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Prostituées, blanchiment d’argent: à Chypre, les casinos sont «du pain bénit pour l’argent sale»

Seize étages, trois piscines, neuf restaurants et cafés, un parc d’aventure, un amphithéâtre: l’entreprise Melco a vu en grand pour sa première implantation d’un casino de 7 500 mètres carrés en Union européenne (UE).

Temps de lecture: 7 min

Les vignes et les citronniers ont disparu sous les bulldozers. A quelques kilomètres de la mer, dans le sud de Chypre, des centaines d’ouvriers s’affairent pour que jaillisse de terre City of Dreams, luxueux hôtel-casino destiné à devenir « le plus grand d’Europe ».

Un 1er gros acteur du casino dans le Sud

Seize étages, trois piscines, neuf restaurants et cafés, un parc d’aventure, un amphithéâtre: le chantier est gigantesque, Melco a vu en grand pour sa première implantation en Union européenne (UE).

Son casino de 7 500 mètres carrés devrait devenir « le plus grand d’Europe » avec « mille machines à sous et cent tables de jeux de cartes », plus une salle VIP pour les gros joueurs, assure l’Américain Grant Johnson. Le patron pèse chacun de ses mots. Sur une feuille près de lui, les éléments de réponse ont été alignés par son chargé des relations presse qui, immobile à ses côtés, n’hésite pas à l’interrompre.

L’arrivée de City of Dreams Mediterranean, premier gros acteur à s’installer dans le Sud, peut créer de nouvelles rivalités entre les deux parties de Chypre -- île divisée depuis l’invasion en 1974 par la Turquie à la suite d’un coup d’Etat téléguidé par Athènes qui visait son rattachement par la Grèce. Avec ses 34 casinos, la République turque de Chypre-Nord (RTCN, reconnue seulement par Ankara) a fait du tourisme casinotier sa spécialisation et en tire une importante manne financière.

Plusieurs déconvenues

Or le Sud espère faire de City of Dreams un produit d’appel pour développer le secteur et attirer toujours plus de touristes -- au moins 300.000 de plus, affirmait en 2019 le gouvernement qui soutient le projet.

Pour l’instant, Melco enchaîne les déconvenues. La pandémie de Covid-19 a retardé l’ouverture de son hôtel-casino, désormais repoussée à la fin 2022. Et la guerre en Ukraine a rebattu les cartes. City of Dreams misait entre autres sur les touristes russes, dont Chypre est l’une des destinations favorites. Avec les sanctions occidentales contre Moscou, voilà les Russes privés de vols directs pour la petite île méditerranéenne.

Malgré ces mésaventures, City of Dreams, une fois inauguré, espère ébranler la mainmise quasi totale de Chypre-Nord sur cette industrie dans la région.

L’île sera alors placée « dans une situation assez exceptionnelle » avec des flux de capitaux arrivant « potentiellement d’Asie, mais aussi de Turquie, de Russie, d’Europe et du Moyen-Orient », note Marie Redon, chercheuse spécialisée dans les jeux d’argent à l’Université Sorbonne Paris Nord.

Les casinos, « un sujet sensible »

Or, souligne-t-elle, « plus ça vient d’endroits différents, plus ça circule et plus d’éventuels montages peuvent avoir lieu, comme du blanchiment d’argent ». Les casinos à Chypre « sont un sujet sensible », s’excuse d’emblée M. en s’installant dans un café bruyant de Nicosie.

A trop en parler, « on risque des ennuis », alors le Chypriote-grec, spécialiste de la lutte contre le blanchiment d’argent, préfère l’anonymat. Lunettes carrées, crâne tondu, le quadragénaire qui travaille dans le secteur bancaire jette parfois des regards inquiets derrière son épaule.

« Jusqu’en 2015, les casinos étaient interdits à Chypre, l’église orthodoxe y était opposée », explique-t-il.

Depuis, la situation est différente. « Le souci », remarque-t-il, « c’est que nous ne sommes pas prêts pour affronter ce qui va de pair avec les casinos: l’économie souterraine, le blanchiment d’argent. Et nous ne pouvons pas fermer les yeux car nous sommes membres de l’UE, nous risquons de le payer très cher. Nous ne pouvons pas faire comme le Nord ».

Aux portes de l’Europe, tout un pan de l’économie de la RTCN dépend en effet des casinos. Leur interdiction en Turquie en 1997 a poussé les grands groupes à s’implanter à Chypre-Nord, où l’industrie a explosé.

Une prostitution forcée habituelle

Près de 600 millions de dollars ont ainsi été reversés à l’Etat en 2019 par les casinos alors que le budget total du gouvernement était cette année-là de 4,2 milliards de dollars, affirme The Business Year, média financier basé à Londres.

En ce mercredi de printemps, le casino Colony Hotel du groupe Arkin à Kyrénia ne désemplit pas, même si la pandémie a provoqué une chute de 70 % du nombre de clients selon Ahmet Arkin, frère et associé d’Erbil Arkin. Près de l’entrée, un couple d’un certain âge joue d’un air concentré. Plus loin, des jeunes en survêtement grillent cigarette sur cigarette et alignent les jetons, sous le regard de deux paons peints sur un immense vitrail.

Sous une voûte digne d’une cathédrale, un escalator mène les VIP au 2e étage, où les machines à sous sont plus rutilantes. Aux tables de poker, la mise minimum oscille entre 200 et 500 dollars. Les rares femmes sont habillées avec chic. Un calme recueilli règne, soudain percé par un cri de joie. Sur la machine à sous d’une jeune femme, quatre gros citrons jaunes clignotent: elle vient de remporter 47 600 livres turques (3 040 euros).

En chuchotant, l’une des hôtesses raconte comment certains de ses collègues fournissent aux clients de la drogue mais aussi « de la compagnie féminine ». Elle-même s’y refuse « car Dieu regarde. »

Selon un rapport publié en 2021 par le Département d’Etat américain, la prostitution forcée est habituelle à Chypre-Nord. « Les 27 boîtes de nuit en RTCN sont des bordels où le trafic sexuel a fréquemment lieu », signale le rapport, qui précise que leurs gérants s’associent parfois avec des membres du gouvernement local.

A Kyrénia, Erbil Arkin ne cille pas lorsque l’AFP évoque la question du blanchiment d’argent. « Je ne dis pas que le blanchiment d’argent n’existe pas à Chypre-Nord », répond-il. « Mais ne regardez pas les casinos (...) regardez plutôt les banques ».

Lutter contre le blanchiment, « un processus constant »

Dans un autre rapport, toujours en 2021, le Département d’Etat américain signale que « le secteur bancaire offshore pose un risque de blanchiment d’argent » en RTCN et dit avoir « suivi la trace d’activités illicites grandissantes provenant d’Istanbul ». Ce même rapport ajoute que « les casinos et le secteur du jeu (sont) mal réglementés et vulnérables au blanchiment d’argent ».

« La lutte contre le blanchiment d’argent (...) est un défi et un processus constant. Les autorités travaillent à prendre de fortes mesures et à minimiser les risques», affirme dans un commentaire à l’AFP le ministère chypriote des Finances. Et, menée par des organisations internationales, «l’évaluation de Chypre (à ce sujet) montre un cadre législatif solide », ajoute-t-il.

En règle générale, estime M., les casinos sont « du pain bénit pour l’argent sale ».

« Un trafiquant turc entre dans un casino avec 100.000 dollars gagnés grâce au trafic d’héroïne et reçoit des jetons en échange. Il en joue 20.000, en perd une partie puis repart sans miser le reste. Il remet (ses jetons) au casino, qui lui rend son argent avec un reçu et cette somme est désormais "propre". Si on l’interroge, il peut dire d’où elle vient. »

Plus qu’ailleurs, « la RTCN est l’environnement idéal pour toute activité criminelle », renchérit Georgios Stavri, directeur de l’Institut euro-méditerranéen de Géopolitique à Nicosie.

Exclue du système économique et politique international, notamment des organismes de surveillance contre le blanchiment d’argent, « Chypre-Nord n’a de comptes à rendre à personne (...) elle est l’arrière-cour pour les basses besognes de la Turquie. Et c’est très pratique pour toute la région » du Moyen-Orient.

Régulièrement, l’industrie casinotière de Chypre-Nord connaît de violents soubresauts. En février, un propriétaire chypriote-turc, Halil Falyali, était abattu par balle à Kyrénia, rappelle l’activiste Esra Aygin. Non loin du lieu du meurtre, le Colony Hotel continue d’accueillir des joueurs tantôt extatiques, tantôt le regard lourd.

Malgré les encouragements, la jeune cliente aux quatre citrons jaunes décide de quitter le casino. Un sourire aux lèvres, elle se dirige vers le guichet et empoche une liasse de dollars.

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