À eux le Banksy : enquête sur les pieds nickelés qui ont volé la porte du Bataclan

Après les attentats du 13-Novembre, une œuvre de Banksy était apparue comme par magie sur une issue de secours du Bataclan. Misère : quelques mois plus tard, la porte était dérobée. Hugo Wintrebert a retrouvé les principaux suspects. (Cette enquête, publiée dans notre numéro de juin 2022, a valu à son auteur le prix Jeune Journaliste de la Fondation Varenne.)
« La Jeune Fille Triste » de Banksy sur la porte du Bataclan.
« La Jeune Fille Triste », de Banksy, sur la porte du Bataclan.AFP

La camionnette blanche s’est garée à 4h03. Trois hommes gantés, capuche sur la tête, masque sur le visage, se précipitent vers une porte. L’un d’eux scie les gonds et le groom à l’aide d’une disqueuse, tandis que les deux autres y vont à la barre à mine. À 4h10, la porte de plusieurs dizaines de kilos est arrachée. Les malfaiteurs l’embarquent dans une camionnette et s’évaporent dans un crissement de pneus. Dix minutes plus tard, les policiers débarquent avec la sale impression de revenir dans un lieu hanté. Ce 26 janvier 2019, une nouvelle fois, le Bataclan a été attaqué.

Le vol s’est produit au niveau du passage Saint-Pierre-Amelot. Tout le monde connaît cette ruelle étroite du 11e arrondissement de Paris: c’est ici que l’une des vidéos les plus glaçantes des attentats du 13 novembre 2015 a été saisie. On y voit des spectateurs épouvantés s’échapper de l’enfer, entre cris d’horreur et balles qui claquent. C’est l’une de ces issues de secours qui a été dérobée. Pas n’importe laquelle.

Six mois avant le vol, Banksy est à Paris. Muni d’aérosols et de pochoirs, le maître du street art, qui garde son identité secrète, en profite pour peindre huit œuvres. Porte de la Chapelle, il dessine une petite fille juchée sur un escabeau en train de recouvrir une croix gammée de motifs roses. Il disperse quelques rats sur les murs de Montmartre, puis reproduit un maître qui tend un os à son chien dans le Quartier latin. Le 28 juin 2018, il revendique la paternité d’un dernier hommage sur son compte Instagram: « Fire Door, Bataclan », vite rebaptisé « La Jeune Fille Triste ». Une gamine voilée par le deuil, regard baissé, sans doute en pleurs, esquissée à l’aide d’une peinture blanche dégoulinante. Très vite, le portrait devient une sorte de plaque commémorative. Le propriétaire de la salle protège l’œuvre par un Plexiglas. Des touristes viennent l’admirer et instaurent sur place une ambiance de recueillement au milieu des perches à selfies.

Le vol d’un tel symbole suscite une indignation mondiale, relayée par le Guardian ou le New York Times. Le dossier est confié aux services du deuxième district de police judiciaire de Paris. Certains de ces enquêteurs étaient là juste après le carnage du 13 novembre pour réaliser les premières constatations au Bataclan. Ils font du vol de la porte une histoire personnelle. Problème: sur les images de vidéosurveillance, les visages sont dissimulés et impossibles à identifier. Les ADN retrouvés ne mènent nulle part. Et l’immatriculation de la camionnette blanche, un Citroën Jumper, demeure illisible. Les policiers se demandent si les malfaiteurs n’auraient pas couvert la plaque de laque pour créer un reflet. Du travail de professionnels.

La porte dérobée se situait passage Saint-Pierre Amelot.

Et si des apprentis djihadistes étaient venus souiller la mémoire des victimes ? Le parquet national antiterroriste suit l’affaire de près, des cyberpatrouilleurs écument les tréfonds d’Internet à la recherche d’une potentielle vidéo de revendication. La piste du trafic d’œuvres d’art finit par se dessiner. Banksy vaut cher. Son Parlement décentralisé, représentant des chimpanzés assis sur les banquettes vert olive de la Chambre des communes du Royaume-Uni, a trouvé preneur pour 11,1 millions d’euros en 2019. Un an plus tôt, « La Petite Fille Au Ballon » a été adjugée 1,2 million d’euros, avant de commencer à s’autodétruire: un broyeur à papier était dissimulé dans le cadre. La même œuvre abîmée sera ensuite vendue 21,8 millions d’euros. « La Jeune Fille Triste » est, elle, estimée entre 500000 et un million d’euros. Mais qui voudrait l’acheter, à part un collectionneur au fétichisme morbide? Quelques semaines après le forfait, les enquêteurs repèrent une image de la porte sur une annonce du site Leboncoin. L’homme est vite arrêté. Pas de chance: c’est un artiste en mal de visibilité, un affabulateur. Durant un an, toutes les pistes explorées vont s’avérer infructueuses.

Course-poursuite avec un hélico

Gare de Bourgoin-Jallieu, au nord de l’Isère. Devant, sur le parking, Franck m’attend dans une Peugeot 307 fatiguée. Après un quart d’heure de voiture à travers zones d’entrepôts, ronds-points et champs céréaliers, nous voici chez lui : une maison en bord de route avec des parpaings encore apparents. Un molosse roupille sur la terrasse en travaux. Après un passage obligé sur une palette en bois servant de paillasson, on pénètre dans un intérieur propret. Franck a 36 ans et l’apparence virile travaillée : cheveux gominés en arrière, barbe taillée en pointe, Ray-Ban Aviator sur le nez, bague nacrée à l’auriculaire. Dans l’affaire du vol du Bataclan, il est le principal suspect. Enfin, ils sont trois, tous évidemment présumés innocents. Quelques semaines son procès, Franck veut bien remonter le fil de son histoire, s’expliquer, même si les silences seront nombreux.

Tout commence par une enfance sans éclat dans une banlieue pavillonnaire de l’est de Lyon. Une mère auxiliaire de vie pour personnes âgées, un père perdu trop jeune. Franck est le deuxième d’une ribambelle de cinq frères. Pas mauvais élève mais plus motivé pour faire le clown que pour apprendre ses leçons. À 15 ans, il rêve de devenir restaurateur de véhicules anciens. Il se lance dans un CAP mécanicien poids lourds, commence par faire des vidanges, des joints de culasse, puis des embrayages. Il se plaint des horaires difficiles, du salaire de misère et d’un patron qui lui demande un peu trop souvent de nettoyer sa voiture. Le soir, il bosse dans une pizzeria, fait la plonge puis les livraisons. Avec ses économies, il s’offre sa première voiture, une Golf GTI 16, dont il parle avec émotion, en précisant bien la puissance du moteur et le carburant utilisé.

À 18 ans, il rencontre Kevin, un an de moins que lui mais déjà une réputation de petite frappe. Entente immédiate, les deux ne se quittent plus. Ensemble, ils vont titiller les gendarmes, s’adonnent au « cross bitume », du rodéo urbain sur des motos débridés. Puis, comme si cela tenait de l’évidence, Franck se spécialise dans le vol de véhicules. « On  tapait à l’ancienne, me raconte-t-il sans détour. On ouvrait les portières avec des ciseaux, marteau, tournevis, clé de 13. » Au début, il fait ça pour l’adrénaline et pour vaincre l’ennui. « Parfois, on volait juste pour savoir qui était le plus rapide. » Avec certaines voitures, ils jouent aux auto-tamponneuses, laissant les carcasses fumantes sur le bord de la route. Les autres, il les vend à des acheteurs peu scrupuleux. « J’ai vu que Kevin se prenait des grosses sommes. Je me suis dit: “Pourquoi pas moi ?” » Avec l’argent récolté, il aide ses proches, sort certains d’entre eux de mauvaises passes financières. « C’est pour ça que je suis apprécié. Je suis quelqu’un de droit et de juste. »

Il se décrit comme un Robin des bois, voleur certes mais avec des principes. Ne jamais s’attaquer aux voitures de particuliers, pas de violence, sauf quand un homme vient menacer son petit frère. Ce jour-là, Franck est sorti de ses gonds et a rossé l’importun, « par fierté ». Premier séjour en prison, six mois. À sa sortie, il se promet de ne jamais recommencer. Peu après, le voilà de nouveau au volant d’une voiture volée. Les gendarmes le poursuivent « sur 54 kilomètres, ils avaient même sorti l’hélico ». La course se termine dans des chemins de terre. Retour en prison, neuf mois.

Dehors, il se découvre père d’un petit garçon. Mais la mère est partie avec les dernières économies, après avoir placé l’enfant à la Ddass. Franck le récupère, promet de se ranger. Il se lève aux aurores, va retaper des charpentes, conduire des camions « super poids lourds » avec deux semi-remorques à la suite. Il acquiert aussi un pavillon, le rénove de fond en comble. Pendant ce temps Kevin vivote du RSA, loge toujours chez ses parents quand il n’est pas en détention. En 2010, il est condamné à sept ans de prison pour un vol avec séquestration. « Moi je ne fais pas de mal aux gens », tranche Franck, pour marquer sa différence.

Un Colt 45 à la ceinture

Pendant des années, les deux acolytes ne se parlent plus. En 2017, ils se recroisent dans une soirée et redeviennent meilleurs amis. Tout est oublié. Kevin est alors avec Nabila, une belle ambulancière, quand Franck entame une relation avec Sophie, jolie caissière puis responsable d’un Carrefour. Les deux couples deviennent inséparables. Après trois verres, Kevin se vante de ses faits d’armes, menus larcins et arnaques à la petite semaine. Il a toujours des idées de coups fumants, en propose certains à Franck, en souvenir du bon vieux temps. Mais l’autre hésite : il ne veut pas risquer de tout perdre.

Un soir de l’été 2018, Kevin se serait mis à parler de Banksy. Franck ne connaît pas. « Un artiste. Personne ne sait qui c’est, il peint des petits rats sur des panneaux dans la rue, ça vaut minimum 150 000 euros », décrit Kevin. Il évoque la porte du Bataclan, échafaude « un plan superfacile », parle de gros sous, plusieurs millions. « On a juste à aller la prendre. J’ai déjà un acheteur. » Ces derniers mois, Kevin traîne souvent avec Mehdi, un trentenaire au physique de boxeur, crâne chauve, avant-bras couverts de tatouages. L’ancien ouvrier en bâtiment mène grand train : villa avec piscine à La Seyne-sur-Mer, près de Toulon, mariage à Las Vegas, collection de voitures de sport. D’où lui vient l’argent ? Il jure avoir gagné 5,5 millions d’euros au Loto de la Saint-Valentin en 2017. Sur Instagram, il s’affiche en claquettes de marque et lunettes aux branches en forme de Kalachnikov. Ce fan de mode a aussi lancé une marque de T-shirts de luxe, BL1.D (prononcez blindé). La particularité ? Sur chaque pièce, vendue entre 300 et 600 euros, est cousu un minuscule lingot d’or 18 carats, façonné et gravé par un artisan joaillier. Le slogan ? « C’est la rue qui braque l’industrie du luxe. » Les rappeurs adorent : Hornet La Frappe ou Lacrim, deux idoles des jeunes, apparaissent en BL1.D. sur les réseaux sociaux.

Surtout, Mehdi est un amateur de street art. Le logo de sa marque est une couronne, un symbole souvent employé par Banksy, en hommage à Jean-Michel Basquiat. Dans son salon, il a accroché une tête de singe au goût discutable, également signée Banksy. Sa passion l’aurait-elle poussé à commanditer le vol du Bataclan ? Ou Kevin a-t-il agi de sa propre initiative pour faire plaisir à son nouvel ami ? Sur ce point crucial, les versions divergent. Franck assure quant à lui avoir tergiversé pendant des mois avant d’accepter. Qu’est-ce qui l’a fait replonger ? L’argent, d’abord : un dégât des eaux a menacé la toiture de son pavillon. Il y en a eu pour 100 000 euros de travaux, l’assurance ne remboursant que la moitié. La peur, ensuite : Kevin l’aurait un soir intimidé avec le Colt 45 qu’il porte parfois à la ceinture. « T’es sûr que tu ne veux pas venir avec moi ? » Trois coups seraient partis, sans le toucher. Franck me montre des impacts dans le mur de sa terrasse. Interrogées par les enquêteurs sur cet épisode, Nabila et Sophie n’ont pas confirmé. Lui le jure. Il a cédé à la pression, parce qu’il voyait son meilleur ami comme « un fou furieux, du genre à casser des genoux ou pire ».

La porte du Bataclan sur laquelle Banksy a peint son oeuvre.

Thomas SAMSON / AFP

Les semaines précédant le vol, Franck se rend à Paris à plusieurs reprises. Pour manifester dans le cortège des « gilets jaunes », assure-t-il. Le 12 janvier, son portable borne pourtant près du Bataclan, selon le rapport de police. Un repérage ? Il élude, tout comme il refuse d’évoquer la somme qu’il a touchée pour le vol. Il dit seulement avoir récupéré un camion rempli de matériel pour découper la porte quelques jours plus tôt. À l’intérieur, deux disqueuses et deux groupes électrogènes au cas où l’un ne fonctionnerait pas. À ce moment-là, il aurait aussi retrouvé un troisième complice, Danis. « Un mec supergentil, pas violent, influençable », recruté lui aussi par Kevin. Ils partent un soir de janvier, dans un camion floqué aux couleurs de la Mairie de Paris. Des gilets d’agents municipaux sont dans le coffre en cas de contrôle policier. Après une centaine de kilomètres, ils s’arrêtent sur une aire d’autoroute pour acheter un encas, qu’ils payent en liquide, histoire de ne pas laisser de trace. Pas de chance: le véhicule, trop vétuste, ne redémarre plus. Il faut reporter l’équipée parisienne. Franck nie avoir participé à cette première tentative. En revanche, il reconnaît avoir été au volant d’un autre camion blanc, la nuit du 26 janvier.

Ce soir-là, quand Franck, Kevin et Danis repartent, un silence de mort règne dans la camionnette jusqu’à Paris. Franck répète dans sa tête les gestes à exécuter. Il se donne cinq minutes pour finir le travail. Après, la police va débarquer, peut-être le prendre pour un terroriste et lui tirera dessus, s’imagine-t-il. Arrivé sur le périphérique parisien, il sent son cœur tambouriner dans sa poitrine. Il passe une première fois devant le Bataclan, aperçoit un gardien qui veille sur un chantier pas loin. Mais maintenant qu’ils sont là, impossible de reculer. Il fait un tour du pâté de maisons, se gare à une dizaine de mètres de la porte.

La porte sans l'oeuvre.

Une BMW fracassée par jalousie

Le retour vers l’Isère est nettement plus détendu. Franck respecte les limitations de vitesse pour éviter de se faire flasher. Arrivé chez lui au petit matin, il s’étale sur son lit, dort une partie de la journée. Le soir même, il organise une fête pour l’anniversaire du frère de Sophie. La télé est allumée au fond du salon. Soudain, un journaliste de BFMTV évoque le vol du Banksy au Bataclan. La réalité le rattrape. « Je n’avais pas conscience de m’attaquer à une porte qui est plus qu’une porte », me dit-il. Ce que les médias comparent à une « profanation » était pour lui juste un moyen d’effacer ses dettes.

Et encore : l’argent promis n’arrive pas. Kevin a bien livré le paquet à Mehdi le lendemain dans le Var, mais l’autre ne lui a rien remis. La nuit suivante, les trois hommes du Bataclan se rendent chez Mehdi, comme l’atteste le bornage de leurs téléphones. Pour récupérer une enveloppe ? Mystère. Une grande tension règne entre les protagonistes. Franck est largué par Sophie et soupçonne Kevin de vouloir le flouer. Il lui reproche aussi de se montrer trop bavard. « Moi, j’avais dit à tout le monde : “Surtout, fermez bien votre gueule” », se rappelle-t-il.

Au mois de novembre 2019, un témoignage anonyme parvient à la gendarmerie d’Heyrieux, dans l’Isère. Franck, Kevin et Danis sont soupçonnés d’avoir participé au cambriolage d’un magasin de bricolage, un Gedimat perdu entre Lyon et Bourgoin-Jallieu. Des perceuses, des disqueuses et des groupes électrogènes ont été volés, le 14 janvier. Soit douze jours avant l’opération du Bataclan. Les gendarmes font le lien entre les deux affaires, transmettent le tuyau à leurs collègues de la PJ. À Paris, les enquêteurs s’intéressent aux téléphones du trio. Aucun des portables n’a borné dans la capitale le 26 janvier. En revanche, tous se déplacent entre l’Isère et Paris cette nuit-là.

Le 21 janvier 2020 à la première heure, près d’un an après le vol, les gendarmes interpellent les trois suspects pour les interroger au sujet du cambriolage du Gedimat. Ils nient, brandissent des alibis et ressortent libres le soir même. Les voilà placés sur écoute. Nabila aussi est convoquée par les enquêteurs, qui vont jouer avec elle. Puisqu’elle se mure dans le silence, ils vont lui parler de Kevin. Sait-elle qu’il la trompe depuis des mois avec Sophie ? Ils sont navrés de le lui annoncer... Maintenant, il ne leur reste plus qu’à les écouter.

Les jours suivants, Nabila va beaucoup téléphoner: elle déverse sa haine à l’encontre de son ex-conjoint, décrit comme manipulateur et violent; elle menace de révéler tout ce qu’elle sait de lui. À un ami, elle décrit Kevin comme « un galérien » qui « vit de cambriolages, de-ci de-là ». Une digue cède: « Regarde à quel point il est con ! Il a quand même osé envoyer une photo de lui à 4 heures du matin avec son propre numéro et avec la porte. » Le selfie en question n’a jamais été retrouvé mais les enquêteurs ont bien la trace d’un MMS envoyé à 4 h 30, la nuit du vol. Dans d’autres discussions, Nabila se dit menacée par Mehdi, qui serait allé jusqu’à intimider ses frères. Il lui aurait proposé de l’argent contre son silence, lui assure avoir frappé Kevin. En fait, Mehdi a recouru aux services d’une maquilleuse professionnelle pour lui envoyer une photo de Kevin groggy, l’œil tuméfié.

Nabila a la rancune tenace. Elle envoie des dizaines de messages orduriers. Un soir, poussée par la haine et le désespoir, elle se rend chez les parents de Kevin et fracasse la BMW qu’il adore tant. Dans ce chaos où se mélangent rancœurs et meurtrissures, Franck prend le parti de Nabila. Un soir, il reçoit un SMS de Kevin: « Je t’arrache la tête si tu parles encore de Sophie et moi. Je viens, je te découpe en deux, tu vas payer le prix fort. »

Grâce aux écoutes téléphoniques, les enquêteurs sont aux premières loges du vaudeville. Entre deux bordées d’injures, ils comprennent que la porte serait en Italie, dans la cave d’un hôtel souvent fréquenté par Mehdi. D’ailleurs, il s’est rendu dans les Abruzzes trois jours après le vol du Bataclan avec deux personnes, dont son cousin. Une adresse se profile. Enfin, le 10 juin 2020, une quinzaine de carabiniers épaulés de trois policiers français se retrouvent dans un hôtel sans charme au bord d’une nationale, à 3 kilomètres de l’Adriatique. Une dizaine de chambres, 50 euros la nuit en hiver, 80 en été. De son propre chef, le gérant explique avoir déplacé la porte dans une ferme voisine. Nouvelle perquisition: la voilà, enfin, enveloppée dans du plastique noir et planquée dans les combles.

Le 11 juin 2020, le procureur local convoque une conférence de presse. Torse bombé, il présente l’œuvre de Banksy, se félicitant de l’étroite coopération entre les services italiens et français. À Paris, la PJ s’affole : présenter le butin avant d’avoir interpellé les voleurs, c’est multiplier les risques de fuite. Il faut vite arrêter les suspects.

Franck sait alors que la fin est proche. Résigné, il glisse un bout de papier avec le nom et le numéro de son avocat dans une poche de sa veste. Le 23 juin, comme à son habitude, il se lève à 5h30. En tirant les rideaux, il aperçoit des gros bras de la BRI prêts à intervenir, visière du casque encore levée. Il prend le temps de s’habiller, dit au revoir à son fils, puis sort sur le palier et invite les policiers à approcher. C’est fini.

Ce matin-là, Kevin et Mehdi sont aussi interpellés. Seul Danis réussit à s’échapper à temps de son domicile, une caravane posée dans un camp de gens du voyage à Heyrieux. Durant sa garde à vue, Franck le répète : non, il n’a pas participé aux préparatifs. La voiture blanche utilisée pour le casse ? Achetée par Kevin sur Leboncoin. Il parle aussi de Mehdi comme d’un commanditaire tatillon, qui devait vendre la porte aux États-Unis, où la cote de Banksy atteint des sommets. Il avait même prévenu: le paiement des trois complices était suspendu à cette transaction.

Des terroristes aux « pignoufs »

Mehdi, lui, balaie cette version. Peut-être a-t-il déjà fait part à Kevin de sa passion pour Banksy, très bien. Mais à aucun moment, il n’a incité au vol. Il précise même avoir été épouvanté en apercevant Kevin débarquer à son domicile peu après l’opération: « En fait, je me suis retrouvé devant le fait accompli. Ils arrivent chez moi avec cette porte, l’autre tout fier de son truc: “Regarde ce que j’ai ramené.” Moi, je lui ai dit: “T’es fou, qu’est-ce que tu veux que j’en foute de ton truc ?” Et il m’a dit: “Ça ne t’intéresse pas ?” Et je réponds: “Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? C’est une pierre tombale.” » Il reconnaît juste être allé cacher la porte en Italie, dans l’espoir d’enterrer « la connerie » de son ami.

Entendu à son tour, Kevin jure avoir découvert ce vol en lisant la presse. Quatre mois plus tard, sa version change : tout bien réfléchi, Franck et lui auraient eu l’idée de la porte, convaincus que Mehdi « allait la récupérer ». Franck a fait les repérages, en marge des manifestations des « gilets jaunes ». Il aurait aussi acheté la camionnette, avant de la détruire chez un ferrailleur. À aucun moment Mehdi n’aurait été mis dans la confidence. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ? » lui aurait-il dit en voyant la porte.

Allez hop, tous sont placés en détention. Franck se retrouve à la maison d’arrêt de Meaux, en Seine-et-Marne, loin des siens. Personne ne lui rendra visite. Son quotidien tourne autour de trois activités: « La muscu, la popote, un peu de ménage. » Son avocat finit par déceler un vice de forme dans la procédure. Au bout de dix mois de détention, Franck est libre. Il sort de prison le 8 avril 2021 sans portable, sans argent.

Le 11 juin 2020, la police italienne présente l'oeuvre retrouvée.

Alessandro Serrano/Photoshot/ABACA

Alors que le procès des voleurs s'ouvre ce 8 juin devant le tribunal correctionnel de Paris, la notion de bande organisée ne figure plus dans le dossier de l’instruction. « Cette affaire est l’archétype du dossier qui fait pschitt, relativise son avocat, Maître Romain Ruiz. On part d’un potentiel dossier d’apologie du terrorisme, on termine avec trois pignoufs de l’Isère qui volent une porte sans trop savoir quoi en faire. » Le procès s’annonce électrique, en espérant qu’il permette d’éclaircir les dernières zones d’ombre : qui est le commanditaire ? Quel était le degré de préméditation ? Et surtout : pourquoi voler une porte forcément invendable ? «  L’accusation devrait souligner l’importance du vol, au-delà du montant estimé de la porte, prévoit déjà Maître Dimitri Grémont, conseil de Kevin. Mais on est face à des auteurs qui n’ont pas mesuré la portée symbolique de leur vol. La preuve, ils n’ont pas vraiment pensé à la difficulté d’écouler la porte. »

Et l’œuvre, que devient-elle ? Après avoir trôné quelques jours dans les salons d’apparat de l’ambassade de France à Rome, elle a été entreposée dans les locaux plus austères de la PJ de Paris, avant d’être remise au propriétaire du Bataclan. Qu’en fait-il aujourd’hui ? Interrogé, l’homme préfère rester discret sur le sujet, comme s’il craignait de ranimer les convoitises. À l’abri des regards, « La Jeune Fille Triste » pleure en silence.