IVG aux Etats-Unis : « Réveillons-nous ! », par Leïla Slimani

Une manifestante à New-York, ce 24 juin 2022.

Une manifestante à New-York, ce 24 juin 2022.  MICHAEL M. SANTIAGO / AFP

Analyse  La romancière de « Chanson douce » et du « Pays des autres » réagit à la terrible régression qui touche les Etats-Unis. Ce vendredi, la plus haute juridiction du pays a renversé le célèbre arrêt Roe vs. Wade qui protégeait le droit à l’avortement au niveau fédéral. « Les forces conservatrices s’organisent et rêvent d’un monde dominé par les lois divines ou par l’homme blanc hétérosexuel », écrit Leïla Slimani, qui milite pour la cause des femmes au Maroc, où chaque jour se produisent des drames.

Réveillons-nous ! C’est à un grand réveil que nous invite la décision de la Cour suprême américaine d’annuler l’arrêt Roe vs Wade de 1973 qui autorisait le recours à l’avortement dans l’ensemble du pays. Car nous vivons depuis trop longtemps dans l’illusion. Nous avons tort de croire que le progressisme a gagné dans nos démocraties occidentales. Le mouvement Metoo et la libération de la parole des femmes, la généralisation du mariage homosexuel, les mouvements antiracistes comme Black Live matter, nous font penser que la raison a triomphé et que la justice pour tous ne tardera pas à advenir. Mais ne cédons pas à la naïveté. Car les adversaires à ces causes sont nombreux et puissants. Partout, les forces conservatrices s’organisent pour rétablir la suprématie des lois divines et réaffirmer la domination masculine sur le corps de la femme.

Au Brésil, le président Jair Bolsonaro juge inadmissible qu’une fillette de onze ans, violée, ait pu se faire avorter légalement. Donald Trump aux Etats-Unis, se présente comme un défenseur de la peine de mort et soutient les mouvements « pro-life », accusant ses adversaires démocrates de vouloir « arracher les bébés des entrailles de leurs mères ». Poutine en Russie, Vitor Orban en Hongrie ou, chez nous, Eric Zemmour sont tous les défenseurs de la famille traditionnelle, où la femme est enfermée dans son rôle de procréatrice docile. Tous militent aussi contre le droit des homosexuels ou celui des immigrés et invoquent la crainte du « grand remplacement ». Ils le proclament : l’homme blanc veut sa vengeance et nous devons nous tenir prêts à répliquer.

Publicité

A lire aussi

C’est réalité le Dieu argent qui est victorieux

Le corps de la femme est en danger. Le corps des noirs est en danger. Le corps des migrants est en danger. Le corps des pauvres est en danger. Car ce sont nos corps qui sont livrés au libéralisme sauvage. Et si Trump voit dans l’abrogation de Roe and Wade le triomphe de la volonté de Dieu, c’est en réalité le Dieu argent qui est victorieux. Ce Dieu argent qui permet à Boris Johnson de vendre des migrants aux Rwanda. Ce Dieu argent qui fera que demain, aux USA, les femmes pauvres ne pourront plus accéder à l’avortement tandis que celles qui ont des moyens, pourront se rendre dans des États qui l’autorisent. Des femmes pauvres qui, du fait d’une grossesse involontaire, deviendront plus pauvres encore, seront plus susceptibles d’arrêter leurs études, d’accepter des emplois précaires, d’être victimes de violence. Des femmes qui tenteront malgré tout d’avorter et qui en mourront, comme une femme toutes les neuf minutes dans le monde. Aucune loi que l’on peut contourner grâce à l’argent ne peut être une loi juste.

Je vais vous raconter des histoires sordides. Car dans les pays où l’avortement est illégal toutes les histoires d’avortement sont sordides. Au Maroc, où je milite au sein du collectif des Hors-la-loi pour la dépénalisation de l’avortement, ces histoires font partie du quotidien. Six cents avortements clandestins y sont pratiqués chaque jour. C’est l’histoire de Latifa, enseignante dans le primaire et dont le mari volage la trompe avec une jeune femme de dix-neuf ans. Il lui promet le mariage et un avenir radieux. Mais la jeune femme tombe enceinte et le mari, qui craint le scandale, l’entraîne dans la maison d’une faiseuse d’ange où elle meurt d’une hémorragie. C’est l’histoire de Jamila, employée de maison, violée par le gardien et qui n’ose parler à personne du crime dont elle a été victime. Jamila qui cache sa grossesse à sa famille et à ses employeurs. Ces derniers trouveront un matin, dans la poubelle au bout de la rue, le corps d’un bébé abandonné. C’est l’histoire d’un médecin qui m’aborde un jour dans un restaurant de Meknès. Un homme au visage marqué par l’inquiétude, qui me tend une lettre et disparait. Il m’écrit qu’il a passé dix ans en prison ainsi que son infirmière pour avortement illégal. Toute sa vie, il avait essayé de venir en aide à des femmes désespérées et de leur offrir la possibilité de maitriser leur destin.

A lire aussi

Nos ennemis sont puissants

La décision de la Cour suprême est une tragédie pour les femmes américaines mais pas seulement pour elles. Elle envoie un signal terrible à toutes celles et tous ceux qui se battent, dans les pays où l’avortement est interdit, pour son abolition. Demain, elle servira d’argument à ceux qui s’y opposent. Et les Islamistes prendront à témoin les évangélistes, car les fous de Dieu se rejoignent quand il s’agit d’aliéner les femmes. Vous verrez que ceux qui traitent habituellement les Etats-Unis de pays dominé par l’argent et la décadence, saurons l’utiliser quand cela les arrangera. Même la plus grande démocratie du monde interdit l’avortement, alors pourquoi pas nous ? A eux, nous ne devons cesser de rappeler qu’il n’y a pas de véritable démocratie, pas de véritables citoyens si ceux-ci ne peuvent prendre leurs propres décisions concernant leurs corps. C’est pour tous ces corps blessés, empêchés, dénigrés, que nous devons nous battre. Réveillons-nous car nos ennemis sont puissants.

Sur le sujet Société

Sujets associés à l'article

Annuler