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Un quart des cours d’eau d’Alsace très pollués par les pesticides

L’Agence de l’eau Rhin-Meuse recense 63 cours d’eau en mauvais état écologique, dont 17 en Alsace. La France a jusqu’à 2027 pour répondre aux normes de qualité de la directive cadre européenne sur l’eau. Mais les obstacles pour atteindre le bon état des cours d’eau sont nombreux.

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Un quart des cours d’eau d’Alsace très pollués par les pesticides

Les eaux des rivières sont toujours en mauvais état en France. 38% des cours d’eau français sont considérés en mauvais état écologique, c’est-à-dire que la qualité de l’eau est trop mauvaise pour permettre à la vie aquatique (animale et végétale) de s’y développer correctement. 16,2 % d’entre eux sont par ailleurs en mauvais état chimique, c’est-à-dire qu’ils contiennent des substances dans des quantités toxiques pour la vie aquatique.

Ces indicateurs de bon ou mauvais état des cours d’eau ont été définis par la Directive sur l’eau adoptée par l’Union européenne en 2000. Cette directive fixe les règles pour que les eaux soient en « bon état » avant 2027. Pour effectuer ses contrôles de qualité des eaux de surface, les agences de l’eau ont chacune en charge un « bassin », c’est-à-dire un périmètre qui comprend certains cours d’eaux et leurs affluents. L’agence de l’eau découpe ensuite le bassin en des « masses d’eau » pour d’évaluer l’état individuel de chaque bout de rivière, surtout quand celles-ci sont grandes. Le bassin Rhin-Meuse comprend 614 masses d’eau. Parmi celles-ci, 10% d’entre elles sont en mauvais état écologique, et 54% en mauvais état chimique.

23,18% des cours d’eau en mauvais état écologique en Alsace

Un bon état écologique signifie que le cours d’eau permet l’existence d’une vie végétale riche et variée, ne contient pas ou peu de produits toxiques et qu’il y a suffisamment d’eau.

Corinne Grac, enseignante-chercheuse en hydroécologie de l’École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (ENGEES), explique :

« Un bon état signifie que l’on a des conditions qui sont proches de l’état naturel du cours d’eau et que l’eau n’a pas ou presque été altérée par les activités humaines. C’est quand l’indicateur est bleu ou vert. Si c’est jaune, orange ou rouge, on s’éloigne de l’état naturel du cours d’eau donc il y a quelque chose d’anormal. Cela peut être parce qu’il y a trop ou pas assez de poissons par exemple, ou que l’eau est trop riche de certaines substances ou trop pauvre en oxygène. »

En Alsace, ce sont 233 morceaux de rivières qui sont actuellement contrôlées sur les deux départements. Près d’un quart, 54 sont en état mauvais ou médiocre.

Des pollutions d’eaux résiduaires urbaines qui asphyxient la vie aquatique

Les rejets d’eaux usées dans le milieu naturel forment les premières causes d’apports des nutriments dans l’eau. Cet apport se fait par des rejets directs. Cela arrive notamment dans les zones rurales où les réseaux d’assainissements sont vieillissants et déversent des eaux usées mal traitées dans le milieu naturel. En Alsace, cela concerne au moins les communes des sept secteurs d’assainissements (Buhl, Waldighoffen, Reichshoffen, Bollwiller, Masevaux, Sentheim, Cernay) sous le coup d’une mesure précontentieuse de l’Union Européenne parce que l’assainissement n’est pas aux normes.

Guillaume Demortier, responsable de pôle à l’agence de l’eau Rhin-Meuse, détaille :

« Dans les grosses stations d’épuration, on va filtrer et réduire les taux de nutriments (nitrates, phosphores) qui sont présents dans les eaux traitées. Là où c’est le plus compliqué, c’est pour les petites collectivités qui n’ont pas les moyens de réaliser les travaux nécessaires pour effectuer ces traitements. Certaines communes ont des habitations qui déversent directement dans les rivières. D’autres dépendent de systèmes d’assainissements qui ne sont pas assez performants. »

Les rejets de matières organiques ont aussi pour conséquence de réduire le taux d’oxygène dans le ruisseau, qui est un paramètre vital pour la plupart des organismes aquatiques, explique Guillaume Demortier :

« La mauvaise oxygénation des cours d’eau est liée à la pollution organique. Les eaux usées des habitations vont être rejetées dans l’eau, à cause des fuites ou bien des déversoirs d’orage. Cela va consommer de l’oxygène dont les organismes aquatiques ont besoin pour vivre. »

En Alsace, 53,67% des masses d’eau sont dans un mauvais état chimique

Un autre état qui permet d’évaluer la qualité des cours d’eau est l’état chimique, une appréciation à partir de la présence de 41 substances pour lesquelles les normes de qualité environnementales (NQE) sont fixées pour tous les pays de l’UE. Sur 233 portions de rivières contrôlées en Alsace par l’agence de l’eau, 125 ne sont pas en bon état chimique et 58 n’ont pas été mesurées.

Isabelle Combroux, chercheuse à l’Université de Strasbourg spécialisée en restauration écologique des milieux aquatiques, précise :

« Ce n’est pas simplement l’apport d’un élément chimique qui va déclencher l’apparition ou la disparition d’un organisme aquatique, mais plutôt un ensemble d’éléments. Cela peut aussi être lié à l’infrastructure du ruisseau : si les berges sont bétonnées par exemple, cela va altérer la présence de végétaux dans le cours d’eau et donc la présence d’organismes… »

Des hydrocarbures cancérigènes liés aux voitures

Parmi les substances les plus problématiques pour l’état chimique des cours d’eau, il y a les hydrocarbures polycycliques aromatiques (HAP), extrêmement cancérigènes. Toutes les masses d’eau en « mauvais état chimique » en contiennent, sous forme de benzo(a)pyrène ou de fluoranthène. Ces hydrocarbures sont en grande partie produits par la combustion et sont largement issus des zones urbaines et des usines. Malgré leur toxicité, Corinne Grac de l’Engees explique :

« Ces hydrocarbures sont produits par la combustion, ce que rejettent les moteurs des voitures par exemple. Ils sont naturellement présents dans les combustibles fossiles comme le carburant. Ils vont se retrouver dans l’eau par le lessivage des routes par les eaux de pluies. »

Des métaux liés à l’industrie

On trouve aussi dans les cours d’eaux certains métaux qui proviennent le plus souvent de l’industrie. C’est par exemple le cas du mercure, dont les seuils sont supérieurs à la réglementation dans cinq cours d’eau d’Alsace : La Thur, le Rhin, la Lauch et le canal de Thann-Cernay. Il convient de noter qu’il n’est pas contrôlé partout, mais seulement dans 121 masses d’eau d’Alsace sur 233.

Corine Grac prend l’exemple de la Thur, un affluant de l’Ill, qui contient des taux de mercure supérieurs aux seuils réglementaires. Les rejets provenaient de l’usine chimique Vynova PPC, située à Thann et qui en utilisait dans son processus de fabrication de chlore. Le site a été contraint de changer ce processus de production à partir de 2017, suite son interdiction par l’Union Européenne. L’hydro-toxicologue explique que les métaux issus de l’industrie sont moins rejetés dans l’eau depuis ces réglementations :

« La réglementation sur les rejets de toxiques dans les milieux naturels a beaucoup évolué depuis vingt ans. Les rejets industriels sont maintenant limités par la police de l’eau qui applique les directives européennes. Mais malgré une baisse de ces rejets, certaines de ces substances sont maintenant là de manière persistante, comme le mercure par exemple. »

Des substances chimiques liées à l’agriculture

En dehors des aires urbaines et industrielles, l’agence de l’eau Rhin-Meuse estime que la moitié des eaux superficielles des rivières du bassin Rhin-Meuse sont soumises à des pollutions agricoles. Cela inclue les pesticides mais aussi les nitrates présents dans les engrais.

Des substances interdites mais persistantes

Corinne Grac de l’Engees détaille :

« Il y a eu plusieurs générations de pesticides. Durant le XXe siècle, on utilisait par exemple des DDT organochlorés, qui ont été interdits en 1970 car nocifs pour la biodiversité. Ces premières générations de pesticides sont composés à partir de molécules tellement rémanentes qu’on les retrouve toujours dans les eaux et les sols. »

C’est le cas de l’isoproturon, une substance toxique pour les organismes aquatiques, interdite à l’achat par l’Union Européenne et retirée du marché en 2017. Cette substance est pourtant encore mesurée dans 100 cours d’eau en Alsace, particulièrement dans la rivière du Seltzbach, affluent de la Sauer, dont le seuil est supérieur au seuil réglementaire. Situé dans une zone fortement agricole, le périmètre qui encadre les zones de passage du Seltzbach et de ses affluents comprend 14 installations particulièrement polluantes, notamment des élevages.

Le délétère cycle des réglementations et des nouveaux polluants

L’Union européenne interdit de plus en plus de molécules actives présentes dans les produits phytosanitaire mais l’industrie chimique réplique avec de nouveaux produits, comme l’explique Guillaume Demortier de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse :

« L’isoproturon servait à traiter les céréales en hiver. Après son interdiction, il a été remplacé par diflufénicanil, qui est pourtant considéré comme néfaste pour les organismes aquatiques avec des effets à long terme par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire). »

Le diflufénicanil est présent dans la Souffel, une rivière du Kochersberg dont Rue89 Strasbourg avait déjà évoqué l’état pollué. Cette substance y est présente en quantité trop importante (0,0102 microgrammes par litre), légèrement au dessus du seuil légal (0,01 µg/l). Toujours selon L’Anses en 2018, l’utilisation du diflufénicanil a plus que doublé sur les grandes cultures entre 2009 et 2017, passant de 168,4 tonnes pulvérisées en 2009 à 407,3 tonnes en 2017, juste après l’interdiction de l’isoproturon.

Le glyphosate dans la moitié des cours d’eau alsaciens

Le glyphosate est présent dans 44% des masses d’eau d’Alsace. Cette substance est utilisée pour le désherbage et est considérée comme « probablement cancérigène » par l’Organisation mondiale de la Santé. Elle ne fait pas partie des substances interdites par l’Union européenne, mais ses achats sont contrôlés.

Là encore, Claire Joachim, maître de conférences en droit public spécialisée dans l’environnement à l’Université de Poitiers, pointe une limite dans ces mesures de contrôle des achats de produits phytosanitaires :

« Pour limiter les usages, on va contrôler l’achat en tonnes de produits phytosanitaires effectué sur une année par les agriculteurs. Entre 2018 et 2019, ces achats de substances actives ont baissé de 23,8%. Donc on se dit que c’est bien et qu’on en utilise moins sauf qu’en réalité, ces produits sont progressivement remplacés par d’autres, plus polluants, mais achetés en plus petites quantités. On se base sur les factures mais pas sur l’utilisation réelle. »

Une augmentation des seuils d’interdiction

Corinne Grac de l’Engees dénonce une hypocrisie et des seuils trop hauts :

« La limite de taux de glyphosate dans l’eau était de 2 microgrammes par litre (µg/l) dans l’ancien système d’évaluation de la qualité des cours d’eau appliqué jusqu’en 2004. Au-dessus de ce seuil, on était donc dans le rouge. Avec le guide d’évaluation des eaux de surface de 2019 issu de la directive, il faut dépasser les 28 µg/l d’eau pour être dans le rouge, soit 14 fois plus que 15 ans plus tôt ! »

La rivière de l’Ehn, qui passe à Obernai, était contrôlée en état écologique moyen en 2018 à Bœrsch, trois kilomètres plus haut. Photo : Danae Corte / Rue89 Strasbourg / cc

1,7 milliard pour soigner les cours d’eau

Plus concret que l’état chimique, l’état écologique est le principal objectif d’amélioration de la directive européenne sur l’eau. Le 18 mars, l’agence de l’eau Rhin-Meuse a adopté un schéma directeur, appelé Sdage (Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux) qui détaille une série d’actions nécessaires pour atteindre 52% de masses d’eau en « bon état écologique » d’ici 2027. Ce Sdage est financé par 1,7 milliard d’euros en provenance de l’État et des collectivités locales. À ce jour, seules 35% des masses d’eau de surface sont en « bon état écologique ».

Guillaume Demortier de l’Agence de l’eau s’attend à une série de difficultés :

« Améliorer l’état écologique d’un cours d’eau nécessite la mise en œuvre de politiques sur plusieurs plans, mobiliser les maitres d’ouvrage pour qu’ils remettent les cours d’eau dans l’état le plus naturel possible, des travaux sur le réseau… Cela passe aussi par des actions sur le cours d’eau lui-même, comme replanter des végétations qui ont été retirées. »

L’objectif de « bon état chimique » est quant à lui fixé à 67% des masses d’eau mais la stratégie à adopter pour y parvenir est moins claire selon Florence Chaffarod, directrice déléguée à la communication de l’agence de l’eau :

« Pour les industriels qui rejettent encore des substances toxiques à éliminer en priorité, l’agence va encourager les bonnes pratiques pour réduire leur usage. Pour les agriculteurs, il sera demandé de modifier leurs usages de produits phytosanitaires, ou dans la mesure du possible, de passer à l’agriculture biologique, ou d’implanter des cultures à bas niveau d’impact. »

La police de l’eau et la Dreal sont les agents de l’Etat chargés de ces contrôles. Mais la préfecture du Bas-Rhin leur ont interdit de répondre aux questions de Rue89 Strasbourg. Difficile donc de savoir si cette politique de réduction des substances chimiques dans les cours d’eau reposera sur des contrôles stricts ou sur le volontariat des industriels.


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