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Neuf représentations à guichets fermés et des standing ovations pour les comédiens. La pièce de théâtre Flagranti, restée à l’affiche à Tunis jusqu’à début juin, a su conquérir son public en abordant un sujet encore tabou dans le pays. Sur un scénario aux airs de thriller et inspiré de faits réels, la troupe s’est employée à décortiquer les affres subies par la communauté LGBT en Tunisie.
L’article 230 du Code pénal tunisien, dénoncé par de nombreuses associations de défense des droits humains, condamne « l’homosexualité » et la rend passible de trois ans d’emprisonnement pour les personnes prises en flagrant délit, qui donne son nom au titre de la pièce. Les arrestations peuvent même donner lieu à un test anal forcé, une pratique qualifiée de « torture » par les Nations unies. En 2019, 120 procès pour homosexualité ont été traités par la justice tunisienne.
Pour la dramaturge Essia Jaibi, âgée de 33 ans, il fallait à tout prix dénoncer cette situation juridique. « La lutte pour les droits LGBT existe depuis dix ans, mais il n’y a pas eu beaucoup d’avancées. Nous voulions donc aller vers une autre forme d’expression », indique-t-elle.
« Sujet accessible à tous »
La pièce est le fruit d’une collaboration avec Mawjoudin We Exist, une association de lutte pour l’égalité des droits LGBT. « Nous avons écrit les dialogues à plusieurs car je voulais qu’il y ait des voix différentes et c’est moi qui me suis occupée de la mise en scène et de l’écriture », raconte Essia Jaibi. Elle s’est efforcée, dit-elle, de rester la « plus didactique possible pour aborder un tel sujet qu’il faut pouvoir rendre accessible à tous ».
Pour son texte, la metteuse en scène s’est basée sur plusieurs faits divers, entretiens et rapports documentés réalisés par l’association Mawjoudin. L’histoire finale est celle d’une bande d’amis dont la vie se retrouve bouleversée après avoir voulu signaler à la police la disparition d’un de leurs camarades. Deux d’entre eux sont placés en garde à vue quand les enquêteurs découvrent leur orientation sexuelle à l’occasion d’un interrogatoire musclé.
La pièce n’élude aucun sujet et livre des éclairages sur la loi et la définition de termes propres à la communauté LGBT, en intégrant des intermèdes audiovisuels. « Beaucoup de gens sont conscients de ce que vit cette communauté mais pas forcément dans les détails. Par exemple, beaucoup parlent du test anal sans savoir de quoi il s’agit réellement », explique Essia Jaibi, qui a voulu utiliser les ressorts esthétiques du théâtre pour « décrire avec le plus de fidélité possible une réalité ».
Certaines scènes peuvent choquer dans un pays encore conservateur sur les questions de sexualité. « Mais il vaut mieux aller droit au but que de continuer à utiliser le symbolisme qui a prévalu dans le théâtre tunisien pour contourner la censure sous la dictature », tranche Karam, membre de Mawjoudin, qui prône « l’artivisme », le changement des mentalités par l’entremise d’un art engagé. « Avant le Covid, nous avions pu faire des festivals de films queer en Tunisie. Aujourd’hui, nous voulons provoquer un vrai débat, car le théâtre permet un contact direct entre la scène et le citoyen », poursuit-il. Un débat qui n’a pourtant pas vraiment eu lieu faute d’une médiatisation suffisante. « Nous avons été interviewés par des radios qui s’intéressent à ces problématiques, mais il n’y a pas eu de couverture dans les médias nationaux grand public », déplore Karam.
« Encourager l’empathie »
La pièce a cependant drainé de nombreux jeunes, déjà avertis ou membres de la communauté LGBT, mais aussi des Tunisiens plus âgés qui ont accompagné leurs enfants. Tels Adnene Sellami, chef d’entreprise, et sa femme Emna, tous deux la soixantaine, qui ont rejoint leur fille par curiosité. « C’est vraiment important de voir que des jeunes peuvent oser parler librement de ces problématiques, insiste Adnene. On n’aurait pas pu assister à ce genre de pièce il y a quelques années. » « Le sujet fait mal car je ne savais pas qu’il y avait autant de violences subies par cette communauté. On met enfin des images sur des choses dont on avait seulement entendu parler », renchérit Emna. Myriam, étudiante en marketing de 23 ans, est venue grâce au bouche-à-oreille. Cette militante LGBT se dit « très émue » : « D’habitude je suis des performances culturelles via les réseaux sociaux sur la communauté LGBT mais à l’étranger. Cela fait du bien de voir une pièce en arabe et qui parle vraiment de notre quotidien en Tunisie. »
Pour Karam, il s’agit aussi de changer la perception et la représentation de l’homosexualité chez les Tunisiens : « Il y a des personnages efféminés ou homosexuels dans les feuilletons tunisiens, même ceux diffusés au moment du ramadan, mais c’est très caricatural. Ils sont toujours pris en pitié ou tournés en dérision et ne représentent pas réellement le point de vue de la communauté. »
Il affirme avoir vu de nombreux spectateurs touchés par la pièce et se réjouit que très peu soient partis au milieu. « C’est ce que nous voulions, encourager le débat mais aussi l’empathie », dit Karam. Comme Essia, il espère que le spectacle va circuler dans les régions pendant l’été, à travers les festivals. « Encore faut-il qu’on nous laisse réellement le montrer et organiser des discussions en marge de la scène, relève-t-il. Comme la plupart des programmateurs de festivals sont étatiques, on ne sait pas encore si ce sera possible. La censure a différentes formes. »
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