Le premier se dit innocent et est en capacité de le prouver, quand le second souffre d'un profond retard intellectuel - ce qui en principe n'autorise pas la peine de mort.

Trois juges en dissidence

De façon attestée, tous deux ont été défendus par des avocats « défaillants » - ce qui est fréquent dans les populations les plus pauvres et/ou les plus faibles. 

Mais au final, la Cour suprême les a malgré tout privés de tout recours :

Photo Sipa
Photo Sipa

Cette décision est perverse. C'est illogique. La décision de la Cour ruine les droits du Sixième Amendement de nombreux requérants

Sonia Maria Sotomayor, l'une des neuf juges de la Cour suprême

Mme Sotomayor, juge parmi les plus progressistes de la Cour suprême, a été rejointe par deux autres, Stephen Breyer et Elena Kagan. Lorsqu'une décision de la Cour suprême ne fait pas l'unanimité des neuf, les juges qui ont voté contre peuvent s'exprimer en leur nom propre dans une « dissidence » pour expliquer leur position.

Jones et Ramirez, tous deux condamnés à mort en Arizona après avoir été très mal défendus, attendaient de la Cour suprême qu'elle constate la mauvaise défense reçue et de nouvelles preuves obtenues depuis. 

« L'innocence ne suffit pas »...

Barry Lee Jones avait été assisté par un avocat qui a lui même reconnu ne pas être qualifié pour le faire. Il avait laissé l'accusation décider du sort de son client, malgré l'absence de preuve, l'absence d'autopsie. De nouvelles expertises montrent désormais que la mort de la fillette n'a pas été causée par Jones. Problème : lors du recours, son nouvel avocat a bien produit ces éléments, mais sans évoquer l'avocat incompétent, ce qui est en soi un motif de recours.

David Martinez Ramirez, lui, a été condamné pour avoir tué sa petite amie et sa fille. Là encore, sa nouvelle défense a bien pointé les circonstances atténuantes susceptibles de lui éviter la peine capitale : il a grandi en mangeant par terre dans une maison jonchée d'excréments, sa mère était ivre pendant sa grossesse et l'a battu toute son enfance. Il souffre depuis d'un important retard mental et moteur. De la même façon qu'avec Jones, l'avocat a invoqué ces faits, sans parler de la défense défaillante... 

Réexaminant leurs cas, la Cour suprême a finalement statué sur la base d'une loi de 1996 - sur le terrorisme et la peine de mort. Elle en a déduit qu'elle n'avait pas, dans ces circonstances, à examiner de nouvelles preuves - quand bien même elles innocenteraient un condamné.

« L'innocence ne suffit pas », avait froidement lâché le procureur général de l'Arizona, Brunn Wall Roysden en 2021, exhortant la Cour suprême à renvoyer le condamné dans le couloir de la mort.

Une décision motivée par une question de « coûts » ?

La décision finale, rédigée par le juge conservateur Clarence Thomas, n'évoque même pas les preuves d'innocence ou de déficience intellectuelle : en revanche, elle fait longuement état du « coût » des recours pour la justice américaine, dont les condamnés abuseraient selon lui.

Ce que conteste Sonia Sotomayor, qui rappelle la légitimité de tout recours lorsque l'on risque sa tête. Par ailleurs, selon elle, la Cour minimise ou ignore complètement la gravité des défaillances des systèmes judiciaires dans ces deux affaires » :

Pour le dire franchement : deux hommes dont les avocats n'ont même pas assuré le niveau minimum requis peuvent être exécutés parce que [la Cour] les empêche de faire valoir leur droit constitutionnel à un avocat

Sonia Sotomayor

Le droit à un avocat nié

Elle déplore que dans de tels cas, le sixième amendement de la constitution américaine, sur le droit à un avocat et à un procès équitable, soit désormais vidé de sa substance : « La plupart des personnes dans cette position n'auront aucun recours et aucune possibilité de réparation. La responsabilité de ce résultat dévastateur n'incombe pas au Congrès, mais à la Cour suprême », conclut-elle.

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