Récit

Yves Klein, ou l’apologie du vide

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À la recherche de l’immatérialité et de l’infini, Yves Klein s’est immergé tout entier dans un bleu outremer, nommé International Klein Blue. Mais l’artiste à la carrière fulgurante, disparu brutalement en 1962, se fascinait aussi pour l’absence de matière. Beaux Arts vous invite à plonger dans l’œuvre du maître du vide.
Yves Klein, Anthropométrie de l’époque bleue
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Yves Klein, Anthropométrie de l’époque bleue, 1960

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Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile • 156,5 x 282,5 cm • Coll. Centre Pompidou, musée national d'Art moderne, Paris • © Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2018

Un jour, ils firent un geste, un petit rien, inattendu, intempestif, incongru. Au début, cet acte passa presque inaperçu, remarqué seulement par quelques initiés. « Ils », ce sont ces artistes du XXe siècle, somme toute fort peu nombreux, qui tentèrent leur coup inopinément et le réussirent : Duchamp et sa Fountain, Andy Warhol et ses Brillo Box, Piero Manzoni et ses boîtes de Merda d’artista, par exemple… Yves Klein et son « Vide » aussi, très probablement. L’histoire de l’art enregistre ces « coups » de (mauvais?) génie, inesthétiques, anesthétiques ou simplement de mauvais goût en raison de leur irruption subite dans le domaine infiniment extensible – on le sait maintenant – des pratiques authentifiées comme artistiques.

Seules demeurent l’originalité du geste inaugural et l’unicité de la « première fois ».

« Coups » imprévisibles, uniques, non répétables, non reproductibles, en principe inimitables, semblables à autant de « big bang » auxquels d’ingénieux et perspicaces spécialistes de l’art contemporain, historiens et critiques, tentent de conférer le statut d’actes fondateurs de l’art contemporain. On peut, certes, les copier, les contrefaire, les plagier – Duchamp ne fut-il pas le premier à reproduire ses ready-made ? – et tirer bénéfice des doublons et des redites, astucieusement exploités sur le marché de l’art par quelque négociant avide. Reste que la magie ne se répète pas. Seules demeurent l’originalité du geste inaugural et l’unicité de la « première fois ». Ce qui importe, ce n’est pas ce que sont ces gestes mais ce qu’ils ont déclenché.

Yves Klein, Sculpture aérostatique. Vernissage époque bleue Galerie Iris Clert, Paris
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Yves Klein, Sculpture aérostatique. Vernissage époque bleue Galerie Iris Clert, Paris, 1957

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© Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2018

Hommage soit donc rendu à Yves Klein pour ses trouvailles inédites et plaisantes, pour ses obsessions plutôt aimables, tels son lâcher de ballons place Saint-Germain-des-Prés, ses « pinceaux vivants », son amour de Delacroix, le bleu outremer, « absolu », de ses Monochromes, ses fantasmes, en apparence discrets, et sa libido « soft » – pour cause de bienséance – qui lui évitent de sombrer dans l’exhibition racoleuse. N’empêche ! Quel adolescent de cette époque pudibonde, à l’austérité toute victorienne, n’aurait pas cassé sa tirelire pour contempler trois jeunes femmes nues s’enduire à pleines mains, les seins et les cuisses, de peinture bleue, puis se trémousser contre un mur ou sur le sol ?

Yves Klein, Anthropométrie de l’époque bleue à la galerie internationale d’art contemporain à Paris
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Yves Klein, Anthropométrie de l’époque bleue à la galerie internationale d’art contemporain à Paris, 9 mars 1960

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© Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2018, Photo Harry Shunk

Mais, en 1960, le climat n’est pas encore à la libération sexuelle. Dommage, diront certains en pensant au projet de « sculptures tactiles » que Klein renonça à réaliser : des boîtes fermées, uniquement percées de deux trous pourvus de manchons au travers desquels il eût été possible d’introduire les bras afin de palper des jeunes femmes nues placées à l’intérieur. Étant donné, le dispositif imaginé par Marcel Duchamp, invitait le spectateur à lorgner, au travers de deux petits trous percés dans une porte en bois, une femme nue gisant les cuisses écartées. Chez Klein, le « tâteur » aurait remplacé le voyeur : un peep-show sans les yeux, une sorte d’Étant donné inversé, clin d’œil, si l’on peut dire, à Duchamp ? : on touche mais on ne voit pas.

L’art n’est réaliste que lorsqu’il est irréaliste

La matière, le corps et la chair – assortie du mystère obsédant de l’incarnation – confinent bien, chez Yves Klein, à l’obsession. Juste de quoi équilibrer, dans une tension permanente, sa fascination pour l’immatériel ; manière aussi de justifier son rôle initial de chef de file du Nouveau Réalisme, dont les exigences – énoncées dans le manifeste de 1960 – ne seront jamais totalement à la hauteur des siennes. Car en fait, accéder au « nouveau réalisme de la pure sensibilité » – selon l’expression de Pierre Restany – suppose, pour Yves Klein, une ascèse à laquelle il se livre à l’excès : libérer l’art de ses pesanteurs représentative, picturale, mimétique, iconique, rétinienne, et démontrer que l’art n’est art – et qu’il n’est jamais si réaliste – que lorsqu’il est irréaliste.

Yves Klein, Grande Anthropophagie bleue, hommage à Tennessee Williams (ANT 76)
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Yves Klein, Grande Anthropophagie bleue, hommage à Tennessee Williams (ANT 76), 1960

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Pigment pur et résine synthétique • 275 x 407 cm • Coll. Centre Pompidou, musée national d'Art moderne, Paris • © Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2018 Photo Philippe Migeat © CNAC/MNAM dist RMN

Tel est le programme plutôt chargé, proclamé dès 1959, qui vise ni plus ni moins au « dépassement de la problématique de l’art ». Seule rescapée de cette table rase, la couleur, mais pas n’importe laquelle : le bleu, non seulement parce qu’il rappelle la mer et le ciel mais parce qu’il est, précise Klein, « ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible ». En 1957, lors de l’exposition milanaise de son « epoca blu » – onze panneaux monochromes – la critique donne dans le dithyrambe hyperbolique. Aujourd’hui, on dirait familièrement qu’elle « pète les plombs » : « À côté de ces œuvres, le fameux Carré blanc sur fond blanc de Malévitch paraît d’un baroque échevelé » ! En réalité, ce bleu est un presque bleu alibi, un prétexte ; il ne vaut que comme index, indice ou trace du cosmos. Seul importe l’univers qu’il suggère : l’absence de matière, l’éther, le vide, le rien, l’espace – évidemment infini – dans lequel, un beau jour d’octobre 1960, s’élance Yves Klein, tel Superman, histoire de se rendre compte par lui-même, dit-il !

Mise en scène du « vide »

Même si le cliché du vol plané à un côté « photoshopé », la performance s’est bien déroulée comme prévu. Klein a pu montrer ce qu’était un « homme en lévitation », loin des turpitudes du monde, à mille lieues – du moins en pensée – des choses humaines, trop humaines. La même année, Godard viole allègrement les codes cinématographiques dans À bout de souffle. Il prépare déjà son brûlot anticapitaliste Pierrot le fou, dans lequel il obligera Belmondo, le visage peinturluré de bleu, à pousser des cris, des cris bleus donc, comme ceux que pousse Charles Estienne, en 1957, dans le petit film réalisé par Yves Klein pendant la séance des « pinceaux vivants ». Silence, de John Cage, parvient à faire au moins autant de « bruit » que la Symphonie monoton-silence qui, composée par Klein, accompagne les premières Anthropométries.

Yves Klein, Le Saut dans le vide, Fontenay-aux-Roses
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Yves Klein, Le Saut dans le vide, Fontenay-aux-Roses, octobre 1960

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© Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris – Collaboration Harry Shunk and János Kender © J. Paul Getty Trust. Collaboration Harry Shunk, 1924–2006 et János Kender, 1938–2009. Getty Research Institute, Los Angeles (2014.R.20), Photo Harry Shunk

Le 4 janvier 1960, Albert Camus se tue dans un accident de voiture ; deux ans auparavant, après avoir assisté au vernissage du « Vide » à Paris, l’auteur de la Chute avait fait parvenir à l’artiste un petit feuillet avec ces simples mots quelque peu ironiques et d’une subtile ambiguïté : « Avec le vide, les pleins pouvoirs ». Le vide aurait donc la propriété de conférer notoriété et puissance. On ignore si Klein a pris soin de répondre. Ce qui est certain, c’est l’ingéniosité et la minutie avec lesquelles il a organisé, à destination du Tout-Paris, la mise en scène du « Vide », jusqu’au libellé énigmatique du carton d’invitation : « Iris Clert vous convie à honorer de toute votre présence affective l’avènement lucide et positif d’un certain règne du sensible… ».

Tout cela pour des murs blancs, un baldaquin et des vitres en IKB (International Klein Blue) ! Les théologiens du Moyen Âge, irrités à l’idée que la nature puisse amoindrir la toute-puissance de Dieu en manifestant à tout bout de champ son horreur du vide (« natura abhorret vacuum ») avaient condamné le fameux principe aristotélicien. Lui, Klein, se pose en démiurge et relève le défi : rien à voir que du vide. Décidément, Albert Camus connaissait ses humanités. Cet amalgame entre le vide et le rien est toutefois fallacieux. Car ce vide, exhibé devant les 2ooo spectateurs ébahis et enthousiastes entassés tant bien que mal devant et dans la galerie d’Iris Clerc, n’est pas rien. Plus qu’un évidement, il apparaît aussi, et surtout, comme un évitement, une occultation de la vraie vie qui végète, à l’époque des débuts du gaullisme, hors des cimaises parisiennes, comme une fuite aussi – paradoxale pour un « Nouveau Réaliste » – devant la réalité vraie.

Le messager du monde virtuel

Précurseur des grands shows artistiques, Yves Klein pourrait bien être, également, avec le recul, l’annonciateur d’une époque désenchantée, la nôtre, avant-gardiste théâtral de l’« ère du vide », de l’art gazeux, de l’irrésistible et inquiétante virtualisation du monde vécu, ou plutôt du monde tel qu’on le vit : univers qui croule sous la profusion d’images au point qu’on ne voit plus que l’image et non pas ce qu’il y a derrière elle. De la dématérialisation de l’art, à l’ordre du jour dans le monde de l’art des années 1960, on est passé, aujourd’hui, à la désubstantialisation, à la résorption progressive des contenus « réels », sociaux, politiques et économiques, aux festivals mercantiles et mondialisés du « culturel », autrement dit, à l’art de la dématérialisation, mystificateur et futile.

Exposition « le Vide », Galerie Iris Clert, paris
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Exposition « le Vide », Galerie Iris Clert, paris, avril-mai 1958

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© Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2018

Yves Klein n’y est donc certainement pas pour… rien, lui qui fut, maintes fois, avec un sens aigu de l’autopromotion, le grand ordonnateur méticuleux du vide fondé sur le rien. Il n’est pas facile de raconter l’histoire du rien, lequel, par définition, n’a ni début ni fin. Tout au plus pourrait-on concevoir que ce « rien » serve de thème à une métaphysique – du vide ! – ou bien encore qu’il soit l’argument de cette « cosmogénèse » dont Yves Klein aurait été – selon Pierre Refuny – l’initiateur, voire le gourou, promoteur d’un indéfinis, sable situé entre le « je-ne-sais-quoi » et le « presque rien ».

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Cet article est paru dans le hors-série « Yves Klein, corps, couleur, immatériel », éd. Senso, 2006, 66p.

Retrouvez dans l’Encyclo : Yves Klein Nouveau réalisme

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