Travailleurs sans-papiers, "chair à chantier"

Au pied des grues, le village olympique est en cours de construction. Douze sans-papiers qui y travaillaient ont été régularisés. ©Radio France - Diane Berger
Au pied des grues, le village olympique est en cours de construction. Douze sans-papiers qui y travaillaient ont été régularisés. ©Radio France - Diane Berger
Au pied des grues, le village olympique est en cours de construction. Douze sans-papiers qui y travaillaient ont été régularisés. ©Radio France - Diane Berger
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Le secteur du bâtiment a besoin de bras, beaucoup de bras. Sur de nombreux chantiers d'Ile-de-France, des sans-papiers sont recrutés, parfois dans des conditions douteuses : absence de contrat, manque de sécurité, faible rémunération... Les abus sont nombreux.

D’après le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, il y aurait en France entre 600 000 et 700 000 sans-papiers. Sans-papier, mais pas sans activité : ils sont nombreux à travailler dans des secteurs essentiels comme la logistique, le nettoyage ou la gestion des déchets… Parfois dans des conditions peu enviables. Diane Berger s’est penchée sur le cas de ces travailleurs dans le BTP.

Pourtant, quand Mahamadou y a travaillé cet hiver, ce jeune Malien n’avait pas de papiers. Son employeur était un sous-traitant de l’entreprise en charge des travaux. « Il n'y avait pas de contrat, on travaillait six jours par semaine, du lundi au samedi, et le samedi, le chef nous payait en cash, pas en chèque, il donnait ça à l'équipe comme ça. Les heures supplémentaires n'étaient pas payées. » Il était rémunéré 1500 euros par mois, pour une quarantaine d'heures de travail par semaine, dans des conditions risquées assure-t-il.

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Il faisait partie d'une équipe d'ouvriers en charge de réaliser les planchers, dans les futurs bâtiments du village olympique. Pour cela, ils se perchaient sur des escabeaux à plusieurs mètres de hauteur, sans que les conditions de sécurité ne soient toujours réunies. « Un gars est tombé un jour, il a même failli perdre ses bras », raconte l'ouvrier, « mais il est revenu quand même le lendemain. »

Pourquoi les ouvriers sans-papiers restaient sur ce chantier périlleux ? « Je n'avais pas le choix, j'avais besoin de travailler », explique Mahamadou.

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Finalement, au mois de mai, lui et onze de ses collègues ont obtenu leur régularisation : avoir des papiers en règle, c'est un sésame explique-t-il pour la suite de sa vie. A commencer par rechercher un nouvel emploi, toujours dans le bâtiment, mais dans des conditions plus acceptables.

Mais le cas de ces douze travailleurs sur le chantier des Jeux olympiques n’est pas isolé : c'est monnaie courante dans le bâtiment.

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« Il a amené des protections pour ceux qui avaient des papiers »

Djibril est Malien lui aussi, il a été régularisé en 2019. Avant d'avoir ses papiers, il a travaillé une quinzaine d'années dans le bâtiment, dont neuf pour une même entreprise spécialisée sur les chantiers de démolition en région parisienne. Dans ce cadre, l'ouvrier a été au contact de substances toxiques, de l'amiante et du plomb notamment. Mais à l'époque, il ignorait les réglementations françaises en vigueur concernant ce genre de chantiers. Il ne savait pas par exemple qu'une formation était obligatoire. Et son employeur en profitait largement : « Normalement, il doit nous donner des masques à filtre, avec un petit moteur qui tourne et qui donne l'air. Avant de rentrer, tu mets des combinaisons et ces masques. Mais il ne nous donnait pas ça au début ! A la fin, il en a ramené... Mais que pour ceux qui avaient des papiers. »

A plusieurs reprises, Djibril et son équipe ont essayé de s'organiser pour s'opposer à leur chef. Sans réussir. « Si tu essaies de t'imposer, de demander tes droits, il te met à la porte ! On n'a pas le choix... Pour lui, les travailleurs noirs, c'est rien du tout, c'est de la merde que tu utilises, et quand tu as fini, tu jettes. »

Son employeur lui avait promis à plusieurs reprises de l'aider pour avoir des papiers en règles : il devait envoyer des documents spécifiques à la préfecture pour appuyer la demande de régularisation de Djibril. Dans la pratique, explique son ancien employé, les documents n'étaient jamais les bons. Aujourd'hui, Djibril en est convaincu : l'entrepreneur le faisait exprès, pour le garder dans une situation précaire. « C'est de l'esclavage. »

La responsabilité des sous-traitants

Si Mahamadou et Djibril ont reçu des papiers en règle, c'est grâce au soutien d'un syndicat, la CGT. Le secrétaire général de la section du syndicat à Bobigny, Jean-Albert Guidou est en quelque sorte devenu le « référent » sans-papiers de son syndicat en Seine-Saint-Denis. Il estime traiter d'un millier de cas par an.

Sur son bureau, les dossiers s'empilent. Des personnes qui n'ont théoriquement pas le droit de travailler en France, mais qui sont recrutés dans des secteurs tels que le nettoyage, la gestion des déchets, l'aide à la personne, l'agriculture, la logistique... et bien sûr le bâtiment. Des secteurs « essentiels et non délocalisables », explique le syndicaliste, et qui peinent à trouver la main d’œuvre nécessaire à un prix abordable.

C'est là que le statut des sans-papiers les intéresse. Particulièrement précaires, ces derniers peuvent difficilement refuser des conditions de travail que n'accepteraient jamais des salariés français.

« Un travailleur sans papier, même s'il a signé un contrat à durée indéterminée, si l'entreprise veut s'en débarasser, elle n'a aucune difficulté à le faire ! Quand il s'agit de faire travailler des gens en dépassant le nombre d'heures légal, elle n'a aucune difficulté à le faire ! » Sans compter les heures supplémentaires non rémunérées, évoquées par Mahamadou. Ni les conditions de sécurité insuffisantes, décrites par Djibril.

Revenons au cas du village olympique. La Société de livraison des ouvrages olympiques (SOLIDEO) avait promis un chantier exemplaire, qui respecterait le droit du travail. Par courriel, l'établissement public nous précise par ailleurs qu'il condamne fermement ces pratiques de recrutement des sans-papiers dans des conditions illégales : « Plus largement, la SOLIDEO ainsi que les 33 autres maitres d’ouvrages et toutes les entreprises intervenant sur les chantiers olympiques se sont engagées à respecter la Charte en faveur de l’emploi et du développement territorial. Cette charte a été adoptée en conseil d’administration de la SOLIDEO en juillet 2018 avec le soutien de l’ensemble des partenaires sociaux. L’exemplarité en matière de lutte contre le travail illégal y est pleinement affirmée. »

Dans ce cas, comment expliquer que Mahamadou se soit retrouvé à travailler au village olympique ? C'est grâce aux sous-traitants, répond Jean-Albert Guidou. Une entreprise présente sur le chantier des Jeux, GCC, a eu recours à ces sous-traitants pour obtenir de la main d'œuvre. « Nous n’avons pas le pouvoir ni le droit de contrôler la manière dont les sous-traitants recrutent leurs ouvriers », explique l'entreprise. « Nous ne pouvions donc pas savoir que les ouvriers étaient sans papier d’identité personnel. Nous l’avons appris par l’inspection du travail suite à des contrôles dont elle a le pouvoir. » La collaboration avec le sous-traitant a été interrompue, une plainte a été déposée.  Même réponse de la part de la Solidéo : elle ne peut pas contrôler les documents d'identité des ouvriers présents sur le chantier.

C'est là le nœud du problème, souligne Jean-Albert Guidou : « Le fait que les grands groupes et les entreprises de taille moyenne fassent appel de manière systématique soit à l'intérim, soit à la sous-traitance, aboutit au recrutement de travailleurs sans papiers. Les sous-traitants sont là juste pour envoyer de la chair à chantier. Or, l'entreprise principale considère qu'à partir du moment où elle a signé un contrat commercial, elle n'est pas responsable de la réalité de ce que peuvent vivre les travailleurs ! Elles n'ont de rapport qu'avec l'entreprise sous-traitante. L'entreprise sous-traitante, elle prend un risque... si elle est prise. C'est ça, le système aujourd'hui. »

Et le syndicaliste s'inquiète : d'après lui, plus les Jeux olympiques approcheront, plus certains sous-traitants embaucheront des sans-papiers pour finir dans les temps le chantier.

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