Fartuun Adan : “Quoi que les femmes fassent, elles doivent se battre”

Par N°246 / p. WEB • Mai-juin 2022

Le 16 juin dernier, elles ont reçu, pour Elman Peace, l’organisation de défense des droits humains et des plus vulnérables qu’elles dirigent en Somalie, le prix pour l’Afrique de la Fondation Roi Baudouin. La veille de la remise du prix, axelle a rencontré Fartuun Adan et sa fille, Ilwad Elman. Contre la culture du silence, pour la justice, leurs voix s’élèvent et nous inspirent.

Ilwad Elman (en photo) et sa mère Fartuun Adan ont reçu, pour Elman Peace, l’organisation de défense des droits humains et des plus vulnérables qu’elles dirigent en Somalie, le prix pour l’Afrique de la Fondation Roi Baudouin 2021-2022. © Elman Peace

Héritières du combat de leur mari et père Elman Ali Ahmed, assassiné en 1996, et de celui d’Almaas Elman, leur fille et sœur, également tuée en 2019, Fartuun Adan et Ilwad Elman portent en elles bien plus que la rage : l’espoir.

Lorsqu’on regarde les multiples projets menés par Elman Peace en Somalie – centre de crise pour femmes victimes de violences sexuelles, éducation et réinsertion d’enfants soldats, autonomisation et leadership féminin, rapports et plaidoyer sur les droits humains, etc. –, on se dit qu’à tous les niveaux, vous brisez de nombreuses manifestations de la “culture du silence”, qui empêche les personnes opprimées de s’exprimer…

Fartuun Adan : “C’est vrai. Les femmes qui sont victimes de violences ne parlent jamais, à cause de la honte, de la stigmatisation. Elles se cachent. Leur famille, si elle est informée, se tait aussi, car la honte est proportionnelle au nombre de personnes qui connaissent l’existence des violences. Pourtant, si on ne dit rien, on ne peut pas obtenir justice… Mais même certaines négociations, entre le père et l’agresseur, par exemple, se font sans prendre en compte l’avis de la victime.”

Si on ne dit rien, on ne peut pas obtenir justice…

Ilwad Elman : “Lorsque nous avons ouvert Sister Somalia, le premier centre de crise pour les victimes de viol, en 2010 [année où le conflit entre le gouvernement et les insurgés islamistes “shebab” a entraîné plus d’un demi-million de réfugié·es et davantage de déplacé·es, ndlr], des centaines de milliers de femmes arrivaient dans la capitale, Mogadiscio, pour chercher de l’aide. À qui les référer ? Il n’y avait rien, aucun service. Le bureau de notre fondation est donc devenu une “safe house”, un centre d’accueil sécurisé.

Les femmes y étaient protégées, elles parlaient entre elles, une forme de renforcement naissait. Mais lorsqu’elles allaient voir la police pour porter plainte, elles étaient arrêtées, tout comme les journalistes qui avaient écrit des articles sur nous. Notre centre a été fermé, et le président de l’époque [Sharif Sheikh Ahmed, ndlr] a même tenu une conférence de presse contre nous en disant que parler des femmes violées en Somalie était de la “diffamation”… On a réalisé qu’on devait travailler sur le stigmate, briser le cycle de la honte. Parler, aussi, de l’exploitation sexuelle des femmes par les soldats du maintien de la paix. Et investir dans l’éducation des filles.

Mais pour vous dire à quel point le silence est ancré : nous avons aujourd’hui, dans notre centre, une fille de 15 ans qui a été violée. Nous devons la cacher de son propre père, qui veut la tuer car elle est enceinte. C’est sa tante qui nous l’a amenée. C’est très difficile pour le père de comprendre que cette situation n’est pas de la faute de sa fille. D’une façon générale, nous cherchons d’abord dans la famille les personnes qui peuvent aider, mais parfois, comme pour cette jeune fille, ce n’est pas possible. Il faut aussi savoir que dans certains cas, la solution avec la famille serait de marier la victime à son violeur… Le silence pèse sur les victimes de violences sexuelles, mais aussi sur de nombreuses autres catégories de personnes vulnérables, comme les personnes porteuses de handicap, par exemple : on les cache.”

© Elman Peace

Sur quelles valeurs pouvez-vous vous appuyer dans ce travail à la fois pour les personnes elles-mêmes, mais aussi pour les communautés ?

Les femmes avaient plus de pouvoir avant la guerre.

Ilwad Elman : “En fait, notre culture a beaucoup changé ces trente dernières années. Les femmes avaient plus de pouvoir avant la guerre. L’éducation était gratuite pour tout le monde, filles comme garçons. Aujourd’hui, tout est privé et les familles envoient prioritairement leurs garçons à l’école. Les filles restent à la maison, puis se marient. L’Arabie saoudite a désormais une grande influence sur la jeune génération – 78 % de la population a moins de 30 ans – qui n’a connu que ce modèle. Pour moi, c’est une régression. Quand on leur parle des droits des filles, cela leur semble être un concept totalement étranger, alors que ma mère a connu cela il y a à peine une génération !”

Quel est votre rêve pour les femmes, les enfants, les personnes vulnérables en Somalie ?

Fartuun Adan : “Nous voulons la sécurité, la liberté. Les filles devraient pouvoir choisir leur vie, et obtenir justice.”

Ilwad Elman : “Tout le monde devrait pouvoir choisir sa vie et être soi-même sans avoir peur, avoir un égal accès aux services nécessaires pour vivre une vie digne. Cette vision est très difficile à réaliser en période de conflit, alors que des enjeux vitaux, comme le respect des droits humains, sont considérés comme secondaires.”

Vous parlez de conflit… une situation que nous connaissons actuellement sur le sol européen. Les femmes participent-elles à la résolution des conflits en Somalie ?

Fartuun Adan : “Les femmes portent beaucoup sur leurs épaules, en Somalie, mais à la table de négociation, ce sont seulement des hommes. Ils ne laissent pas les femmes y prendre part. Alors que, lorsque les hommes se battent, ce sont les femmes qui les soignent… Mais on ne les écoute pas, et les combats continuent, encore et encore.”

Ilwad Elman : “On sait que les processus de paix sont beaucoup plus durables et efficaces lorsque les femmes y participent pleinement. À Elman Peace, nous travaillons sur des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration extrêmement encourageants [comme le programme internationalement reconnu “Drop the Gun, Pick up the Pen”, ndlr]. Il faut dire aussi que les femmes créent leurs propres tables de négociation, à la marge, au sein de leurs communautés.”

Fartuun Adan : “Quoi que les femmes fassent, elles doivent se battre. C’est tellement difficile pour elles. Mais elles sont aussi très fortes.”

Je suis moi-même très inspirée par ma mère et toutes celles qui font du bruit, sans attendre de permission.

Ilwad Elman : “Politiquement, les femmes ont rarement l’occasion de représenter les clans sur lesquelles notre système politique est basé. En 2016, un coup d’accélérateur sous forme de quotas a été mis en place et la représentation des femmes au Parlement a bondi de 11 à 24 %. On est actuellement redescendus à 22 %. Plus personne ne se bat pour la représentation des femmes, la priorité, c’est la “sécurité”. Alors que cette représentation est absolument fondamentale, tout particulièrement pour la résolution des conflits. Il est vrai qu’en Somalie, les femmes sont incroyablement résilientes. Je suis moi-même très inspirée par ma mère, et toutes celles qui refusent le statu quo, qui font du bruit, sans attendre de permission.”

© Elman Peace

Quel est votre prochain combat ?

Fartuun Adan : “Nous voulons continuer à donner de l’espoir aux filles, à travers l’éducation. Nous venons de créer une nouvelle école centrée sur le leadership des filles, qui propose un programme totalement gratuit, sur quatre ans.”

Ilwad Elman : “C’était le combat de ma grande sœur, Almaas Elman, qui a été tuée en 2019… [un silence]. Nous allons aussi devoir faire face à une très grave famine. Et nous recevons tous les jours des enfants anciens combattants… C’est une période très sensible. Nous continuons nos activités pour la paix, le changement de normes sociales, l’éducation, la pensée critique, les identités positives.

C’est pour cela que nous investissons aussi dans les infrastructures, comme les écoles. Beaucoup de jeunes essaient de quitter le pays actuellement. Nous essayons de proposer des solutions durables. Il faut du temps, pour obtenir un niveau d’éducation qui puisse véritablement faire une différence pour les filles qui suivent notre programme, et c’est la raison pour laquelle nous travaillons avec les membres de leur famille, pour qu’ils ne les retirent pas de l’école : on les soutient, on parle ensemble, on propose aussi des activités génératrices de revenus.”

En 2011, la famine avait fait 250.000 mort·es en Somalie. Vous parlez de celle qui menace actuellement. On sait que certaines causes des famines sont politiques, mais y voyez-vous également les conséquences du réchauffement climatique ? Est-ce une nouvelle alerte pour les droits des femmes ?

Le changement climatique a un impact sur la paix et sur la sécurité, ce qui met en danger les droits des femmes.

Ilwad Elman : “La sécheresse terrible qui s’annonce est liée au changement climatique et on commence seulement à le réaliser. La raréfaction des ressources alimente les conflits armés. Et les armées brûlent les fermes, empoisonnent les puits, les bergers se mettent à prendre les armes simplement pour aller faire paître leurs troupeaux… Le changement climatique a un impact sur la paix et sur la sécurité, ce qui met en danger les droits des femmes. C’est la raison pour laquelle l’ex-ministre suédoise des affaires étrangères Margot Wallström a montré la nécessité d’une politique étrangère féministe. Nous avons d’ailleurs proposé une résolution sur le sujet au Conseil des Nations Unies, mais la Russie l’a bloquée.

Lors des déplacements de population liés aux sécheresses, les femmes souffrent davantage et sont davantage victimes de violences. Un rapport de la fondation Elman Peace documente d’ailleurs de façon très concrète les conséquences du réchauffement climatique sur les femmes en Somalie. Mais même si le terme “changement climatique” est perçu comme très occidental dans notre pays, il existe chez nous un mouvement de jeunes qui luttent pour la reforestation, la protection de l’environnement… Car désormais, ils ont accès à l’information sur internet. Et cet accès change tout.”