Presque à chaque fois, le scénario semble se répéter. Une mesure économique impopulaire déclenche une vague de contestation à travers le pays où une partie des slogans finissent par prendre une tournure politique. Les manifestations sont ensuite violemment réprimées et, pour les mater à l’abri des regards, le régime active l’une de ses armes fatales, le blocage d’internet. Depuis plus de quatre ans, la République islamique est ainsi régulièrement confrontée à des mobilisations d’intensité plus ou moins importante. Et si chaque vague dispose de sa propre dynamique – parfois violente –, les racines profondes de la colère sont souvent les mêmes.
Depuis mai dernier, c’est la fin des subventions sur les prix de la farine et de l’huile qui a mis le feu aux poudres, entraînant la multiplication des rassemblements et des grèves dans les petites villes du pays. Soumis à la pression maximale américaine, Téhéran n’est pas en mesure d’exporter ses hydrocarbures et doit de surcroît composer avec les conséquences économiques de l’invasion russe en Ukraine, puisque 30 % de son blé provient des greniers de Kiev et de Moscou. « L’économie de la résistance » promue par le guide suprême Ali Khamenei est à bout de souffle. Les Iraniens aussi. Une colère galvanisée par l’effondrement, le 23 mai, de l’immeuble Metropol en construction à Abadan, dans la province du Khouzestan, avec, pour bilan provisoire 41 morts. Plus tôt en 2021, c’est la mauvaise gestion de l’eau dans un contexte de sécheresse généralisée qui a attisé le courroux d’une frange de la population.
Des épisodes qui s’inscrivent dans la continuité de la séquence ouverte à la fin de 2017 par une histoire d’œufs et d’essence, dont la hausse des prix avait alors cristallisé un mécontentement d’une étendue sans précédent : les plus grandes manifestations que le pays ait connues depuis le mouvement vert en 2009. Sans compter le tournant de 2019, lorsque l’augmentation du prix des carburants avait provoqué l’ire des contestataires contre une décision estimée injuste, tandis que Téhéran était simultanément critiqué dans sa zone d’influence, de manière très explicite en Irak ; de façon plus restreinte au Liban. Un chapitre marqué par une répression particulièrement féroce dont on peine encore à mesurer l’ampleur. À l’époque, l’agence de presse Reuters avait rapporté la mort de 1 500 personnes en moins de deux semaines après le déclenchement du soulèvement le 15 novembre.
Destructions de guerre
Alors qu’en 2009 la contestation avait d’abord touché les grandes villes, qu’elle représentait surtout la classe moyenne et que des leaders pouvaient prétendre en incarner l’esprit, les mouvements se distinguent depuis 2017-2018 par leur spontanéité et témoignent d’une sociologie autre, déployée sur un territoire plus large, incluant également des petites localités et des villes de taille moyenne. « La topographie et la morphologie des contestations montrent que la plupart des classes moyennes inférieures, des anciens membres de la classe moyenne qui ont maintenant déménagé dans les villes satellites en raison du coût de la vie, ainsi que des habitants des petites villes à fort taux de chômage les ont rejointes », avance le sociologue Hossein Ghazian. « Ces manifestations sont généralement représentées par les personnes situées dans les déciles inférieurs de la répartition des revenus », estime pour sa part Mahdi Ghodsi, économiste au sein du Vienna Institute for International Economic Studies. Non pas que les classes moyennes, précise-t-il, ne seraient pas affectées par ces politiques, mais parce que le prix à payer pour une telle implication est devenu trop lourd. Le régime a intensifié sa répression au cours des dernières années et multiplié les exécutions. Selon le rapport annuel sur la peine de mort en Iran publié conjointement le 28 avril dernier par les ONG Ensemble contre la peine de mort et Iran Human Rights, la République islamique a enregistré une hausse de 25 % du nombre d’exécutions capitales en 2021, passant de 267 en 2020 à 333 l’an dernier.
Pour certains, cette érosion visible de la popularité du régime combinée à la déliquescence de l’économie ne peuvent à terme que mener à sa chute. Pour d’autres, mieux vaut ne pas sous-estimer les ressources internes qui permettent à la République islamique de résister et de se maintenir, malgré les défis colossaux qui l’assaillent, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières. Le retrait unilatéral de Washington de l’accord sur le nucléaire en 2018 et la réimposition des sanctions économiques contre Téhéran ont porté un coup terrible au pays. « Les sanctions l’ont ciblé dans son ensemble mais ce sont les plus pauvres qui ont eu à subir les conséquences les plus dures », insiste Djavad Salehi-Isfahan, professeur d’économie à la Virginia Tech University, basée aux États-Unis. « Pour les classes moyennes, le problème qui s’est posé est celui de la baisse du niveau de vie, pas celui de la nutrition ou des enfants qui sont jetés à la rue pour vendre des choses au lieu d’être à l’école », poursuit-il. Près de 33 % des Iraniens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Frappé une première fois en 2011, puis, plus violemment encore, en 2018 – après une courte période de croissance en 2016-2017 liée au deal conclu avec les Occidentaux – l’Iran traverse une période de grande détresse socio-économique, marquée également par l’effondrement de la monnaie et la fuite des cerveaux. « La force et l’ampleur des sanctions secondaires américaines pourraient être comparables aux destructions par la guerre », résume Mahdi Ghodsi. Ces mesures punitives conjuguées à la mauvaise gestion et à la corruption endémique ont entraîné un déficit et une forte inflation qui tourne aujourd’hui autour de 40 %. « Les inégalités ont augmenté de sorte que le coefficient de Gini (indicateur synthétique d’inégalités de salaires) a atteint les mêmes niveaux qu’il y a 45 ans, c’est-à-dire avant la révolution pour l’égalité », souligne Hossein Ghazian, en référence à la révolution iranienne de 1979 dont les objectifs phares étaient la justice sociale, la liberté et l’émancipation de toute tutelle extérieure.
« Laissez la Palestine tranquille »
Pourtant, malgré la responsabilité accablante des sanctions US dans les difficultés économiques que vivent aujourd’hui les Iraniens, nombre de slogans accusent d’abord et avant tout le pouvoir. En début de semaine, retraités et employés du gouvernement à la retraite ont manifesté dans des dizaines de villes contre la hausse des prix exigeant une meilleure pension. Certains ont scandé des slogans très critiques vis-à-vis du régime, comme « Ils ont menti en disant que l’Amérique est notre ennemi, notre vrai ennemi est ici » ou encore « Laissez la Palestine tranquille. Pensez à nous ». Depuis plusieurs années, la contestation s’attaque souvent à la politique étrangère iranienne jugée trop coûteuse, au détriment de la population.
« La nature des principales vagues de protestation récentes depuis 2018 a été plus réactive que proactive », commente Hossein Ghazian. « L’une des dimensions les plus courantes de ces slogans a peut-être été de lier la colère et les ressentiments à la façon dont le pays est dirigé, y compris à la politique étrangère et au rôle du chef. Il semble ainsi que la demande la plus essentielle des manifestants soit de mettre fin à cette approche de la gouvernance. » Depuis 2018, différentes mobilisations sociales ont eu lieu, incluant notamment grèves et rassemblements des travailleurs dans les secteurs du sucre et du pétrole. « Les plus récentes ont été les manifestations des enseignants qui ont pris une dimension relativement nationale », note Mahdi Ghodsi. « Cependant, l’absence d’une direction de l’opposition empêche la coordination entre les différents types et formes de contestation. ».
Confrontés régulièrement à de nouveaux foyers de révolte, le régime ne semble pas prêt à faire de grandes concessions. Certes, il y a des annonces qui visent à calmer momentanément la colère populaire. Comme lorsque le président Ebrahim Raïssi a exigé le 16 mai dernier le versement de mesures compensatoires allant jusqu’à 13 dollars aux plus pauvres. Ou, encore, cette déclaration récente du gouvernement promettant l’augmentation des pensions des retraités de 60 %. Pas assez cependant pour les principaux concernés qui jugent ces démarches peu efficaces face à la flambée des prix. Dans le même temps, le gouvernement Raïssi n’est pas prêt à desserrer l’étau autour des libertés individuelles et le régime a recours à la rhétorique qu’il maîtrise le mieux pour justifier ses manquements : la main de l’étranger. Le contexte y est d’autant plus propice que la guerre de l’ombre que se livrent Téhéran et Tel-Aviv depuis deux décennies s’est intensifiée ces dernières années, Israël étant même parvenu à assassiner le 22 mai dernier un membre des gardiens de la révolution en plein Téhéran. Samedi, le guide suprême de la révolution islamique a mis sur le compte d’ennemis extérieurs les récentes manifestations, accusant ceux-ci de vouloir renverser le régime.
commentaires (6)
Et comment ils font d’aider le Hezbollah, s’ils sont au bout du fil? Peut-être c’est le contraire le Hezbollah aide les molahs avec leur commerce de drogue , des vrais mafiosi….
Eleni Caridopoulou
21 h 23, le 09 juin 2022