Une photo de jeunes femmes indiennes se protégeant d’une tempête de sable signée Steve McCurry, une coupelle de Carambar… Dans le bureau de Matignon, où Élisabeth Borne s’est installée le 16 mai, rien (ou presque) n’indique qu’elle est la première femme à avoir pris possession des lieux depuis Édith Cresson, en 1991. Une nomination contestée de toutes parts, des rangs de l’opposition jusque dans le camp de la majorité présidentielle. « Trop techno », « Pas assez politique », « Trop fade », « Pas assez adaptée »... Ni son élection aux législatives dans le Calvados, le 19 juin, ni sa confirmation au poste de Première ministre par Emmanuel Macron n’ont calmé ces attaques. Malgré ce contexte politique inflammable, en pleine préparation du remaniement, elle semble sereine. À peine sa nette propension à tirer nerveusement sur sa cigarette électronique laisse-t-elle transparaître un peu de tension. Les dossiers épineux sont nombreux. Il y a les affaires Abad et Zacharopoulou (le ministre des Solidarités est accusé d’agressions sexuelles et de viol, la gynécologue, nommée secrétaire d’État à la Francophonie, fait l’objet de plaintes pour viol et violences obstétricales), une majorité difficile à construire… et ce Président si omniprésent qui n’a pas même cité son nom lors de sa dernière allocution. Quelle peut être sa marge de manœuvre ? Quelle Première ministre compte-t-elle être ?

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ELLE. Comment Emmanuel Macron vous a-t-il présenté ce poste de première ministre ?

Élisabeth Borne. Il n’y a pas eu besoin de me le décrire. Ministre depuis 2017, je vois bien ce qu’est le rôle de Matignon. J’avais aussi été conseillère de Lionel Jospin, pendant cinq ans, ici. Donc je mesurais parfaitement l’ampleur de ce poste. Évidemment, vous avez à porter des dossiers très lourds et c’est vers Matignon que convergent toutes les urgences, tous les problèmes quand ils n’ont pas pu être réglés au sein des ministères. 

ELLE. Le Président a-t-il évoqué avec vous la part symbolique de votre nomination ? Être une femme...

E.B. C’est quelque chose qu’il avait déjà en tête lors du précédent quinquennat. Le sentiment que l’Histoire s’était arrêtée à Édith Cresson avait quelque chose de choquant pour nous toutes. Symboliquement, c’est important que cette fonction soit incarnée par des hommes et des femmes. 

ELLE. À peine nommée et déjà contestée… tout le monde s’est demandé si vous « aviez les épaules » : parce que vous êtes une femme ou une « techno » ?

E.B. C’est normal quand on est nommée à Matignon d’être critiquée par tous ceux qui auraient pu s’y voir. Cela montre aussi qu’il reste une forme de machisme en politique. La parité a progressé, mais je ne pense pas qu’il faille considérer que le sujet est derrière nous. Le débat pour me qualifier de « techno »–« pas techno » est assez surréaliste. Les Français attendent de leurs responsables politiques qu’ils soient à l’écoute, qu’ils soient engagés et qu’ils aient des résultats. 

ELLE. Vous avez donc pu constater qu’il y a encore du machisme en politique…

E.B. Ça progresse, mais ça reste quand même dans l’intérêt des hommes de commencer par écarter la moitié de l’humanité, de sortir du jeu la moitié des concurrents. 

ELLE. Certaines remarques sexistes vous ont choquée ?

E.B. Très franchement, par mon parcours personnel, je suis assez blindée. Mais quand je vois des articles qui s’en prennent à mes supposées pratiques alimentaires, je me dis qu’on rêve ! Il paraît que je mange des graines… C’est une forme de sexisme incroyable.

« Les femmes sont plus à l’écoute que ne peuvent l’être les hommes, qui sont parfois un peu plus autocentrés. »

ELLE. Vous n’y faites plus attention ?

E.B. J’ai développé une capacité à faire en sorte que ça ne m’arrête pas. Je ne renoncerai pas à ce que je suis ou à ce que je veux faire parce qu’on tient à mon encontre des propos de caniveau. 

ELLE. Avez-vous entendu parler de la falaise de verre ?

E.B. Je connais le plafond de verre… 

ELLE. Quand une situation est catastrophique, ingérable, on envoie une femme au front car aucun homme ne veut s’y coller. Certains, à ce titre, ont comparé votre nomination à celle de Theresa May au Royaume-Uni…

E.B. Des candidats, vous en avez toujours. Maintenant, il y a des qualités chez les femmes qui trouvent bien à s’exprimer dans la période actuelle : des capacités d’écoute, de sang-froid.

ELLE. Vous pensez donc qu’il y a une manière d’exercer le pouvoir qui serait féminine ?

E.B. Chacun a sa façon d’exercer ses responsabilités. Mais oui, d’expérience, les femmes sont plus à l’écoute que ne peuvent l’être les hommes, qui sont parfois un peu plus autocentrés.

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© Ed Alcock / M.Y.O.P

ELLE. Avez-vous changé le protocole depuis que vous êtes à Matignon ?

E.B. J’ai demandé à ce que l’on dise « Madame la Première ministre », et il a fallu insister pour que le changement soit fait sur tous les supports, jusqu’aux blocs-notes. Les appellations sont masculines parce que, pendant des années, elles ont concerné des hommes. Les temps changent. Dire « Madame le directeur général », ça me paraît insensé. 

ELLE. Des membres de votre équipe ont été mis en cause pour plusieurs formes de violence contre les femmes. Pourquoi ne pas avoir démis de ses fonctions Damien Abad dès les premières alertes ?

E.B. On est sur un sujet qui est compliqué. Il est essentiel que la parole des femmes se libère, et qu’elles portent plainte. Il est aussi essentiel que la définition et la recherche des responsabilités soient le travail de la justice. Il y a un devoir d’exemplarité des responsables politiques, et en même temps c’est la justice qui doit pouvoir se prononcer et ne pas en rester à des témoignages anonymes par voie de presse. Après, un certain nombre de témoignages méritent d’être pris en compte.

ELLE. Si vous ne l’avez pas immédiatement démis de ses fonctions, c’est donc pour aller au bout d’un processus juridique ?

E.B. Il faut que chacun porte l’exemplarité mais il faut aussi être attentifs à ce que ce soit la justice qui se prononce. Hors du gouvernement, Damien Abad pourra se défendre et la justice pourra faire son travail sereinement.

« On attend des hommes politiques qu'ils soient exemplaires. » 

ELLE. Des collègues de Damien Abad le qualifient de « gros lourd », évoquent des sms graveleux… Autant de choses qui ne sont pas répréhensibles d’un point de vue juridique, mais qui sont contestables d’un point de vue moral. Que faire dans ces cas-là ?

E.B. Je n’ai pas envie de m’exprimer spécifiquement sur ce cas, mais, de façon générale, je pense que l’on n’attend pas simplement des hommes politiques ou des responsables qu’ils ne soient pas pénalement répréhensibles. On attend d’eux qu’ils soient exemplaires. Il faut que chacun prenne conscience que le monde a changé, et heureusement. Y compris dans le champ de ce qui n’est pas pénalement répréhensible, il y a des comportements que l’on n’a pas envie de voir.

ELLE. Une autre affaire entache votre gouvernement : les violences obstétricales reprochées à l’une de vos ministres, Chrysoula Zacharopoulou

E.B. D’abord, ce sont deux sujets différents. Qu’il y ait des femmes qui ressortent d’examens médicaux en ayant souffert et avec le sentiment de ne pas avoir été respectées, c’est grave, et il faut bien sûr traiter le sujet. Mais j’entends aussi un certain nombre de médecins qui se sont exprimés pour dire qu’il fallait faire attention aux mots employés, notamment au terme de viol. Là encore, je ne me prononcerai pas sur ce cas précis. Mais il est très important, lorsqu’il y a des examens intrusifs, de prendre le temps de recueillir le consentement. 

ELLE. Selon vous, entrer dans un cabinet médical, c’est donner quitus pour que toutes sortes de gestes médicaux soient pratiqués sur la patiente ?

E.B. Les patientes attendent que l’on puisse leur expliquer quels sont les examens pratiqués, dans quel intérêt… Mais aussi que l’on recueille leur consentement. C’est pour ça que j’ai saisi le Comité consultatif national d’éthique, pour nous éclairer sur le sujet. Il faut être attentif à ce que des jeunes femmes ne vivent pas les examens médicaux de cette façon.

ELLE. Est-ce que vous trouvez compréhensible qu’un ministre qui perd aux législatives démissionne, mais qu’un ministre mis en cause pour violences sexuelles reste en poste ?

E.B. C’est « mis en cause » qui m’interroge ici. Il faut prendre toutes les précautions avec l’exigence d’exemplarité que l’on a aujourd’hui. Lorsque l’on nomme un ministre, beaucoup de vérifications sont déjà faites. Peut-être qu’il faut étendre le champ des vérifications.

ELLE. Le timing de l’inscription de l’IVG dans la constitution fait débat. Vous ne redoutez pas que l’opinion publique s’enflamme ?

E.B. Il est important d’acter que l’IVG est un droit fondamental. Récemment, lors d’un déplacement dans un Planning familial, des jeunes femmes m’ont dit une phrase très juste : « Ce n’est pas quand la maison brûle que l’on se demande si on a pris une assurance. » On connaît la décision prise par la Cour suprême américaine. Il faut prendre ça comme un avertissement sévère. Dans le même temps, on voit des régressions au sein même de l’Europe, en Hongrie, en Pologne, où l’extrême droite revient sur des choses qui paraissaient acquises. Il faut se dire que rien ne l’est définitivement, et c’est le bon moment pour inscrire ce droit fondamental, qui a sa place dans notre Constitution comme dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. 

ELLE. Dans l’immense chantier de la cause des femmes, quelle est votre priorité absolue ?

E.B. L’émancipation économique en entraîne beaucoup d’autres. Au-delà de l’égalité salariale, qui devrait exister depuis longtemps, il s’agit d’accompagner les femmes pour sortir des stéréotypes de genre. Le monde actuel fait qu’il y a un besoin de soutien particulier afin que les jeunes femmes s’orientent vers les métiers scientifiques et techniques, mais aussi pour qu’elles prennent des responsabilités. 

ELLE. D’accord, mais comment ?

E.B. Je crois beaucoup au mentorat. Vous n’imaginez pas à quel point la relation aux responsabilités reste différente entre la plupart des femmes et la plupart des hommes. Quand vous cherchez un responsable, un dirigeant d’une entreprise publique, vous recevez vingt-cinq noms de messieurs qui s’y voient très bien. Il y a d’ailleurs souvent un décalage entre leur perception de leur capacité et de la réalité mais passons… Et vous appelez une femme qui vous répond : « Ah non, mais dans tel domaine, je ne suis pas la plus compétente. » On a absolument besoin de leur apporter un soutien.

ELLE. Êtes-vous favorable à des mesures genrées pour pallier ces inégalités ?

E.B. C’est ce que l’on fait quand on introduit des quotas de femmes parmi les cadres dirigeants. Il faut donner un coup de pouce pour rééquilibrer les choses. Je suis pour les quotas, il ne faut pas hésiter. 

ELLE. Vous êtes autant rémunérée que votre prédécesseur ?

E.B. Je pense, oui.

« Un homme a du caractère, une femme est caractérielle. »

ELLE. Faites-vous preuve de vigilance au sein de votre cabinet en termes de parité ?

E.B. Au ministère du Travail, il y avait plus de femmes que d’hommes dans mon équipe. Évidemment que je fais attention ! Des équipes trop genrées nuisent à la richesse de la vision.

ELLE. Sur LCI, vous avez dit à Ruth Elkrief avoir du mal à exprimer vos sentiments. Comment cela se traduit-il ?

E.B. Je n’exprime pas beaucoup mes émotions. Quand les femmes le font, on dit d’elles qu’elles sont émotives ou fragiles. Un homme a du caractère, une femme est caractérielle.

ELLE. Vous êtes très pudique sur votre vie privée. Vous avez été mariée, vous avez un enfant de 29 ans. Vivez-vous seule à Matignon ?

E.B. Je ne vis pas à Matignon. J’ai vraiment besoin de mener la vie la plus normale possible et de continuer à avoir mon univers personnel. C’est une question d’équilibre pour moi.

ELLE. Vous verra-t-on en famille dans « Paris Match », comme Jean Castex ?

E.B. Quand vous voyez la façon dont votre vie privée peut être fouillée, avec des articles qui citent le nom du père de mon fils, dont je suis divorcée… Je n’habite pas avec mon compagnon, qui vit en partie en Bretagne, et je n’ai pas du tout envie de l’exposer. 

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Elisabeth Borne avec son père, Joseph, en 1969. © Photo personnelle

ELLE. Vous avez perdu votre père à 11 ans. Vous dites vous être alors réfugiée dans les mathématiques. que vous ont-elles apporté ?

E.B. Mon parcours personnel a été rude. Quand, petite fille, vous perdez votre papa dans des circonstances difficiles, vous cherchez des repères. Vous avez l’impression de vivre dans un monde absurde. Les mathématiques ont été structurantes et rassurantes. Beaucoup de choses sont à améliorer dans notre pays. Mais le fait que vous soyez fille d’immigré, que vous perdiez votre père jeune, que vous vous retrouviez avec votre mère sans ressources, et que vous puissiez être aidée pour faire des études, accéder à des responsabilités, préfète, pédégère, cela veut dire qu’il y a des choses qui sont formidables dans notre pays. Mon souhait est de renforcer l’égalité des chances. C’est mon combat. Je suis infiniment reconnaissante à mon pays de m’avoir permis cela.

« J'étais une ado très révoltée. Je n'étais pas conformiste. » 

ELLE. Quel genre d’ado étiez-vous ?

E.B. J’étais très révoltée. Je n’étais pas conformiste. Dans ma vie privée surtout, c’était beaucoup plus libre à cette époque-là. 

ELLE. Quel regard portez-vous sur la jeunesse d’aujourd’hui ?

E.B. Il y a beaucoup de jeunes très inquiets, notamment au sujet des dérèglements climatiques. Ils sont convaincus que l’on n’en fait pas assez, qu’il faut agir davantage, et c’est vrai. Mais attention à ne pas verser dans l’angoisse et le désespoir. On se doit de les convaincre que nous sommes déterminés à préparer une planète vivable. En même temps, cette jeunesse a une énergie que ma génération n’avait pas. Ceux qui créent des start-up, qui innovent… vous dites « Waouh ! » J’espère que les jeunes continuent à voir tout ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous divise.

ELLE. Vous vous reconnaissez dans l’universalisme ?

E.B. Pour que les Français aillent bien, il faut que la France aille bien. Que l’on se dise d’abord que l’on appartient à la même nation, et que nous voulons nous engager les uns et les autres en apportant quelque chose à notre pays. Que l’on est dans un pays qui reconnaît chacun dans la communauté nationale, avec nos différences. Mais l’on ne bâtit pas uniquement en cherchant les différences. Nous avons beaucoup de choses à partager ensemble. Je suis totalement universaliste.

ELLE. Allez-vous prendre quelques jours de congés cet été ?

E.B. Je l’espère. Lors de ces cinq dernières années, j’ai pris assez peu de vacances…

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Elisabeth Borne, en 1963, dans le Calvados, avec sa sœur Anne-Marie. © Photo personnelle

ELLE. Plutôt mer ou montagne ?

E.B. Plutôt les deux !

ELLE. Si, sur une plage, vous croisez une femme en burkini, vous êtes choquée, gênée ?

E.B. C’est compliqué. Il faut faire attention à ne pas exclure des femmes en raison de leur tenue. De toute façon, ce n’est pas ce que dit la loi. Ces sujets sont suffisamment sensibles pour que l’on s’en tienne à la loi, sans en rajouter.

ELLE. Qu’est-ce qui vous fait plaisir ?

E.B. Retrouver mes amis, voir mon compagnon, mon fils… Ce n’est pas beaucoup arrivé récemment ! Et courir une fois par semaine. C’est indispensable.

ELLE. Que pouvez-vous nous apprendre sur vous que nous ne saurions pas ?

E.B. Je fais de l’aquarelle, quand je peux. J’aime peindre des paysages. Et j’ai fait mon service militaire !

ELLE. Contrairement au Président et à votre ministre des Armées…

E.B. Je suis polytechnicienne !