La moralité est-elle universelle ou varie-t-elle selon les cultures ? Pourrait-elle être si différente d'une culture à l'autre qu'il serait difficile d'adopter des règles éthiques internationales sur différents sujets ?

Afin de répondre à cette question, Bence Bago, chercheur en psychologie à l'Institute for Advanced Study in Toulouse et de nombreux collègues internationaux ont soumis des dilemmes moraux à 27 502 personnes dans 45 pays sur tous les continents.

Leurs résultats ont été publiés en avril 2022 dans la revue Nature Human Behaviour.

Les perspectives utilitaristes et déontologiques

Les jugements moraux sont souvent étudiés à partir de dilemmes dans lesquels deux approches de la moralité sont en conflit.

Dans la première, l'utilitarisme (ou conséquentialisme), ce qui est le plus important à prendre en compte pour juger de la moralité d'une action, ce sont les conséquences de cette action. Une action est moralement acceptable si elle maximise le bien-être et minimise les conséquences néfastes pour un plus grand nombre de personnes.

Dans la deuxième, le déontologisme, le facteur le plus important est la nature intrinsèque de l'action qui est moralement acceptable si elle est conforme aux principes absolus portant sur les droits et des devoirs.

Le dilemme entre ces deux principes joue un rôle prépondérant dans les décisions législatives et politiques, qu'il s'agisse de décisions relatives aux allocations budgétaires dans le domaine de la santé ou de dilemmes liés aux véhicules à conduite autonome, mentionne le communiqué des chercheurs.

Le dilemme du tramway

Ce conflit est bien illustré par le dilemme du tramway qui intéresse depuis longtemps les philosophes et les psychologues. Plusieurs versions ont été conçues afin d'étudier divers facteurs situationnels qui peuvent influencer le jugement moral. Une version se présente comme suit :

Vous êtes un contrôleur ferroviaire. Un tramway dont les freins ont lâché dévale la voie ferrée. Devant vous, sur la voie, se trouvent cinq ouvriers. Le tramway se dirige droit sur eux, et ils seront tués si rien n'est fait. Vous vous trouvez à une certaine distance dans la gare de triage, près d'un levier. Si vous tirez ce levier, le chariot passera sur une voie latérale et vous pourrez sauver les cinq ouvriers sur la voie principale. Vous remarquez qu'il y a deux ouvriers sur la voie latérale. Deux ouvriers seront donc tués si vous tirez le levier et changez de voie, mais les cinq ouvriers de la voie principale seront sauvés. Est-il moralement acceptable pour vous de tirer le levier ?

Un décideur déontologique soutiendrait que tirer le levier est moralement inacceptable. (Notez que les principes déontologiques sont souvent plus complexes que cela. Certaines règles déontologiques permettraient le geste dans cette situation). D'un autre côté, l'utilitarisme suggérerait qu'il est moralement acceptable de tirer le levier, car cela permettrait de maximiser le nombre de vies sauvées.

Dans une autre version du dilemme (le scénario de la « passerelle »), il faut pousser un homme d'une passerelle devant le tramway pour sauver la vie de cinq personnes. Cet homme mourra mais arrêtera le tramway.

Force physique et intentionnalité

Les travaux influents du psychologue Josh Greene et de ses collègues ont montré un rôle de facteurs situationnels dans le jugement moral. Les gens sont moins susceptibles de prendre une décision conforme à la perspective utilitariste dans le scénario de la passerelle que dans celui de l'aiguillage.

Ils sont plus susceptibles de juger les actions préjudiciables, comme pousser l'homme devant le tramway, comme inacceptables s'ils ont à utiliser leur force physique pour les commettre et si elles sont intentionnelles.

L'objectif de la présente étude était de vérifier si les personnes vivant dans des cultures différentes réagissent différemment aux mêmes facteurs situationnels. Les chercheurs ont présenté aux participants différentes versions du dilemme du tramway dans lesquelles ils ont manipulé la présence de la force physique et l'intentionnalité des actions.

Ils s'attendaient à ce que les effets de la force physique et de l'intentionnalité sur les jugements moraux soient culturellement universels, car basés sur des émotions sociales qui seraient culturellement universelles selon des études.

Ils s'attendaient également à certaines variations culturelles. Les personnes vivant dans des cultures collectivistes sont censées ressentir ces émotions plus fréquemment et plus intensément. Ils prédisaient donc que les personnes vivant dans des cultures collectivistes seraient plus sensibles aux effets de la force physique et de l'intention que celles vivant dans les cultures individualistes.

Universalité des jugements moraux

« Les résultats ont été d'une clarté saisissante », rapporte le chercheur. Indépendamment de leur pays ou de leur culture, les gens pensent uniformément que les actions sont moins moralement acceptables si elles sont intentionnelles et si la force physique est utilisée. « Cette partie du jugement moral est donc culturellement universelle et régie par des processus cognitifs ou émotionnels de base qui sont universels à toute l'humanité. »

Dans l'ensemble, les résultats montrent que :

  1. les effets négatifs de l'utilisation d'une force personnelle et de l'intention sur les choix utilitaires sont universels ;

  2. un effet de l'interaction entre l'intention et la force personnelle a été observé dans les groupes des pays du Sud et de l'Ouest, ce qui montre que les gens sont moins susceptibles de soutenir le sacrifice de la vie d'une personne pour sauver la vie de plusieurs autres, s'ils doivent à la fois s'engager intentionnellement dans une action et utiliser la force personnelle ;

  3. cette interaction n'est pas fortement liée au collectivisme et à l'individualisme au niveau individuel ou national.

« Nous ne vivons pas dans un monde où les cultures sont si différentes les unes des autres qu'elles ne peuvent trouver de compromis pour créer des politiques sur des principes éthiques communs », conclut le chercheur. « Nous devons simplement apprendre à nous appuyer sur nos universaux culturels et à les utiliser comme bases pour notre éthique interculturelle. Contrairement à ce que beaucoup d'entre nous pensent, notre moralité ne dépend pas autant de notre culture ou de notre nationalité qu'il n'y paraît. »

Pour plus d'informations sur la psychologie de la moralité, voyez les liens plus bas.

Psychomédia avec sources : Psychology Today (Bence Bago), Nature Human Behaviour.
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