“La Disparition” de Georges Perec, un tour de force littéraire

"Je crois que je n'ai aucune imagination", dit Perec à propos de "La Disparition" en 1969. "Le problème était plutôt comment faire pour trouver l'imagination ?"
"Je crois que je n'ai aucune imagination", dit Perec à propos de "La Disparition" en 1969. "Le problème était plutôt comment faire pour trouver l'imagination ?"
“La Disparition”, un tour de force littéraire
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“La Disparition” de Georges Perec, un tour de force littéraire

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Écrire un roman de plus de 300 pages sans utiliser une seule fois la lettre la plus fréquente de notre langue, le e : l’exploit stylistique a marqué la littérature française. Pour écrire “La Disparition”, Georges Perec a dû trouver une méthode pour générer de la créativité.

En 1969, Georges Perec est interviewé dans l’émission télévisée Actualité littéraire, où il parle de la sortie de son roman-phare : “Si, au lieu de 26 lettres, on va seulement en avoir 25, on va avoir une véritable catastrophe qui va se produire, pour peu que la lettre que l'on choisisse soit une lettre importante.” Loin d’être une catastrophe, son roman est “incroyablement tonique”, selon Jean-Luc Joly, le président de l’association Georges Perec. S’il faut lire Perec, c’est probablement parce qu’il donne une leçon de santé littéraire”, poursuit l’inconditionnel de l’auteur.

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Deux ans plus tôt, Perec est coopté dans l’Oulipo, un groupe d’écrivains qui veulent jouer et innover avec la langue. Écrire un lipogramme géant, c’est-à-dire un roman qui bannit une lettre, est donc un tour de force autant qu’un rite de passage. Pour écrire sans le e, “vous vous interdisez l’emploi de 80 % du lexique français”, précise le professeur à l'université d'Aix-Marseille Maxime Decout.

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Une liste de verbes issue du Dossier préparatoire de l'ouvrage "La Disparition" :  pages manuscrites, pages tapuscrites, notes, dessins... de Georges Perec
Une liste de verbes issue du Dossier préparatoire de l'ouvrage "La Disparition" : pages manuscrites, pages tapuscrites, notes, dessins... de Georges Perec
- Fonds Georges Perec de la BNF-Bibliothèque de l'Arsenal-Avec l'aimable autorisation de © Succession Richardson Saluden

Comment s’y prend-il ? Pour le savoir, il faut feuilleter le dossier préparatoire de l'œuvre, conservé par l’association qui est dédiée à l’auteur, à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris. On y voit, pêle-mêle, des illustrations sur le thème du e, des pages tapuscrites, des feuilles griffonnées s’apparentant à des électrocardiogrammes (Perec travaille alors comme documentaliste dans un laboratoire). Comme Perec met des auteurs à contribution, on trouve aussi des correspondances dans lesquelles un e est repéré par-ci par-là et entouré en rouge.

Des listes sans e

Malgré une apparence parfois brouillonne, il a une méthode claire, qui consiste à dresser des listes de mots sans e : mots commençant par w, mots finissant par d, verbes, noms propres… Il réhabilite des mots peu utilisés et va créer une langue foisonnante. Cette manière de procéder lui facilite la tâche : “Le livre est sorti tout seul, explique Perec en 1969. Il y a eu une espèce d'automatisation de l'écriture."

Il écrit au Moulin d’Andé, en Normandie, une résidence d’artistes hébergés par sa propriétaire Suzanne Lipinska, à qui l’auteur a offert le manuscrit original de l'œuvre.

Pour écrire "La Disparition", Perec a mis à contribution des artistes résidant comme lui au Moulin d'Andé, dans l'Eure.
Pour écrire "La Disparition", Perec a mis à contribution des artistes résidant comme lui au Moulin d'Andé, dans l'Eure.
© AFP - Francis Cormon - Hémis

Cette expérience est pour lui un jeu collaboratif. “Il les lit aux pensionnaires d’alors, le soir venu, décrit Jean-Luc Joly. Tout le monde rit, s’amuse. Il fait même participer certains des pensionnaires d’Andé ”. L’écrivain récolte ainsi un texte mathématique qui sera inséré dans le récit, ou un texte philosophique et même un extrait en patois sarrois de son traducteur allemand, tous sans un seul e.

26 chapitres sans le 5e

La disparition du e est “un générateur de fiction ”, selon les mots de Yû Maeyama, qui a consacré une thèse au roman, car la contrainte du style s’intègre à l’intrigue de par de multiples clins d'œil. Il y aura 26 chapitres, comme le nombre de lettres de l’alphabet. Il manque le chapitre 5, comme le rang de la lettre e dans cet alphabet. Il y a six parties, comme le nombre de voyelles, mais il manque la deuxième.

Le sommaire du récit, issu du Dossier préparatoire de l'ouvrage "La Disparition" : pages manuscrites, pages tapuscrites, notes, dessins... de Georges Perec
Le sommaire du récit, issu du Dossier préparatoire de l'ouvrage "La Disparition" : pages manuscrites, pages tapuscrites, notes, dessins... de Georges Perec
- Fonds Georges Perec de la BNF - Bibliothèque de l'Arsenal Avec l'aimable autorisation de © Succession Richardson Saluden

La forme du e, en trident, est aussi évoquée via une "main à trois doigts" ou un "harpon à trois dards". Quant au personnage principal, il se nomme Anton Voyl. “Toutes ces allusions font apparaître le e sans jamais le nommer”, analyse Maxime Decout, qui évoque le paradoxe d’un e absent et pourtant partout présent.

La “productivité de la contrainte

La limite qu’il s’impose permet donc de libérer la créativité et de créer une “productivité de la contrainte”, selon les mots de Yû Maeyama. “Perec et les autres Oulipiens se servent d’une contrainte pour se libérer du joug du tic, des clichés ou de la pensée sclérosée. Les contraintes doivent donc offrir suffisamment de difficultés pour échapper au règne de l’habitude.” Un membre américain de l’Oulipo, Levin Becker, avait même qualifié La Disparition de tentative "héroïquement inutile".

"Eux" derrière le e

Mais alors, pourquoi le e ? Au-delà du défi littéraire, l’interprétation la plus répandue vient d’un jeu de mots entre e et eux. "Eux", ce serait le père de Perec, Icek Judko Perec, mort pendant la Seconde Guerre mondiale, et sa mère, Cyrla Szulewicz, déportée et disparue à Auschwitz. Le professeur Maxime Decout y voit "une métaphore de la Shoah" : “Les premières versions étaient strictement dédiées à une histoire policière. Mais progressivement, Perec va retravailler son texte pour organiser l’intrigue autour d’un arbre généalogique, qu’il dessine. Les personnages qui disparaissent sont éliminés parce qu’ils appartiennent à une même famille. Donc ils sont simplement coupables d’être nés.

La Disparition serait au final “l'œuvre qui donnerait à sentir de quelle privation l’humanité se retrouvait avec la disparition potentielle du peuple juif, à travers la suppression d’une des ressources principales du langage, qui est cette voyelle e”, complète Jean-Luc Joly.

Perec fera revenir le e dans Les Revenentes, où il n'utilise que cette voyelle. Quant à La Disparition, il est traduit en plusieurs langues, dans lesquelles la contrainte est reproduite ou adaptée : les traducteurs en espagnol éludent le a et mettent 8 ans pour boucler leur version.