Ecofascisme

À l’extrême droite, l’« écologie politique conçoit les groupes ethniques comme des espèces animales »

Ecofascisme

par Samir Tazaïrt

Sous couvert de retour à la terre, de localisme et d’enracinement, l’extrême droite risque-t-elle de coloniser la pensée écologique ? Réponses avec le chercheur en sciences politiques Stéphane François.

Basta!  : Dans votre dernier livre, Les vert-bruns, l’écologie de l’extrême droite française, vous mettez en lumière l’intérêt de l’extrême droite française contemporaine, depuis la Nouvelle Droite, pour une certaine forme d’écologie. De quelle écologie s’agit-il ?

Stéphane François : Il existe deux conceptions de l’écologie au sein de l’extrême droite française. D’abord une écologie que je qualifierai de profonde, portée par les plus radicaux, incarnée dans la Nouvelle Droite. Initialement marquée, au début des années 1970, par le prométhéisme indo-européen, selon lequel l’« Européen », l’« homme blanc », est une race créatrice de civilisation et de technique. Cette conception connaîtra un total renversement à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, sous l’influence des thèses du philosophe allemand Martin Heidegger. Une vision néopaïenne du monde, qui veut que l’homme co-appartienne au « Cosmos » au même titre que la « Nature », sera adoptée depuis. L’aspect prométhéen d’une humanité au-dessus de la Nature qu’elle pourrait asservir disparaît.

Stépahne François
Stéphane François
Spécialiste de l’extrême droite, professeur de sciences politiques à l’université de Mons, membre associé au Groupe sociétés religions laïcités (EPHE/CNRS/PSL). Dernier ouvrage paru :Les vert-bruns, l’écologie de l’extrême droite française, Le Bord de l’eau, 2022.
©DR

Ensuite, il y a l’écologie superficielle, défendue par une autre partie de l’extrême droite, j’entends le Front national (FN) puis le Rassemblement national (RN), pour lequel la question de l’écologie n’a jamais été mise en avant, y compris aujourd’hui. D’ailleurs, le programme de Marine Le Pen lors de la dernière présidentielle contient des réponses d’ordre technique aux problématiques écologiques, soumises à une approche technoscientifique du monde.

Nous retrouvons le même discours chez Éric Zemmour, qui n’a quasiment rien développé sur l’écologie. Même si une ambiguïté est à signaler dans son cas, dans la mesure où il est entouré par des identitaires, mais ne reprend pas leur discours régionaliste, localiste ou radical sur le plan écologique.

Cet attrait de l’extrême droite a-t-il des racines plus anciennes ?

Oui. Pour le cas des radicaux, qui va de la Nouvelle Droite aux identitaires, en passant par les néonazis, leurs références sont explicitement à chercher dans l’Allemagne des années 1920, plus précisément dans ce qu’on appelle la Révolution conservatrice allemande.

Dès cette époque, l’extrême droite développe un discours à la fois de libération des peuples et technosceptique. Par exemple, Otto et Gregor Strasser, membres d’une aile du parti nazi, vont élaborer dans les années 1920 un discours tiers-mondiste, affirmant que l’Allemagne, un pays jeune, doit s’unir avec les peuples colonisés en vue de leur indépendance. Ceci sous-entendait que l’Allemagne, dans les années 1920, est colonisée ; en l’occurrence par la France qui occupe alors la rive gauche du Rhin et administre la Sarre jusqu’en 1935.

Le discours technosceptique, lui, est porté par des théoriciens de la « Révolution conservatrice » qui réfléchissaient déjà, à cette époque, au rapport que l’homme entretient avec la technicité. Parmi ses promoteurs, nous retrouvons Martin Heidegger. La même réflexion a été engagée par Ernst Niekisch, le théoricien du national-bolchévisme, par les frères Ernst et Friedrich-Georg Jünger ou encore par Oswald Spengler, à qui l’on doit l’essai Le Déclin de l’Occident.

Cependant, une autre mouvance va jouer un rôle important parmi les plus radicaux de l’extrême droite française, et même européenne aujourd’hui, ce sont les « Völkisch ». Plus ancien, ce courant apparaît vers la fin du XIXe siècle.

À la fois ultranationalistes et nostalgique vis-à-vis des peuples germains de l’Antiquité, les Völkisch prônaient des pratiques qu’on peut qualifier d’alternatives pour l’époque : les bains de lumière (ou naturisme), le végétarisme, l’homéopathie… Cette mouvance Völkisch va d’ailleurs influencer certains nazis, notamment Heinrich Himmler [chef de la SS, ndlr], Rudolf Hess [proche d’Hitler, ndlr] ou Richard Walther Darré [théoricien nazi et ministre du 3e Reich, ndlr].

Si je cite particulièrement ces trois-là, c’est parce qu’aujourd’hui, ils sont mis en avant par la mouvance néonazie qui soutient que c’est à eux que nous devons les prémices de l’écologie. Plus spécifiquement à Darré, ce dernier étant, en plus de sa fonction de ministre de l’Agriculture du Reich sous le nazisme, un ingénieur agronome, un général SS et un militant Völkisch, et un adepte de la biodynamie de Rudolf Steiner (fondateur de l’anthroposophie, ndlr).

L’extrême droite française a-t-elle importé sa conception de l’écologie de l’extrême droite allemande ?

L’écologie de l’extrême droite française n’est pas entièrement importée. Il est vrai qu’une bonne partie de ses références sont allemandes. Mais il faut savoir qu’en France, dans les années 1930, le mouvement dit des « anticonformistes » a vu certains de ses membres développer une conception écologique du monde, en particulier ceux qui se sont inscrits dans le personnalisme.

À titre d’exemple, Bernard Charbonneau était à la fois un personnaliste et un pionnier de l’écologie. Si on ne peut pas le qualifier de militant de l’extrême droite – il était libertaire–, il sera récupéré par la Nouvelle Droite. D’autant plus que dans les années 1990-2000, celle-ci voue une admiration sans bornes aux « anticonformistes des années 1930 », qu’elle mettait en lien avec la Révolution conservatrice allemande.

Qu’est-ce qui différencie la vision de l’écologie de l’extrême droite de celle du mouvement écologiste ?

D’abord, sur beaucoup d’aspects, il y a des similitudes. Le localisme des uns répond à l’enracinement des autres, les circuits courts dans la production répondent à cette même logique. De même, on retrouve une critique similaire de la société de consommation, théorisée dès le début des années 1980 dans la Nouvelle Droite par Guillaume Faye. Un certain nombre de valeurs et de thèmes sont donc parfois communes, souvent similaires.

Les Verts-Bruns

Seulement, le point de divergence entre les uns et les autres se situe dans l’enracinement ethnique que revêt la conception qu’a l’extrême droite de l’écologie. On peut parler de régionalisme chez les militants Verts, mais dans une conception ouverte de la communauté. Pour l’extrême droite, c’est totalement inconcevable : son écologie politique se fonde sur une écologie des populations, concevant les groupes ethniques comme des espèces animales, chaque espèce ayant son propre biotope et son propre territoire, qu’il faut préserver.

Ce discours, on le retrouve de plus en plus aujourd’hui à l’extrême droite en France, ouvertement et brutalement, notamment dans les colloques organisés par l’Institut Illiade, fondé par d’anciens membres de la Nouvelle Droite pour perpétuer la pensée identitaire de Dominique Venner [1]. La grande différence réside dans cet aspect ethnique, enracinée, quasiment raciale. Une autre réside dans le fait que les militants écologistes de gauche seraient, selon l’extrême droite, des « pastèques » : vert à l’extérieur et rouge à l’intérieur. Bref, ils ne seraient dans cette vision que des « gauchistes » et des « mondialistes ».

En quoi l’écologie défendue par l’extrême droite est-elle identitaire et racialiste ? 

Elle est identitaire au vu de son attachement aux particularismes régionaux, aux pratiques folkloriques, avec son côté Völkisch et antirépublicain, dans le sens où il n’y aurait pas de Français, mais des Basques, des Bretons, des Normands… Et racialiste, car dans cette idée il n’y a pas de peuple français, mais des peuples basque, breton, normand.

L’enracinement identitaire est très fort, avec un discours ethnicisant, même si nous rencontrons parfois des paradoxes. Par exemple, Jean Mabire, l’une des figures identitaires des années 1960 jusqu’à son décès, en 2006, est un militant normand, mais natif de Paris. L’écologie identitaire est très marquée par le contact avec la nature, les activités folkloriques, ou l’attrait pour le paganisme. Elle l’est aussi par l’idée que la « Nature » a été asservie par une religion juive et non européenne, invasive : le christianisme. Aux yeux de ces militants, cette religion serait à l’origine de l’arraisonnement du monde et de la crise écologique actuelle.

Le Rassemblement national et le FN avant lui n’ont pourtant jamais beaucoup parlé de l’écologie, voire pas du tout…

L’une des grandes constantes du FN puis du RN c’est le jacobinisme. Marine Le Pen parle parfois d’enracinement ou de localisme, mais elle ne va jamais remobiliser le régionalisme de l’Action française, s’exprimant même contre les langues régionales.

Généralement, le phénomène frontiste souffre d’une erreur d’appréhension dans le sens où beaucoup le lient aux années 1930. Pourtant, le modèle du FN serait plutôt à chercher du côté des ligues d’extrême droite antidémocrates, mais parfois républicaines de la fin du XIXe et début du XXe siècles. Le frontisme est un phénomène ligueur. Les ligues du XIXe, à part la ligue de l’Action française, développaient, pour certaines d’entre elles, une conception jacobine du pouvoir. De ce point de vue-là, il y a une grande différence entre la nébuleuse frontiste et le phénomène identitaire, ouvertement régionaliste.

Il n’est pas anodin que le premier groupuscule identitaire s’appelait Terre et peuple. Il était fondé par d’anciens de la Nouvelle Droite. La « terre » ainsi mise en avant n’est pas la France, ce sont les régions. Il est d’ailleurs constitué en fonction de bannières régionales, Terre et peuple Flandres, Terre et peuple Picardie, Terre et peuple Provence, etc. Ce groupe a tenté d’exister en tant que courant dans le FN, mais finit par le quitter, suivant la scission de Bruno Mégret (en 1999).

Existe-t-il une filiation entre l’idée xénophobe de « remigration » défendue par Éric Zemmour et les tenants d’une écologie identitaire ?

Totalement. Le premier point à remettre en perspective est que l’idée de « grand remplacement » n’a pas été forgée théoriquement par Renaud Camus. Celui-ci n’a fait que changer l’intitulé d’une idée qui préexistait dès le début des années 1950. À cette époque, des militants d’extrême droite, comme l’ancien SS français René Binet – membre du groupuscule Nouvel Ordre européen–, affirmaient qu’il fallait éviter que les peuples colonisés ne puissent s’installer en métropole et, autant que possible, empêcher le métissage.

Si on quitte l’Europe, on retrouve des thèses similaires, mais encore plus anciennes. La Nouvelle Droite les récupéra dans les années 1970. Alain De Benoist, à l’époque, reprend les thèses de Lothrop Stoddard, un nativiste, racialiste, eugéniste et suprémaciste blanc états-unien - il était l’un des conseillers du Ku Klux Klan.

Dans les années 1970, les théoriciens de la Nouvelle Droite ont utilisé ces thèses états-uniennes. Certains des vieux militants de la Nouvelle Droite, qui maîtrisent ces références, sont aujourd’hui derrière Zemmour. C’est le cas de Jean-Yves le Gallou, membre de la Nouvelle Droite dans les années 1970 et l’un des fondateurs de l’Institut Iliade.

Il est aussi le théoricien, dès les années 1980, de la préférence nationale. Son livre, La préférence nationale - Une réponse à l’immigration a servi de matrice intellectuelle au FN. Ses idées se retrouvent aujourd’hui chez Zemmour.

Quelles formes concrètes prend l’écofascisme aujourd’hui en France ?

Très rares sont ceux qui se réclament ouvertement de l’écofascisme. Mais beaucoup, du moins certains d’entre eux, s’inspirent du modèle états-unien de communauté blanche autonome, autarcique, éloignée de la promiscuité raciale des villes.

Pour les plus radicaux, à l’image de Daniel Conversano, qui réside en Roumanie, il y une volonté de s’installer en Russie ou en Hongrie afin d’y vivre entre Européens, sans population immigrée. En France, des communautés se constituent sur le modèle des communautés alternatives des années 1970, mais dans un sens identitaire. Ça ne marche pas toujours, à l’exception de celle de Daniel Conversano, qui attire beaucoup d’individus.

D’un autre côté, il y a le discours survivaliste, qui insiste sur la nécessité de créer des communautés éloignées de la promiscuité urbaine et raciale, des communautés qui seraient autarciques et agricoles. Les adeptes de ce mode de vie s’entraînent au maniement des armes et à la survie en milieu hostile, dans le but, affirment-ils, de se préparer à l’effondrement civilisationnel final. Beaucoup de ces « ethno-nationalistes » ne sont pas agressifs, ni violents, mais il n’en demeure pas moins qu’ils se considèrent comme des résistants à une occupation de la France par les populations d’Afrique, maghrébines, musulmanes… Et certains passent parfois à l’acte.

Des « communautés de retour à la terre ont été constituées » en France. C’est le cas de la Desouchière, devenue entre-temps la « Maison des elfes de souche ». D’autres, comme Alain Soral, proposent, dans le sud de la France, des stages de survie via différentes associations... Un dernier point est intéressant à relever, c’est l’apparition de communautés catho-traditionnalistes et identitaires, notamment sous l’impulsion de l’Academia Christiana, qui investissent des bourgades rurales.

Vous avez également travaillé sur l’ésotérisme d’extrême droite, anti-moderniste et anti-progressiste. Quelle est le degré de pénétration de l’extrême droite dans les milieux qui militent pour une santé naturelle ou les médecines alternatives par exemple ?

Il est difficile de répondre précisément à cette question, car dans ces milieux, rien ne se fait jamais de manière ouverte. Néanmoins, je peux citer l’exemple de Joël Labruyère et le Groupe des Brigandes, qui militent pour une médecine naturelle. Dans les années 1990, Labruyère était un militant de la liberté religieuse et des groupes de spiritualité alternative. C’est un cas concret d’une personne à cheval entre ésotérisme et extrême droite. Par ailleurs, un certain nombre de militants font la promotion de l’ésotérisme, mais sans jamais mettre en avant des idées ouvertement d’extrême droite comme l’organicisme ou le racisme, tout en surfant sur le refus de la modernité, de la science, du progrès.

Propos recueillis par Samir Tazaïrt

Photo : CC BY-ND 2.0 Département des Yvelines via flickr.

Notes

[1Membre de l’OAS, puis fondateur du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), qui rassemble des théoriciens d’extrême droite.