"En France, une infime partie des sites Internet est accessible aux personnes en situation de handicap"

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"En France, une infime partie des sites Internet est accessible aux personnes en situation de handicap"

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On estime qu'adapter un site pour les personnes aveugles ou malvoyantes coûte autour de 5 à 10 % de plus dans le budget de sa refonte.
On estime qu'adapter un site pour les personnes aveugles ou malvoyantes coûte autour de 5 à 10 % de plus dans le budget de sa refonte.
© Getty - Maskot

Malgré une loi de 2005, la situation décrite par un responsable de l'association Valentin Haüy est dramatique : seulement 3 à 4% des sites sont accessibles aux personnes en situation de handicap. Et la culture ne fait pas exception, même après les développements numériques liés aux confinements.

7 jours, 7 thèmes et causes, et 7 hashtags. La Museum Week, la semaine des musées, vient de commencer sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter. La 9e édition de cette manifestation mondiale mobilise au moins 6 000 institutions culturelles : des musées mais aussi des galeries, bibliothèques, centres d'archives, de science et de musique ou encore des phares, des aquariums. Et désormais également des artistes et des créateurs digitaux. Et pour la première fois, l'accessibilité aux contenus pour les personnes aveugles et malvoyantes est à l'honneur.

Pendant les confinements, les musées et établissements culturels ont énormément développé leurs stratégies numériques et leur présence sur les réseaux sociaux. Mais, malgré ces investissements financiers et humains et une obligation légale qui remonte à 2005, l'accessibilité numérique aux contenus culturels pour les personnes handicapées, notamment aveugles et malvoyantes, reste le plus souvent infime quand elle n'est pas inexistante. Manuel Pereira dirige le pôle accessibilité de l'association Valentin Haüy, pour les aveugles et malvoyants.

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Quelles sont vos difficultés encore aujourd'hui pour accéder aux biens culturels en ligne ?

Nous rencontrons plusieurs difficultés. Nous avons beaucoup de difficultés à pouvoir consulter les sites Internet des musées qui sont très peu accessibles. Et il est par conséquent difficile de préparer une visite dans un musée lorsque l'on est déficient visuel. Les systèmes de réservation, de billetterie, pour réserver ses places dans les musées ne sont également pas accessibles. C'est un gros souci puisqu'il faut utiliser l'aide d'un tiers. Et quand on veut faire des personnes handicapées des acteurs de leur propre vie, c'est un peu délicat. Ou alors il faut avoir recours au bon vieux téléphone et essayer d'appeler le musée pour tenter de réserver sa place. Ce n'est quand même pas simple pour les personnes déficientes visuelles et en termes d'autonomie cela ne facilite pas les choses.

C'est totalement incompréhensible, inconcevable, en 2022. Car on est aujourd'hui en mesure de faire des choses accessibles, cela ne coûte pas cher. Le tout, c'est de le vouloir et de le réaliser.

Manuel Pereira : "Aujourd'hui, on a un sincèrement l'impression d'être considérés un petit peu comme des citoyens de seconde zone"

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Comment l'expliquez-vous ?

Les explications sont multiples, mais on va en prendre deux. La première est, il faut le dire, un manque de volonté des décideurs pour faire en sorte que l'accessibilité soit prise en compte au moment de la refonte ou de la réalisation des sites Internet. Il n'y a pas de volonté, malgré tout le travail que nos associations peuvent faire.

Le deuxième point vient d'un manque de formation des acteurs de la filière du Web sur les recommandations liées à l'accessibilité des outils numériques. Parce que l'accessibilité n'est quasiment jamais enseignée dans les cursus de formation aux métiers du Web. Quand, à notre avis, elle devrait faire partie intégrante des enseignements dispensés pour les métiers du web et pour pouvoir être acteur dans ce secteur là, que l'on soit développeur, intégrateur, designer, contributeur à toute la filière.

Que requiert une accessibilité "de base" ?

L'accessibilité passe par le respect des bonnes pratiques liées au codage des sites Web et à leur design. Si on conçoit, si on code, si on développe proprement, si au moment de la conception des graphiques des sites, on prend en considération les besoins des personnes en situation de handicap, quel qu'il soit, l'accessibilité ne coûte quasiment rien. On estime que cela coûte autour de 5 à 10 % de plus dans le budget. Ce qui est quand même négligeable. Mais cela ne nécessite pas des investissements disproportionnés. Concevoir un site accessible est très simple si l'on a affaire à des développeurs, des designers, des intégrateurs qui ont acquis les connaissances de l'accessibilité et des bonnes pratiques, car cela repose essentiellement sur de bonnes pratiques.

Cela permet de naviguer dans le site de façon très simple et très rapide lorsque le site est bien structuré, par exemple avec des titres de niveau. Lorsque les liens ont des alternatives textuelles explicites, cela permet à la personne en situation de handicap de valider sur les liens qui vont la conduire là où elle souhaite aller, donc cela facilite son parcours d'utilisateur. L'accessibilité permet également d'avoir une description des images lorsque les images sont informatives, c'est-à-dire qu'elles apportent un complément d'information au texte du site. De nombreuses règles facilitent cela, comme les respects de contrastes qui permettent également aux personnes malvoyantes de pouvoir aisément consulter les pages d'un site. Pouvoir utiliser la tabulation du clavier sur le site internet de façon logique, avec un suivi du focus comme on le ferait à la souris, permet à des personnes en situation de handicap moteur de pouvoir utiliser leurs aides techniques comme des contacteurs, etc., pour pouvoir naviguer sur le web.

Et ces règles de base, de code, vont faciliter la vie de tout le monde, puisque, quand on travaille pour les personnes en situation de handicap, on travaille pour tout le monde. C'est ce qu'on appelle l'accessibilité universelle.

Vous iriez jusqu'à dire que l'on vous considère comme un public "négligeable" ?

Aujourd'hui, nous avons sincèrement l'impression d'être considérés un peu comme des citoyens de seconde zone, puisque nous sommes quand même 12 millions de personnes en France en situation de handicap. Une personne sur cinq, ce n'est pas rien. Cela représente des gens qui ont soif de culture, comme tout le monde, qui ont envie de sortir, qui ont envie de se distraire. Et force est de constater que ces personnes là sont oubliées par l'arrivée du numérique, en tout cas dans une très, très large proportion.

Manuel Pereira dirige le pôle accessibilité de l'association Valentin Haüy,
Manuel Pereira dirige le pôle accessibilité de l'association Valentin Haüy,
© Radio France - Eric Chaverou

Il n'existe pas tout de même des exemples de collaboration, de coopération avec un grand musée ou même des petits musées, de petits établissements culturels avec lesquels vous êtes en contact ?

Nous travaillons avec un certain nombre de musées qui essayent d'agir, notamment au niveau des expositions, pour faire en sorte que ces expositions soient accessibles aux personnes déficientes visuelles. Et là, on peut quand même dire qu'il existe une réelle démarche des conservateurs. En revanche, pour les outils numériques rattachés aux musées et donc essentiellement les sites internet, nous avons contacté le Centre des monuments nationaux et nous n'avons pas constaté d'avancées significatives sur l'accessibilité des sites Internet des musées français.

Il n'y a pas eu non plus d'engagement de la part du ministère de la Culture ?

Nous n'avons pas, en tout cas à notre niveau, d'engagement clair du ministère de la Culture sur le fait qu'il y aurait une directive ou une circulaire auprès de ses établissements culturels, de ses musées, pour leur indiquer que désormais, il faut que leur site soit accessible. Sachant qu'en plus de cela, la loi existe. Il y a une loi de 2005, il y a des décrets d'application, il y a un référentiel. Tous les outils sont là. Simplement, on constate que le contrôle de l'application de la loi n'est pas exercé. Les sanctions prévues par la loi ne sont pas appliquées. Et forcément, comme la nature a horreur du vide, tout le monde s'engouffre dans cette brèche. Cela explique, de notre point de vue, pour une large part, le très faible niveau d'accessibilité des sites Internet culturels.

C'est une triste exception française ?

La France, effectivement, n'est pas un très bon élève dans le monde en matière d'accessibilité. Des pays sont quand même plus en pointe, notamment les pays anglo-saxons qui ont fait de réels efforts. L'Espagne réalise un travail assez intéressant grâce à l'implication de la ONCE, l'organisation nationale des aveugles qui a géré de façon monopolistique le système de loterie. Ils s'impliquent fortement à leur niveau dans le domaine culturel.

Les pays nordiques font également un travail très intéressant, que ce soit la Norvège ou la Suède. Ils ont pris en compte les difficultés d'accessibilité des personnes en situation de handicap et donc ils mettent en place dans les musées pas mal d'initiatives pour faciliter l'accès et pour encourager les personnes en situation de handicap à profiter des manifestations culturelles.

Et sur les réseaux sociaux ? Comment ont-ils évolué par rapport à vous ?

Ce sujet est très important parce que les réseaux sociaux permettent de s'informer et sont une source de veille. L'arrivée de la possibilité de tagger les photographies permet à la personne déficiente visuelle lorsqu'elle lit un fil Twitter ou qu'elle consulte une page Facebook ou autre d'avoir les mêmes informations que le citoyen lambda. Surtout lorsque les photos associées à un texte viennent apporter un complément au texte et donc fournir une information plus détaillée. Aujourd'hui, nous, à l'Association Valentin Haüy, nous militons pour que les réseaux sociaux, pour que les gens qui agissent sur les réseaux sociaux, taguent convenablement les photographies qu'ils postent sur ces réseaux, avec un texte précis et pas trop long, pour que les personnes en situation de handicap puissent arriver à un niveau d'information égal à celui des autres.

Cette situation incroyable a provoqué votre  récent plaidoyer pour l'accessibilité numérique ?

Nous sommes partis du constat que depuis la loi de 2005 le nombre de sites Internet accessibles en France est absolument ridicule. Aujourd'hui, si l'on est optimiste, on va dire que moins de 10% des sites Internet sont accessibles en France. Si on est un peu plus réaliste, ce pourcentage va se situer entre 3 à 4% des sites Internet. Une infime partie des sites Internet est aujourd'hui accessible aux personnes en situation de handicap en France. C'est un constat malheureusement catastrophique mais que l'on doit faire. Avec nombre de sites gouvernementaux. Par exemple, le site de déclaration d'impôts n'est pas accessible. C'est le parcours du combattant pour déclarer ses impôts et cela se termine par la demande d'aide à des tiers pour aider à remplir cette déclaration, voire même parfois par des déplacements auprès de l'administration fiscale pour qu'elle aide à remplir les déclarations d'impôts, ce qui se fait parfois avec quelques difficultés. C'est quand même assez paradoxal, les sites gouvernementaux ne donnent pas l'exemple. Et c'est vrai que lorsque la loi n'est pas appliquée par les autorités politiques maximales*, c*omment voulez vous que derrière des administrations à un niveau inférieur ou des entreprises privées appliquent la loi ? C'est impossible.

Autre constat, la loi de 2005 n'est pas appliquée, avec un manque de contrôles. La structure de contrôle mise en place via le Secrétariat d'Etat au handicap n'a pas les moyens humains et financiers, semble-t il. Nous demandons donc un véritable contrôle de l'application de la loi. Cela fait partie des propositions de notre plaidoyer.

Quand une directive européenne de 2016 concerne aussi l'accessibilité des sites Internet. En France, nous avons transposé cette directive en 2019 et un référentiel accompagne ce texte qui s'appelle le Référentiel général d'amélioration de l'accessibilité. Il se base sur 106 critères de test pour vérifier qu'un site est bien accessible. C'est ce que l'on appelle des obligations déclaratives d'accessibilité. Aujourd'hui, le secteur public et les grandes entreprises doivent afficher sur leur page d'accueil une déclaration d'accessibilité qui indique le niveau d'accessibilité de leur site. Le site Web peut être non conforme, soit partiellement conforme, ou totalement conforme. Et s'il est totalement conforme, théoriquement, le site devrait être accessible. Théoriquement, parce que le référentiel a prévu un certain nombre d'exemptions parfois utilisées de façon abusive par les acteurs du Web pour se soustraire à leurs obligations d'accessibilité. Des personnes en situation de handicap vont ainsi pouvoir se retrouver avec des éléments bloquants qui vont les empêcher de pouvoir consulter convenablement le site.

Après, les amendes prévues sont insuffisantes ? Quelles sont vos autres demandes ?

Nos principales propositions, car elles sont douze dans ce plaidoyer passe par l'instauration d'une véritable autorité de contrôle d'application de la loi. Ensuite, l'alourdissement des sanctions appliquées aux entreprises et aux administrations défaillantes. Notre troisième demande est un abaissement du seuil des entreprises concernées par la mise en accessibilité de leurs sites. Ce chiffre a été fixé pour les entreprises privées à 250 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous demandons 2 millions d'euros de chiffre d'affaires. Il y a aussi la création de véritables modules d'accessibilité dans les filières de formation aux métiers du Web. Aujourd'hui, la quasi totalité des gens qui sortent des cursus de formation aux métiers du web ne sont pas formés à l'accessibilité et donc ne peuvent pas forcément la mettre en pratique. Nous demandons que l'accessibilité soit enseignée comme n'importe quelle autre matière dans ces cursus là et qu'on arrête de ne faire que de la sensibilisation à ces étudiants. Cette sensibilisation dure deux à 3 h et ne se fait souvent qu'une fois dans le cursus de ces étudiants. Du coup, au bout du bout, lorsqu'ils arrivent sur le marché du travail, ils ont bien sûr totalement oublié ce qu'était l'accessibilité et on en arrive aux résultats catastrophiques que l'on connaît aujourd'hui.

Quelle réponse vous avez eu à ce plaidoyer ?

Nous avons toujours eu un accueil très poli de la part des acteurs politiques. C'est indéniable. Ce qui est assez sidérant, c'est que beaucoup d'entre eux découvrent le sujet. C'est juste assez incroyable. Ils ont donc forcément du mal à comprendre les enjeux et il faut leur expliquer, c'est notre travail. D'autres prennent conscience du sujet, nous écoutent poliment. Mais dans les faits, nous n'avons aucun résultat à date. Le plaidoyer est sorti. Notre président a rencontré des sénateurs, des députés, des acteurs gouvernementaux, des conseillers, etc., mais cela ne s'est pas traduit dans les faits puisque nous en sommes toujours à la même situation.

L'État souhaiterait, semble-t-il, refaire un toilettage de la durée du dispositif législatif qui concerne l'accessibilité des sites web. Mais aujourd'hui, nous avons beaucoup d'intentions et aucune action concrète à ce sujet.