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La Libye au bord de l’implosion

Le mandat du gouvernement d’union nationale libyen expire mardi sans qu’aucun scrutin ait permis de le remplacer. Divisée entre le pouvoir du maréchal Haftar à l’est et la formation reconnue par l’ONU à l’ouest après une période de relatif cessez-le-feu, la Libye est au bord d’une nouvelle guerre civile

Le marché de Benghazi, avril 2022. — © Esam Omran Al-Fetori / REUTERS
Le marché de Benghazi, avril 2022. — © Esam Omran Al-Fetori / REUTERS

Malak déboule sur le skatepark, enchaînant les figures sur ses rollers. «J’adore ce nouveau spot près de la mer», lance l’adolescente, une casquette enfoncée sur ses cheveux tressés. A 19 heures, la température commence à descendre en dessous des 30 degrés.

A Tripoli, la vie semble avoir repris le dessus grâce au cessez-le-feu d'octobre 2020. Mais la trêve est précaire. Le 10 juin dernier, vendeurs de barbe à papa et familles nombreuses s’approprient les pelouses alentour, lorsque soudain des rafales de tirs et des explosions recouvrent les rires d’enfants. Sur l’aire de jeu, c’est le sauve-qui-peut: deux des principales milices rivales de Tripoli ont attendu la tombée du jour pour s’affronter en plein centre-ville. Un militant est tué et les civils sont épargnés par miracle.

Un mois plus tôt, le chef d’une de ces deux milices avait aidé l’ex-ministre de l’Intérieur Fathi Bashagha, désormais dans l’opposition du maréchal Haftar en échange d’un poste de premier ministre, à pénétrer brièvement dans la capitale. Il en avait été expulsé de force. Soutenu par le parlement de l’Est, Fathi Bashagha a installé son gouvernement parallèle dans la ville côtière de Syrte, au centre du pays.

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Une offensive surprise gravée dans les esprits

Du côté du gouvernement d’union nationale, on se dit prêt à stopper toute nouvelle tentative d’intrusion. «J’ai deux à trois mille hommes prêts à combattre», affirme le commandant Salaheddine Namroush, qui «s’attend à d’autres affrontements» à l’approche de la date symbolique du 21 juin. Depuis le mois de mai, il y a eu au moins quatre affrontements entre milices dans la capitale et ses environs.

La crainte est d’autant plus grande que les Tripolitains se remettent à peine de l’offensive surprise du maréchal Haftar, lancée en avril 2019, pour prendre le contrôle de tout le pays. En quelques semaines, la capitale s’était retrouvée encerclée. Les troupes envoyées par la Turquie, qui soutient le gouvernement basé à Tripoli, avaient stoppé in extremis la progression de son armée, soutenue par les Emirats et des mercenaires russes de la société Wagner. Le cessez-le-feu et surtout le nouveau gouvernement d’unité nationale nommé en février 2021 avaient soulevé un réel espoir de paix. Le plan négocié sous l’égide de l’ONU devait mettre fin à la décennie de guerre civile depuis la chute du dictateur Kadhafi en 2011. Pour la première fois, les deux rivaux de l’Est et Ouest acceptaient de gouverner ensemble pendant 18 mois, avec un objectif: organiser des élections.

Trois armes par habitant

Ce mardi 21 juin, le mandat du gouvernement d’union nationale (GNU) arrive à expiration. Sauf qu’aucun scrutin n’a eu lieu pour le remplacer. Comme l’ONU n’avait pas prévu ce cas de figure, le premier ministre, Abdulhamid Dabaiba, a décidé de rester au pouvoir jusqu’à ce que d’hypothétiques élections soient organisées. Le parlement conteste et menace de le remplacer par son gouvernement parallèle, dirigé par Fathi Bashagha.

Aux carrefours des grandes avenues de Tripoli, des miliciens régulent la circulation armés de leurs kalachnikovs. «Les check-points sont plus nombreux ces dernières semaines. On sait que ça peut dégénérer donc je ne traîne pas. Il suffit parfois de klaxonner pour qu’un jeune sorte son fusil. Mais ça peut arriver aussi dans les banques gardées par les milices», note Farah au volant de son 4x4. Depuis la fin des 42 ans de règne de Kadhafi, près de 20 millions d’armes circuleraient dans ce pays d'à peine 7 millions d’habitants. Le gouvernement d’unité nationale (GNU) d’Abdulhamid Dabaiba a acheté le calme dans la capitale en intégrant les principales milices et en leur allouant des millions. «Aujourd’hui, nous avons mille Mouammar Kadhafi, et plus seulement un!», affirme la directrice d’école de 45 ans.

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«La Libye pourrait ressembler à Dubaï»

Ici, les coupures d’électricité font enrager toute la population. Sans prévenir, les plombs sautent plusieurs heures à Tripoli et jusqu’à la moitié de la journée dans le sud du pays, où le thermomètre affiche parfois 45 degrés. En cause, la vétusté des infrastructures électriques laissées à l’abandon cette dernière décennie.

Devant la station essence Motul, une file de voitures sur des centaines de mètres. Le patron n’ouvre que cinq heures par jour, faute de générateur électrique. Et au pays de l’or noir, c’est l’heure de la pénurie. La Libye a beau posséder les plus grandes réserves de pétrole d'Afrique, elle importe faute de raffineries 80% de son gasoil, au prix fort. Pour ne rien arranger, les contrebandiers détourneraient jusqu’à 40% des livraisons, selon le directeur de la compagnie nationale de pétrole (NOC). «Avec ses ressources, la Libye pourrait ressembler à Dubaï, mais tout le monde se sert au passage», tempête Farid, un commercial de 39 ans.

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«Personne ne survit avec un seul emploi»

Et le niveau de vie de la classe moyenne s'effondre. La valeur du dinar libyen a été divisée par cinq. Avec le même billet bleu d’un dinar, Fathi ressort de la boulangerie avec quatre petits pains, au lieu d’une trentaine dix ans plus tôt. Son salaire de fonctionnaire de 1000 dinars (soit 200 dollars) lui permet «de tenir dix jours» avec sa famille de quatre enfants, en limitant le menu «à du pain et des œufs». Pour survivre, il revend des déchets de plastique et de ferraille pour quelques dizaines de dinars. Les 75% de la population active employée dans la fonction publique, héritée de l’ère Kadhafi où le secteur privé n’existait pas, sont dans la même situation. «Plus personne ne survit avec un seul emploi. Cumuler devient la norme», assure Walid, ingénieur civil qui travaille pour une agence publique ainsi qu'une compagnie pétrolière qui le paye «beaucoup plus».

En 2022, l’inflation atteint près de 4% selon le Fonds monétaire international, mais le prix des produits de base comme le riz et l’huile de cuisson a bondi de 75%. En réponse, le ministre de l’Économie prévoit de subventionner le blé, importé pour moitié d’Ukraine et de Russie, à hauteur de 40%.

Des funérailles aux mariages

La mesure phare qui dope la popularité du gouvernement chez les jeunes, majoritaires dans le pays (60% de moins de 34 ans), c’est la bourse aux mariages, un fonds doté de 2 milliards de dinars (10 millions de francs suisses). Quelque 50 000 couples en ont bénéficié pour financer leur fête et leur logement. «C’est une manière de détourner les jeunes des milices, dans un pays conservateur où un homme non marié peut créer beaucoup de problèmes» explique le chef du gouvernement d’union nationale, Abdulhamid Dabaiba. Une solution aux dépens de nombreuses femmes qui n’ont pas leur mot à dire sur le choix du fiancé.

«Je vois mes amies planifier des mariages plutôt que des funérailles, mais le chèque du gouvernement est dérisoire. Nous avons besoin d’énormes investissements dans l’éducation et la santé», relève Arij, une femme célibataire de 29 ans. Comme 2,8 millions de ses compatriotes, elle envisageait avec enthousiame les élections en 2021. Les promesses alors lancées ne ressemblent plus aujourd’hui qu’à «un rêve lointain», conclut-elle.