Les réfugiés syriens en Turquie face à la montée de la xénophobie

Une vue d'Istanbul en Turquie depuis le quartier de Fatih où se sont installés de nombreux réfugiés Syriens fuyant la guerre dans leur pays. - Marie Tihon / Hans Lucas Agency
Une vue d'Istanbul en Turquie depuis le quartier de Fatih où se sont installés de nombreux réfugiés Syriens fuyant la guerre dans leur pays. - Marie Tihon / Hans Lucas Agency
Une vue d'Istanbul en Turquie depuis le quartier de Fatih où se sont installés de nombreux réfugiés Syriens fuyant la guerre dans leur pays. - Marie Tihon / Hans Lucas Agency
Publicité

Les près de 4 millions de réfugiés syriens ne sont plus les bienvenus en Turquie. Leur seul statut “d’invités” en Turquie ne leur garantit que très peu de droits. On les accuse de “voler le travail des turcs” en pleine crise économique.

La théorie du « Remplacement » circule aussi en Turquie. Les "envahisseurs" ? Les réfugiés syriens. Un film, se projetant dans 20 ans, les imagine devenus plus nombreux que les Turcs.

Dans la réalité, ils représentent actuellement 4% et demi de la population. Au début de la révolution syrienne, les réfugiés étaient accueillis à bras ouverts en Turquie.
Et si l’image du petit Aylan (retrouvé mort sur une plage) s’est peu à peu effacé des consciences européennes, l’accord migratoire signé avec Bruxelles en 2016 a donné l’occasion au président Erdogan de montrer que LUI continuait de traiter les exilés syriens comme des "invités ". Mais la crise économique et monétaire pèse de plus en plus sur le quotidien des Turcs. En découle des tensions, et une hostilité grandissante à l’égard des Syriens. Des émeutes ont même éclaté à Ankara et Istanbul. Le président, dont la côte de popularité plonge, a lui-même changé de discours. Il prétend aujourd’hui permettre aux « invités » syriens de rentrer chez eux. En d’autres mots : il les pousse à partir.

Publicité

Invités de ce 'Grand Reportage' signé Marie Tihon et Timour Ozturk : Didem Danış, professeure de sociologie à l'université de Galatasaray, spécialisée dans l'étude des migrations et Mustafa Poyraz, professeur de sociologie à l'Université du Commerce d'Istanbul.

Des milliers de réfugiés en provenance de Turquie ont tenté de franchir la frontière grecque le 29 février 2020 à Edirne, en Turquie.
Des milliers de réfugiés en provenance de Turquie ont tenté de franchir la frontière grecque le 29 février 2020 à Edirne, en Turquie.
- Marie Tihon / Hans Lucas Agency

C’est ici que la route de l’exil s’est terminée pour Seyfettin. Originaire de Damas, ce jeune Syrien de 25 ans est passé par le Liban, puis l’Égypte, avant de s’installer en Turquie en 2015. Depuis 7 ans, il a appris le turc, travaille, s’est fiancé avec une Syrienne d’Alep. Mais malgré son intégration, il n’échappe pas aux réflexions agressives de ses voisins turcs. Ils lui disent : “Pourquoi vous ne rentrez pas dans votre pays ? “Pourquoi vous n’êtes pas restés pour vous battre ? Vous nous volez notre travail ici”, rapporte Seyfettin d’une voix lasse. “Je leur réponds qu’ils disent ça parce qu’ils ne savent pas ce qu’est la guerre”, raconte le réfugié, “Nous avons fui la mort. Pas par plaisir, juste pour survivre.”

Des violences répétées contre les Syriens

Le 9 janvier dernier, la galerie commerçante où Seyfettin “dépanne” un ami a été attaquée. Aux cris de “Ici c’est la Turquie pas la Syrie”, et sous l’objectif des téléphones des habitants et des commerçants, une cinquantaine de jeunes ont caillassé la vitrine, et tenté de rentrer dans la galerie, certains armés de couteaux. Tout serait parti d’une bête histoire de racket de cigarette et de “regard déplacé” dans une ruelle des environs, entre un groupe d’adolescents turcs, et deux jeunes arabes, un Syrien et un Palestinien. Seyfettin a tout vu, avec les autres commerçants de la galerie il a aidé les deux jeunes arabes à échapper à leurs agresseurs.

Un déchaînement de violence qui s’inscrit dans une série de faits similaires en Turquie depuis plusieurs années. Comme en août 2021 à Ankara, quand la mort d’un jeune homme turc poignardé par un migrant présenté comme syrien avait déclenché une véritable émeute contre les logements et les commerces des réfugiés installés dans le quartier d’Altındağ. Depuis l’attaque du 9 janvier à Esenyurt, la devanture a été réparée, la tension est un peu retombée. Seyfettin n’envisage pas un instant de partir, de déménager. Sa vie est ici, il y a son projet de mariage, et puis où irait-il ? “Il n’y a plus rien en Syrie, au fond de moi je voudrais retrouver mon pays, mais ce pays n’existe plus”, confie le réfugié.

"Je suis né en Syrie, et bien sûr j'aime mon pays. Mais c'est impossible d'y retourner. J'en rêve mais ce n'est pas possible il n'y a plus de vie là-bas. Les seuls qui sont restés sont ceux qui ne pouvaient pas partir, les plus pauvres. Ou alors les voleurs qui ont profité de la guerre.”

"Ils n'ont pas connu la guerre, qu'ils ne savent pas ce que c'est. J'espère qu'ils ne connaîtront jamais ça. Mais si un jour ils y sont confrontés ils comprendront. Nous avons échappé à la mort. Je ne suis pas venu ici pour le plaisir, pour trouver du travail. Je suis venu pour échapper à la mort. Pour survivre.”

L'opposition promet d'expulser les réfugiés

81,7% des Turcs souhaiteraient pourtant que les réfugiés “retournent dans leurs pays” selon une enquête de l’institut Metropoll (août 2021). D’après le même sondage, 75,6% des Turcs estiment que les réfugiés représentent un poids, une charge pour l’économie, 72,2% qu’ils constituent un problème de sécurité. Depuis le déclenchement de la révolution en 2011, des millions de réfugiés syriens ont transité ou se sont installés en Turquie. En 2022, on compte près de 4 millions de réfugiés syriens en Turquie, dont l’âge moyen est de 22 ans. Cette présence est inégalement répartie en Turquie. Parfois anecdotique, parfois très visible dans les villes proches de la Syrie comme Urfa, Antep ou Hatay. À Istanbul, là encore les chiffres sont notables. Selon les comptages, les Syriens représentent entre 500 mille et 1 million d’habitants pour une population métropolitaine estimée à 16 millions de Stambouliotes.

Les tensions que génère le voisinage avec la population originaire de Turquie dans les quartiers populaires sont démultipliées par la forte crise économique et à l’inflation qui s’aggrave en Turquie. Dans ce contexte sensible, l’opposition tente de capter les voix des électeurs xénophobes et alimente le discours raciste. Le Parti républicain du peuple (CHP -kémaliste - le principal parti d’opposition) place ainsi parmi ses 5 mesures prioritaires pour les prochaines élections présidentielles de 2023 l'expulsion des migrants syriens, promettant de tous les renvoyer dans leur pays d’origine en deux ans.

Récemment le maire CHP (opposition kémaliste) d’Antakya  Lütfü Savaş a mené une charge violente contre la présence syrienne. “Si cela continue comme ça, les Turcs vont devenir une minorité”, prétend l’élu qui ajoute que d’ici douze ans le maire de la ville sera syrien. D’après Lütfü Savaş “trois nouveaux nés sur quatre” dans sa région sont des enfants de Syriens. Si l’on peut douter des chiffres avancés par le maire d’Antakya, il est vrai que depuis 2011, 450 000 enfants syriens sont nés en Turquie. Une génération qui grandit sans connaître la patrie de ses parents.

La politique ambivalente du président Erdogan

Le Président Erdogan en meeting. Le 3 mai 2022.
Le Président Erdogan en meeting. Le 3 mai 2022.
- Marie Tihon / Hans Lucas Agency

Quand éclatent la révolution puis la guerre civile en Syrie, la Turquie décide de soutenir la rébellion et souhaite le départ de Bachar Al-Assad du pouvoir. Face aux premières arrivées de réfugiés, Recep Tayyip Erdoğan prône l'accueil de ces “invités” dont on ne pense pas qu’ils resteront très longtemps en Turquie.

Mais le discours originel du Parti de la justice et du développement (AKP - nationaliste conservateur) sur les “frères syriens” va changer au fur et à mesure que la guerre s’éternise en Syrie, que les exilés arrivent toujours plus nombreux et restent. Un tournant amorcé sous la pression de la montée du “problème des migrants” dans l’opinion publique, qui n’épargne pas l’électorat de Recep Tayyip Erdoğan. Selon les études les plus récentes, plus de 84% des électeurs de l’AKP pensent que “les réfugiés doivent retourner dans leurs pays”.

Jusqu’à présent, l’immense majorité des réfugiés syriens en Turquie ne dispose que du statut précaire d'invités, qui n’est pas l’équivalent d’un statut de réfugié. Une petite partie d’entre eux ont obtenu la nationalité turque, 193 000 au 31 décembre 2021 selon le ministère de l’Intérieur. Dans le même temps, près de 493 000 ont été renvoyés en Syrie.

Lundi 9 mai 2022, Recep Tayyip Erdoğan a déclaré : "Nous protégerons jusqu'au bout nos frères chassés de Syrie par la guerre (...) Jamais nous ne les expulserons de ce sol [...] Notre porte est grande ouverte et nous continuerons d'accueillir (les Syriens). Nous n'allons pas les renvoyer dans la gueule des meurtriers". Mais le 3 mai 2022, il annonçait préparer "le retour d'un million" de Syriens chez eux, sur la base du volontariat, en finançant avec des associations et l'aide internationale des logements et structures adaptées dans le nord-ouest de la Syrie. Selon le ministre turc de l'Intérieur Süleyman Soylu 100 000 de ces logements seront prêts d'ici la fin de l'année.

Des Syriens qui comptent rester vivre en Turquie

Najm et Ayşe se jettent des regards complices et gloussent comme des adolescents en racontant leur première rencontre à Istanbul. Lui est Syrien, elle est Turque, et ils sont mariés depuis bientôt deux ans. Après un événement organisé par l'une des plus importantes ONG d’aide aux réfugiés en Turquie, ils sont allés danser. Quelques mois plus tard, Ayşe annonçait à sa famille être amoureuse d’un Syrien. “Il ne manquait plus que ça”, lâche alors sa grand-mère. Mais très vite Najm est accepté par sa belle famille, “le plus important pour mes parents c’était finalement qu’il soit musulman”, explique Ayşe.

Parfaitement anglophone et turcophone, Najm est arrivé à 22 ans à Istanbul. Sept ans plus tard, il ne se sent “plus vraiment étranger en Turquie”, mais “pas complètement turc non plus”. Attablé en terrasse d’un bar à la mode du centre d’Istanbul, dans un décor transposable à n’importe quelle capitale européenne, Najm montre du doigt les gratte-ciels aux alentours pour décrire son travail : il a créé sa propre société immobilière, qui s’adresse à une clientèle étrangère fortunée. Désormais Najm et Ayşe envisagent de passer à “l’étape suivante”. Leur enfant parlera sans doute au moins trois langues : l’arabe pour communiquer avec ses grands-parents restés à Damas, le turc “évidemment”, et puis l’anglais resté la langue du couple formé par Najm et Ayşe.

Najm :

"Si nous voulons avoir des enfants dans le futur, je ne veux pas qu'ils soient confrontés à une quelconque forme de racisme simplement parce que leur père vient d'ailleurs. Par exemple, je me demande si je dois garder mon nom de famille ? Dois-je le changer ? C'est quelque chose qui me préoccupe souvent. Vous savez, le monde des médias et surtout des médias locaux, chaque fois qu'il y a quelque chose de mal qui se passe, et que ça a été commis par un étranger ça fait immédiatement la Une. Voyez ce que les Syriens ont fait, disent-ils, et c'est comme ça que les gens finissent par avoir peur des Syriens."

Vue sur Istanbul depuis le quartier de Fatih où de nombreux Syriens se sont établis.
Vue sur Istanbul depuis le quartier de Fatih où de nombreux Syriens se sont établis.
- Marie Tihon / Hans Lucas Agency

Quand les cultures se mélangent

Omar Berakdar, un photographe syrien francophone, est arrivé en 2012 à Istanbul après avoir fui la guerre. Il a ouvert la galerie Arthere en 2014 sur la rive asiatique d’Istanbul, à Kadıköy. Ce centre culturel accueille des artistes exilés en résidence, dispose d’une salle d’exposition, d’un labo photo, et d’un grand salon pour y organiser des jam-sessions. Omar a été sollicité pour participer à la prochaine biennale d’art d’Istanbul. Il projette de concevoir une bibliothèque sur l’histoire des guerres avec des traductions en turc d'œuvres en langue arabe pour favoriser le dialogue entre les cultures. Il est un pilier des initiatives menées dans les cercles intellectuels pour rapprocher les cultures turques et syriennes, et vivre en paix. Cet artiste ne se voit pas quitter la Turquie de si tôt, ce qui le pousse à rester c’est Istanbul : une ville de brassage qui résiste toujours aux nationalismes et au rejet.

"Je suis Syrien Français, je suis un artiste photographe. J'ai établi ici à Istanbul, un centre artistique, Arthere Istanbul, qui sert de lieu de rencontre. Je travaille avec des artistes qui sont obligés de quitter leur propre pays pour des raisons différentes : guerres ou problèmes économiques, politiques."

"Tous les changements politiques et géopolitiques qui se passent dans cette région ont beaucoup affecté Istanbul. Je trouve que l'art, c'est le meilleur moyen pour que les gens se rencontrent." Le visiteur de notre espace, il vient et dit "Oh, c'est très bien, c'est très beau. Qui a fait ça ?" "Ah, ça c'est un artiste syrien." "Mais tu n'as pas l'air Syrien, mais les Syriens, ça a l'air quoi? Est ce que tu peux me décrire un Syrien ?"

Le Journal de 8 h
17 min

L'équipe