Zar Amir Ebrahimi, la revanche d'une exilée

Après la diffusion d'une vidéo intime, l'actrice iranienne s'est réfugiée en France en 2008 pour éviter la case prison et les coups de fouet. En recevant le prix d'interprétation féminine au dernier Festival de Cannes pour Les nuits de Mashhad, elle tient sa plus belle victoire sur l'obscurantisme et la vie. Rencontre. 
Les nuits de Mashhad  Zar Amir Ebrahimi la revanche d'une exile
Dominique Charriau/WireImage

Les acteurs honorés au Festival de Cannes mériteraient une double récompense. Pour leur prestation, bien sûr, mais aussi l’expression de surprise complètement feinte traversant leur visage au moment du sacre. À l’annonce de son triomphe dans la section interprétation féminine, le 28 mai dernier, Zar Amir Ebrahimi ne s’est pas confondue en crise de larmes ou en manifestation de joie disproportionnée. L’actrice iranienne, qui incarne une journaliste d’investigation dans Les nuits de Mashhad d’Ali Abbasi, a balayé la salle d’un air perdu. Regard de biche prise dans les phares d’une voiture, accentué par un sourire osant à peine se déployer. Comme si elle n'avait pas conscience de la force de sa prestation ; véritable uppercut dans le visage de festivaliers pourtant rodés.

Une histoire vraie

Une semaine plus tard, assise en face de nous dans un café du XVIIIe arrondissement de Paris, Zar Amir Ebrahimi n’en revient toujours pas : « J’étais plus choquée que surprise. Je me suis avancée vers la scène comme un robot. Guillaume [Canet] a senti que je ne pouvais pas prendre le prix dans les mains et l’a déposé sur le pupitre. C’était un beau moment, mais je ne me souviens de rien ». Regard par en dessous, allure frêle ensevelie sous une veste en denim, la comédienne de 41 ans est « encore sur les nuages » en ce dimanche de la Pentecôte. Son débit de parole est frénétique et à rebours du spleen post-festival de certains critiques. Où est-ce le résultat des cadavres de tasses de café s'amoncelant sur la table ? D'ailleurs, elle commande à nouveau un expresso. Il faut bien se redonner des forces après une semaine passée à jongler entre marathon promotionnel, déménagement et questionnement existentiel. « J’ai eu ce prix, d’accord, mais comment faut-il vivre à partir de maintenant ? », nous demande-t-elle.

De Paris, où elle réside depuis 14 ans, elle a été la spectatrice des remous provoqués par sa victoire en Iran. Les messages de félicitation ont afflué dans les premières heures, suivis par une condamnation sans appel des instances officielles. L'Organisation cinématographique, affiliée au ministère de la Culture, a accusé le Festival de Cannes d’avoir « commis un acte biaisé et politique en faisant l'éloge d'un film faux et dégoûtant ». Celui-ci, inspiré d’un fait-divers du début des années 2000, raconte comment un père de famille sans histoire a assassiné seize prostituées en les étranglant avec leur foulard. Frénésie meurtrière cachée sous des motifs religieux, puisqu’il revendiquait son désir de « nettoyer » les rues de la ville sainte de Mashhad. L’actrice s’était préparée à une réaction forte, mais pas aussi disproportionnée : « Je ne m’attendais pas à être comparée à Salman Rushdie, confie-t-elle en révélant un léger accent. On a dit que j'avais été payée pour mon discours, que le film était une commande d'Israël. Je reçois des tweets menaçant de me tuer ou de m’enlever. »

Souvenirs de guerre

En réalité, Zar Amir Ebrahimi s’inquiète surtout pour l’équipe du long-métrage restée au pays et pour son partenaire à l’écran, Mehdi Bajestani. Ce nouveau séisme a plutôt des airs de micro-secousse au regard des épreuves déjà traversées. Son enfance à Téhéran, dans les années 80, a été marquée par la guerre opposant l’Iran à l’Irak. À six ans, elle se cache sous la table de la classe aux premières alertes de bombardement. Au bout de trois mois, toutes les écoles ferment et la voilà apprenant l'alphabet, seule, devant sa télévision. Ce n’est qu’un jeu à ses yeux d'enfant : « J’avais envie d'aller sur le toit pour assister aux explosions et écouter tous ces bruits ». Derrière ce récit fait avec un étonnant recul - elle pourrait tout aussi bien nous raconter sa routine matinale - le traumatisme est là, palpable et même nommé. D'autres scènes surgissent pêle-mêle : un jour, sa mère subit un contrôle de police car elle porte du vernis à ongles. Un autre, on lui interdit de ramener une banane à l'école tant ce serait un affront aux familles pauvres.

Zar Amir Ebrahimi rêve pourtant d'une carrière de réalisatrice. Elle traîne souvent chez ses voisins, « une famille de cinéma », comme on dit. Le père lui suggère de commencer par la comédie au lieu de s'essayer directement à la mise en scène. En 2000, cette grande timide foule pour la première fois les planches dans le cadre de son cursus universitaire. L'évidence est là, elle se sent d'emblée à sa place. Et la comédie lui rend bien. Elle devient célèbre, quelques années plus tard, en jouant dans les séries à succès Help Me et Nargess. Puis sa vie bascule, explique-t-elle doucement en touillant son café. Une sextape la montrant avec son petit ami se retrouve sur Internet. Pour avoir seulement partagé un moment d'intimité avec cet homme, elle subit des mois d'interrogatoire et risque la sanction ultime : années de prison, interdiction d'exercer sa profession et 100 coups de fouet. 100 coups de fouet. Une bouffée d'indignation la saisit en songeant à cette punition « inimaginable » et « moyenâgeuse ». Alors que faire ? Le 1er mars 2008, au matin de son procès, elle se résout à partir : « Je devais me présenter devant un tribunal composé d'hommes, leur parler de ma vie sexuelle et de mon corps. J'avais envie de rester en Iran, de me défendre, mais je redoutais cette humiliation. »

© Gisela Schober/Getty Images

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L'heure de l'exil

La voilà désormais en France. Elle joue dans quelques courts-métrages, fait du doublage dans la série d'animation Silex and the City et le film Téhéran Tabou, puis pose ses premiers jalons de productrice. Heureusement, elle peut compter sur le soutien d'autres exilés iraniens, à l'instar de sa sœur de cœur, Golshifteh Farahani. L'actrice s'est réfugiée la même année dans l'Hexagone, après avoir subi les affres d'islamistes goûtant peu son choix d'apparaître sans voile et avec un décolleté à l'avant-première du film Mensonges d'État de Ridley Scott. Forcément, ça rapproche : « On a eu les mêmes problèmes d’appartements, de papiers, de loyers ou de relations amoureuses. Mais elle n’a jamais rien lâché, comme si un feu brûlait en elle. » Elle est la première à la défendre quand le doute l'assaille. Comme ce jour de 2010 où, en pleine soirée, on lui pose cette question « très française » : et toi, tu fais quoi dans la vie ? Après 30 secondes, elle exprime sa plus grande angoisse à haute voix : « Je ne sais plus qui je suis. » Réaction viscérale et immédiate de Golshifteh Farahani : « Tu es une comédienne et tu restes une comédienne. Ne répète plus jamais ça. »

Ces mots l’ont accompagnée toutes ces années. Un présage du jeu de chaises musicales qui allait s'opérer autour des Nuits de Mashhad. Elle est d'abord directrice de casting, chargée de veiller au réalisme du long-métrage. « Souvent, les films de la diaspora iranienne sont conçus pour un public européen. Donc ce n’est pas grave si on parle mal le farsi, ou s’il y a un body langage incorrect ». Après le désistement d'une première actrice, l'évidence frappe le réalisateur Ali Abbasi : et si la meilleure candidate était en face de lui ? Zar Amir Ebrahimi apporte cette touche nécessaire de vulnérabilité et de combativité au personnage. Mais il y a aussi un écho évident à sa propre histoire : elle y incarne une journaliste confrontée sans cesse au harcèlement sexuel. Encore aujourd'hui, il n'est pas rare qu'elle reçoive des messages graphiques sur les réseaux sociaux : « J'ouvre Instagram, et là un mec m’a envoyé une photo de sa bite et me parle comme une pute. Mais je ne me laisse plus atteindre. » Langage fleuri à la hauteur de la violence subie. 

À Cannes, la présence dans le jury du cinéaste iranien Asghar Farhadi était un mauvais présage pour l'exilée. « Nous étions inquiètes qu'il suive la ligne très stricte du gouvernement, confie Golshifteh Farahani. Ni elle, ni moi ne pouvions accepter ça. J'ai fait un maximum de bruit pour le film ». La star des Nuits de Mashhad a (encore une fois) déjoué les pronostics. Elle est même devenue un symbole pour tous ses compatriotes contraints au départ : « C’est un message d’encouragement. Même si on a essayé de t’effacer, même si on ne t’a pas aidé à ton arrivée en France, tu peux réussir. » Dans quelques semaines d'ailleurs, elle s'envolera pour un tournage en Australie. Aller de l’avant, encore et toujours.

Les nuits de Mashhad d'Ali Abbasi, en salles le 13 juillet.