Chien de guerre 

Marat Gabidullin a longtemps fait partie du groupe Wagner, ce commando de mercenaires engagés par la Russie pour semer la terreur et l’effroi dans les zones de guerre. Aujourd'hui, ce soldat fantôme a décidé de sortir de l’ombre pour raconter dans un livre ce qu’il a vu et vécu, au plus près du mal. Jusqu’à quel point faut-il l’écouter ?
De Poutine au Donbass  un mercenaire de Poutine passe à table

Au début des années 2010, Denis Korotkov a la quarantaine, une moustache, la pipe souvent vissée au coin de la bouche, des lunettes de soleil pour cacher un œil de verre et un poste important au sein de la police de Saint-Pétersbourg. Il a des envies d’ailleurs, aussi. Il voudrait être journaliste. Alors, quand il voit passer une annonce pour travailler chez Fontanka, le journal local, il se dit pourquoi pas. Il n’a jamais vraiment écrit, mais ça le changera de toute la paperasse qui encombre son travail de flic. Tout va très vite : une lettre de motivation et le voilà sur les rails d’une vie meilleure ou au moins « aussi heureuse que celle d’avant », comme il me le raconte aujourd’hui.

À peine quelques mois après ses débuts dans le métier, une histoire lui tombe dessus : plusieurs mercenaires russes seraient emprisonnés au Nigeria. Ils auraient travaillé pour une société militaire privée. L’apprenti reporter tire le fil, enquête sur ces soldats de l’ombre et finit par mettre au jour l’existence d’une armée fantôme impliquée dans l’annexion de la Crimée et l’intervention russe en Syrie : la compagnie Wagner. Le groupe se serait constitué en 2014 autour du lieutenant-colonel Dmitri Outkine, un ancien officier du renseignement militaire. Ses soldats l’admirent et lui admire Adolf Hitler, qui lui-même admirait la musique de Richard Wagner – d’où le nom du groupe.

Les premiers articles de Denis Korotkov sur le sujet paraissent dans l’indifférence. « Je ne pensais pas que je travaillerais aussi longtemps là-dessus », confie-t-il. Tout change fin 2015 lorsque le Wall Street Journal relaie ses informations. Dans la foulée, en Russie, on se met s’intéresser à son enquête. Le journaliste est débauché par la Novaïa Gazeta, considérée comme l’un des derniers bastions de la presse libre à Moscou. Il creuse encore, rassemble des documents par dizaines, par centaines, bientôt par milliers. « Aujourd’hui, j’en ai entre 2 000 et 2 500 », m’assure-t-il.

À l’été 2017, nouveau scoop : l’ancien flic parvient à prouver le lien entre Wagner et l’un des hommes les plus mystérieux du pouvoir russe : Evgueni Prigojine, surnommé le « cuisinier de Poutine ». Cet ancien voyou à la petite semaine, un temps à la tête de restaurants luxueux fréquentés par des oligarques et le futur maître du Kremlin, aurait notamment dirigé à Saint-Pétersbourg une « usine à trolls ». D’après le FBI, Prigojine a ainsi mené une campagne d’influence sur les réseaux sociaux pour favoriser l’élection de Donald Trump en 2016. D’après Korotkov, cet homme serait devenu, en coulisses, le chef des opérations du fameux groupe Wagner.

Les révélations en appellent d’autres, de plus en plus vertigineuses. Chaque fois, Denis Korotkov plonge un peu plus dans l’horreur. À force d’enquêter, forcément, il s’attire des ennuis. Le siège de son journal à Moscou reçoit une tête de bélier coupée, une couronne mortuaire et cette missive : « Denis Korotkov est un traître à la patrie. » Le même jour, un livreur dépose des œillets à son domicile et envoie un nouveau message : « Nous ne t’oublierons pas. » Des sites Internet détenus par Evgueni Prigojine l’accusent d’être à la solde de Daech et des services secrets ukrainiens. Ses e-mails sont piratés, puis ses téléphones ; bientôt, il trouve des traceurs GPS sous sa voiture, des hommes plantés devant son domicile. Mais il ne lâche rien. En novembre 2019, le journaliste identifie sur une vidéo un membre de Wagner en train de torturer à mort un combattant syrien. Le profil des mercenaires évolue, se dit-il : « Les premiers étaient des soldats professionnels. Désormais, il y a beaucoup de jeunes sans éducation supérieure, qui n’avaient pas de perspective, qui viennent de plein de régions différentes, veulent gagner de l’argent, faire vivre leurs familles, se battre pour des raisons patriotiques ou juste pour sortir de la routine du quotidien. » Là où ils passent, ces chiens de guerre sèment la terreur avec méthode et barbarie. Les Wagner sont désormais présents en Ukraine : selon les services de renseignement allemands, ils seraient impliqués dans le massacre de civils à Boutcha, perpétré en mars. Fin avril, sur un autre théâtre d’opérations, l’armée française a filmé des mercenaires russes en train d’enterrer des corps au nord du Mali. Enfin, les Nations unies enquêtent sur des crimes de guerre commis en Centrafrique contre des civils ces dernières années. Ils seraient ainsi 5 000 mercenaires à servir les intérêts de la Russie hors de ses frontières. Aujourd’hui, un ancien membre du groupe a décidé de tomber le masque, de témoigner à visage découvert et d’écrire un livre. Oui, un livre. « Quand j’ai appris la nouvelle, ça m’a un peu surpris, mais pas plus que ça », dit Denis Korotkov. Comme si plus rien ne pouvait vraiment le surprendre, ou comme si toutes ses années d’enquête avaient naturellement conduit à cette éventualité.

Au printemps 2022, Marat Gabidullin se trouve à Neuilly-sur-Seine, en civil. Il a 56 ans, porte une énorme montre camouflage et une chemise en jean sur un t-shirt à motif de guitare électrique. Une casquette élimée surplombe ses yeux bleus perçants plantés au milieu d’un visage buriné. Il reçoit dans les locaux de la maison d’édition Michel Lafon, entre un caviste et un Franprix. Ces jours-ci paraît en France son fameux livre, intitulé Moi, Marat, ex-commandant de l’armée Wagner.
Le manuscrit est arrivé en 2021, par l’intermédiaire de Veronika Dorman, journaliste spécialiste de la Russie à Libération. C’est un texte étrange entre le témoignage et le roman de guerre, très écrit et ponctué de grandes phrases sur la guerre, la peur et la mort. Trois cent cinquante pages d’épopée au cœur de l’armée secrète de Vladimir Poutine, mystérieusement dédiées « à tous nos naïfs, qui cherchent l’idée là où elle n’est pas ». Le livre est publié dans une douzaine de pays, avec un tirage français de 20 000 exemplaires. Tout est vrai, seuls les noms ont été modifiés : dans son livre, Wagner devient Beethoven.

Marat Gabidullin

Antoine d'Agata 

La responsable des relations presse de Michel Lafon offre un café, glisse un cendrier sur la table et répète qu’il faut être à l’aise. Marat Gabidullin, lui, pose son regard sur le carnet de la traductrice, où s’affiche une reproduction de L’Ouvrier et la Kolkhozienne, la célèbre sculpture de l’artiste Vera Ignatievna Moukhina qui montre ces personnages brandissant la faucille et le marteau – un symbole du réalisme socialiste. Il fait une blague qu’elle me traduit. « Vous savez pourquoi la statue de la Liberté a une torche et la Kolkhozienne une faucille ? Essayez de vous protéger avec une torche quand on vous attaque à coups de marteau. » Voilà les présentations faites.

La préface de l'ouvrage l'annonce d'emblée : Marat Gabidullin n’est ni un lanceur d’alerte ni un homme que la culpabilité empêche de dormir. « Je n’ai rien fait dont il faut que je me repente, je n’ai jamais commis de crime de guerre », promet-il. En s’exprimant à visage découvert, il espère simplement briser l’omerta autour de cette armée de l’ombre. Car officiellement, il n’est rien. Le mercenariat est illégal en Russie et Vladimir Poutine a toujours nié l’existence d’un lien entre Wagner et le Kremlin. Les soldats comme lui se battent ainsi pour un pays qui ne les reconnaît pas, pris dans un état ambigu, paradoxal et hors-la-loi. Et cette situation le révolte.

Tantôt évasif, tantôt affable, il semble osciller entre fierté et remords, l’envie de tout déballer et la discrétion que sa condition lui impose. Il critique l’armée, la Russie et les mercenaires, en même temps qu’il les défend. Marat Gabidullin est un homme rongé par les contradictions de son pays. Selon Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset, qui ont recueilli son témoignage dans leur remarquable documentaire Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, il est un « homo sovieticus qui trimballe dans ses tripes toutes les schizophrénies qui habitent l’homme russe contemporain ». D’une voix franche, lui-même formule cette vérité vers laquelle sa vie le ramène sans cesse : « Je suis né, j’ai grandi et je suis devenu un homme à l’époque de l’URSS. »

Il vient de la région du Bachkirie, entre la Volga et l’Oural. Fils d’une mère tatare devenue directrice de grand magasin et d’un père mécanicien, il passe une partie de son enfance en Ouzbékistan, alors république soviétique. Son rêve d’alors : devenir soldat. En URSS, l’armée est un passage obligé mais lui en redemande. Porté par le souffle de la jeunesse, de la Glasnost et de la Perestroïka – les réformes portées par Mikhaïl Gorbatchev dans les années 1980 –, il intègre l’armée de l’air et prend bientôt le commandement d’une section de parachutistes. Les armes à la main, il veut à tout prix défendre la mère patrie.

Sa vie s’écroule avec la fin de l’URSS, en 1991. En mission en Moldavie, il découvre le sentiment anti-russe, se rend compte qu’il fait désormais partie de troupes d’occupation et que sa seule présence suscite colère et indignation. « Ma vision du monde a changé, dit-il. J’ai compris que nous n’étions pas un seul peuple et que tout cela était un mythe construit dans notre imaginaire. »
Deux ans plus tard, il quitte les forces militaires aéroportées. Regrette immédiatement. Tente de faire marche arrière. Trop tard, le voilà livré à lui-même dans le chaos post-soviétique, où se déchaîne un capitalisme sauvage. « Je n’avais pas de repère, et il fallait gagner de l’argent, et vite. » Mais lui ne connaît que les armes. À force de traîner dans un monde où le crime se mêle aux affaires, il devient porte-flingue d’un parrain de la pègre sibérienne. Au cours d’un règlement de compte, il tue le chef d’un clan rival. « Je n’ai rien inventé, précise-t-il. Tout est vérifiable. » 

Quelques mois plus tard il est arrêté. Suivent trois ans de colonie pénitentiaire au centre du pays, au milieu de petits bandits, de toxicomanes et de criminels endurcis. En prison, il lit beaucoup. À sa sortie, il enchaîne chômage, dépression, alcoolisme, des petits boulots d’agent de sécurité, de garde du corps... « Cette période est détachée de ma vie, dit-il. J’ai vécu sans but, sans intention, sans volonté de me développer. » Avec son casier judiciaire, il sait alors que les portes de l’armée lui sont définitivement fermées.

En mars 2015, son passé le rattrape. Lors d’une conversation au téléphone, un vieux pote de Sibérie lui parle d’une mystérieuse « compagnie ». Il lui donne une adresse, un lieu et une chance de rebondir. De renaître, même. « Mon frère, lui dit-il, c’est un travail qui va t’intéresser, fais-le. » À 48 ans, voilà Marat Gabidullin dans un wagon-lit filant vers le sud de la Russie. « J’ai pensé que j’avais la possibilité de monter à nouveau à bord du navire, raconte-t-il. Comme si j’avais la chance de me baigner deux fois dans le même fleuve. » En russe, c’est d’ailleurs cette formule qui a donné le titre de son livre : Deux fois dans la même rivière.

Le camp de recrutement se situe à Molkino, à 1 200 kilomètres au sud de Moscou, près de la frontière géorgienne. Sur place, il découvre une petite légion composée de mercenaires chevronnés – passés par la guerre de Tchétchénie –, d’anciens professionnels, de têtes brûlées, de cerveaux lavés au patriotisme et d’hommes galvanisés par « l’adrénaline », le « romantisme de la guerre » ou plus prosaïquement le « pactole ». Comparée à la plupart des boulots en Russie, la paie est plutôt bonne : l’équivalent de 1 000 euros pour la période d’entraînement et de 1 500 euros pour les missions à l’étranger, en liquide. Et lui pourquoi était-il là ? La réponse fuse : « Je voulais revenir à mon rêve, me rétablir financièrement. Avant cela, je vivais dans un monde vague et indéterminé. Là, tout était clair et défini : c’était la guerre. » Marat Gabidullin fait partie des 400 premiers soldats fantômes du groupe Wagner. Un pied dans le privé, un autre au service de la Russie.

En mission dans le Donbass

Feint-il alors de ne pas comprendre dans quel genre de monde il s’est laissé happer ? Au sein de la société militaire privée, on compte de nombreux rodnovers, ces adeptes d’un mouvement néo-païen né au début des années 1980 prônant le retour à une foi pré-chrétienne d’adoration des forces de la nature, la ségrégation raciale, la pureté du peuple slave... « Mais quand vous voyez que la compagnie attire ce genre de profils, ça ne vous fait pas fuir ? lui demande-t-on.
– En fait, je ne prends pas tout ça au sérieux. Ce sont des gens étranges, bizarres qui partagent des fantasmes mais il n’y a pas de discussion : de quoi ils parlent ? Ils l’ignorent eux-mêmes. Si tu veux connaître le monde, va à l’école ! »

Dès le premier jour, il voit le commandant Dmitri Outkine, un rodnover aux idées ouvertement néonazies. Quand il est monté en grade et a servi sous ses ordres, Marat Gabidullin a repéré une croix gammée slave (un kolovrat) tatouée sur son corps et l’a vu porter une casquette de la Wehrmacht. « Mais au début, insiste-t-il, je ne le savais pas et il ne faisait pas la propagande de ces idées-là. »

Un jour, un convoi les attend devant le camp d’entraînement pour les emmener dans le Donbass. La région est depuis 2014 le théâtre d’un conflit entre Ukrainiens et séparatistes pro-russes soutenus par Moscou. Près de la ligne de contact, Gabidullin surveille les positions ennemies. Le revoilà au combat, enfin. Mais cette première mission lui laisse un goût amer. Il n’aime pas l’évoquer, en parle comme d’une erreur qu’il aimerait pouvoir effacer de ses souvenirs. À cette époque, des mercenaires étaient envoyés sur place pour assassiner certains leaders de groupes séparatistes s’émancipant du contrôle du Kremlin. Il commence à douter de son engagement. « L’Ukraine est un pays frère, ces gens sont nos semblables, dit-il. Je n’étais pas prêt à tirer sur eux et je n’ai pas eu à le faire. » À son retour de Louhansk, il ne veut plus participer à ce genre de guerre fratricide. Sa condition pour rester : partir le plus loin possible.

Marat Gabidullin, sur le front, à Palmyre en Syrie 

Voilà comment sa seconde mission lui est présentée : « On nous a dit : “C’est pas compliqué, il y a un bon gars, Bachar Al-Assad, quasiment tout seul, à la tête d’une armée héroïque qui se bat contre diverses formations d’islamistes fondamentalistes soutenus par l’Occident.” » Il ne se pose pas plus de questions et, fin 2015, il monte dans un avion de transport militaire, chargé de véhicules, de caisses et de mercenaires. Direction la Syrie. Marat Gabidullin est propulsé à 3 000 kilomètres de chez lui, à la tête d’un groupe de reconnaissance. Sur place, les mercenaires sont équipés par le ministère de la Défense russe pour soutenir l’armée syrienne à la dérive après des années de guerre civile. Pendant deux ans et demi, il va arpenter le désert et les montagnes avec sa kalachnikov, former des brigades dans le désert, multiplier les allers-retours entre la Syrie et la Russie, les batailles contre les djihadistes pour prendre le contrôle de champs de pétrole ou du site de Palmyre. Souvenir ému des décorations remises en secret à la suite de cette victoire au milieu des temples : au lieu d’être reçus au Kremlin, les mercenaires mettent leur médaille au fond d’un verre de vodka, le boivent cul sec et vont la chercher avec les dents.

En mars 2016, au cœur d’un combat, près de Palmyre, il envoie une grenade, se cache derrière une falaise, tire des rafales et attend dix secondes de trop – selon son estimation – avant de donner un ordre. Une explosion le projette à trois mètres et le cloue au sol. La peur d’être prisonnier des djihadistes prend le dessus sur la douleur. Il tire des rafales en l’air pour dire à l’ennemi qu’il se battra jusqu’au bout, rampe sur le dos pour sauver sa peau, parvient à se relever, à mettre un pied devant l’autre, malgré la douleur qu’il ressent à l’abdomen. Il est évacué par ses frères d’armes, et tombe dans le coma.

Pendant sa convalescence, il se met à écrire. Les missiles, les explosions, les cadavres, les odeurs, les bruits, les images, le sentiment de servir de chair à canon, en première ligne alors que les militaires syriens débarquent après la bataille pour prendre des photos... il reconstitue ses souvenirs par bribes, comme un journal intime, pour ne pas oublier, fixer ce qu’il a vécu. Plus il écrit, plus il ressent le besoin de ne plus se cacher et de révéler la vérité au sujet des Wagner. « C’était en moi depuis un moment, dit-il. J’avais tout gardé en mémoire, et j’avais besoin de dire les choses. » Le récit de son premier livre s’achève en 2017. Que se passe-t-il les mois suivants ? Il veut bien évoquer le sujet mais voudrait garder la primeur de son histoire pour un deuxième ouvrage, dont il a déjà trouvé le titre : Le Conseiller.

Explications : après sa blessure, Marat Gabidullin serait devenu l’assistant d’Evgueni Prigojine pour les questions liées à Wagner. Il lui expliquait ce qui se passait sur le terrain, en particulier à Palmyre. À l’en croire, il lui aurait même présenté son manuscrit. Réaction de Prigojine : c’est très bien, mais il faudra attendre quelques années avant de le publier, avec un titre emprunté à un opéra du maître allemand : Wagner, Ouverture pour Faust. Mais Marat Gabidullin n’a pas pu attendre... Dans la nuit du 7 au 8 février 2018, il est de retour en Syrie. Il fait partie des mercenaires qui participent à l’offensive à Deir ez-Zor, sur l’Euphrate, pour reprendre une raffinerie. Le groupe tombe sur les forces kurdes soutenues par les Américains. Les roquettes pleuvent. Marat Gabidullin se fige au milieu des explosions, en attendant la mort. Qui l’épargne à nouveau. La bataille est médiatisée mais les autorités russes persistent dans le déni : leurs soldats n’étaient pas sur place. Cette nuit-là, Près de 300 mercenaires comme Marat seraient pourtant morts sous les bombes.

Au fil de l’année 2018, le ressentiment monte en lui, le déborde. C’en est trop. Marat Gabidullin ne supporte plus de risquer sa peau pour servir l’illusion d’une guerre propre et sans victimes. Il le répète, comme pour ne pas oublier : « Nous avons aidé à vaincre l’État islamique. » L’année suivante, en 2019, il quitte Wagner, décidé à publier son livre.

Prose combat  

Les éditeurs de Moscou sont circonspects. Personne ne veut se risquer à publier les mémoires d’un mercenaire. C’est finalement Nayemnik, une petite maison nichée en Sibérie qui accepte de sortir l’ouvrage. « Nous sommes un samizdat, nous faisons partie de la société civile », déclarait l’un des représentants de l’éditeur à la veille de la parution, en référence au système clandestin de circulation d’écrits dissidents à l’époque soviétique. Le 1er décembre 2020, le site russe indépendant Meduza publie un long portrait de Gabidullin racontant par le menu son expérience de mercenaire, photos souvenirs de Palmyre à l’appui.

Le lendemain de la parution de l’article, coup de théâtre : la publication du livre est annulée. Décision de l’auteur, assure l’éditeur. « Des gens m’ont dit qu’il ne fallait pas sortir le livre et que cela allait nuire à mes amis, explique l’intéressé aujourd’hui. Je les ai évidemment crus, jusqu’à ce que je comprenne que ces gens cherchaient en fait à se protéger eux-mêmes. »

Après l’épisode Meduza, Alexander Biserov, un éditeur à la tête d’une petite maison nommée Gonzo, fait part de son intérêt. « Je suis indépendant, souligne-t-il, je ne reçois pas d’aide gouvernementale. » Il demande à lire le texte, le dévore, fasciné par ce sulfureux personnage de soldat philosophe. « C’est à la fois l’histoire de Marat, mais aussi celle de Wagner, celle de la Syrie et celle de la Russie », résume Biserov, qui en imprime 1 000, puis 3 000 exemplaires. Deux fois dans la même rivière est publié en Russie en janvier 2022. Pendant qu’il me parle, Marat Gabidullin fume des cigarettes à la fenêtre, visage impassible. Pour l’heure, lui et sa femme sont logés par son éditeur dans un modeste appartement de Neuilly-sur-Seine. Il ne sait pas quand il pourra rentrer dans sa banlieue de Moscou. Le veut-il vraiment, d’ailleurs ? Là-bas, il risque des années de prison, ou pire. En France, il croit qu’il pourrait demander l’asile politique. « Tout dépend de l’évolution de la situation dans mon pays », veut-il penser.

Pendant ce temps-là, les Wagner, eux, dévastent les villes de Marioupol ou de Kharkiv, en Ukraine. « Ça ne m’étonne pas, regrette-t-il. Il n’y a pas d’élan vers le haut, le beau, le noble : il n’y a que l’argent. » A contrario, en Syrie, Marat Gabidullin est persuadé d’avoir servi du côté du bien. « Par ma nature profonde, reprend-il, je suis capable de faire la guerre, mais seulement pour éliminer les conditions d’apparition de la guerre. » Cela ne veut pas dire grand-chose, mais c’est par cette formule abstraite qu’il a choisi de résoudre la contradiction existentielle qui est la sienne. Il n’a que ses mots pour lui.

Son récit élude la question des crimes de guerre commis par Wagner. Quand on lui parle des exactions, il les condamne, bien sûr, mais comme des actes isolés perpétrés par des hommes qui n’ont rien à voir avec lui. La vidéo du Syrien torturé à mort, les viols sur des civils commis en Centrafrique, les témoignages de viols... Ces histoires, explique Gabidullin, sont forcément liées à l’illégalité de la compagnie et à la dégradation du profil des mercenaires recrutés sur Telegram ou VKontakte (le Facebook russe), à la bêtise et à la sauvagerie de certains. « Littéralement, ce sont des hors-la-loi, poursuit-il. Alors, tout dépend de l’individu lui-même, de sa compréhension des notions de bien et de mal et de sa capacité à contrôler le démon qui est en chacun de nous. » Il n’y a rien à faire : l’ancien mercenaire refuse d’admettre la réalité de ces crimes de guerre, le caractère méthodique des exactions. C’est plus fort que lui et le pire, c’est qu’il le sait. Est-ce de l’aveuglement, du déni ? Ou atteint-il la limite qu’il s’est fixée en prenant la parole à visage découvert ? « Aujourd’hui encore, je n’ai pas envie d’y croire, admet-il. Alors je me raccroche à n’importe quel fétu de paille sur le bord du marécage pour ne pas me noyer dans le désespoir. »

Le journaliste Denis Korotkov a rencontré Marat Gabidullin. Il a discuté avec lui, lu des extraits de son livre, ses interviews, confronté son récit à celui d’autres soldats fantômes. Il me confie même avoir vu le rapport d’un détecteur de mensonges. « M. Gabidullin est bien ce qu’il dit être, conclut-il. Son récit comporte des imprécisions, des erreurs factuelles et il enjolive certaines choses sur son rôle – c’est compréhensible pour un écrivain, mais rien de très important. » Que pense-t-il de la manière dont l’ancien Wagner se présente ? Il répond avec ironie : « Évidemment, les mercenaires apportent la paix, évidemment guidés par une haute mission patriotique. Évidemment, chaque mercenaire rêve d’en finir avec la guerre pour pouvoir revenir à son job d’agent de sécurité dans une petite entreprise. Avant d’intégrer Wagner, Marat Gabidullin travaillait comme chauffeur de taxi. C’est peut-être ça, son rêve secret : déposer la kalach et revenir à cette vie. » Sur Zoom, Denis Korotkov me dit qu’il vient de retrouver le formulaire d’entrée de Marat Gabidullin dans la compagnie. Il me lit deux phrases prononcées par l’ancien militaire sur les raisons de son engagement : « Je voudrais essayer de reprendre ma carrière depuis le début, je voudrais me retrouver. »

A lire, Moi, Marat, ex-commandant de l'armée Wagner (Michel Lafon, 2022).