Tribune 

Les hommes face aux violences sexuelles : « petits secrets d’une grande lâcheté »

Albin Wagener

Chercheur

TRIBUNE. Le chercheur Albin Wagener s’interroge dans ce texte très personnel sur « l’assourdissant mutisme » des hommes après chaque affaire de type « #Metoo », qui témoigne, selon lui, de leur implicite complicité.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

A chaque triste affaire qui implique un homme politique, une personnalité du monde culturel ou un employé de bureau, les mêmes débats s’enclenchent. A chaque fois, la libération de la parole de la femme se trouve irrémédiablement prise pour cible par un nombre incalculable d’experts autoproclamés, d’opinionistes de plateaux ou encore de rationalistes éclairés. Outre le débat sur la présomption d’innocence et le travail de la justice (qui ne s’embarrasse hélas que très rarement d’un débat sur la transformation des lois, qui pourtant alimentent ces mêmes décisions de justice), j’entends l’assourdissant mutisme de mes congénères – ou bien encore le vacarme de ceux qui crient à la calomnie, à la conspiration, ou pire encore, à la veulerie des femmes qui, soi-disant, auraient tout intérêt à accuser les hommes des pires exactions.

Pour chaque affaire de ce type, deux postures prévalent : il y a ceux qui demandent que la présomption d’innocence soit respectée (comme si la présomption de sincérité de la parole de la victime présumée n’allait pas de soi) et ceux qui condamnent les actes, se drapant dans la posture du courageux allié des féministes. Et puis il y a la grande majorité : celle qui se tait, qui sifflote, et qui espère que tout cela finira par bien passer – ou, plutôt, ne passera jamais par eux.

Publicité

A lire aussi

Bien souvent, cette masse taiseuse ne proteste mollement que lorsque certains slogans féministes lui viennent aux oreilles. C’est alors dans ce cadre que fleurissent les contre-slogans comme l’éloquent #Notallmen, qui signifie que tous les hommes ne violent pas. Et pourtant, en tant qu’homme blanc qui bénéficie à plein de l’hétéronormativité patriarcale, il me semble évident que l’un des aveux qui pourrait faire avancer la condition féminine serait, justement, d’assumer pleinement une authentique part de culpabilité. Et c’est ce que je vais tenter d’expliquer dans les lignes qui suivent.

« Tous coupables »

Que celles et ceux qui me lisent puissent trouver la force de me pardonner : cet article porte probablement avec lui son lot de maladresses et d’imperfections. Mais malgré la possibilité de quelques scories, je veux croire qu’il est important d’exposer, de manière claire, la façon dont une lâcheté collective, à la fois fruit d’un héritage culturel et produit d’une agentivité parfaitement organisée, permet aux hommes de continuer d’exercer un pouvoir injuste, dont le spectre va du regard insistant au viol.

Nous sommes tous coupables – et moi le premier. Je n’écris pas cela pour en récolter une quelconque gloire, ou apparaître plus vertueux que les autres. Je ne cherche ni pardon, ni rédemption, ni excuse. Tout au contraire : nous avons tous des intérêts sociaux, économiques et politiques à laisser prospérer ce système inégalitaire, qui fait des femmes des êtres humains de seconde zone. Evidemment, il y aura toujours deux irréductibles catégories d’hommes : ceux qui estiment qu’une main sur les fesses n’a rien de méchant et n’est pas si grave, et ceux qui clament qu’eux n’ont jamais eu le moindre comportement répréhensible. Dans cette deuxième catégorie, il y a bien sûr ceux qui utilisent cette parole pour se cacher et perpétuer des comportements de domination en secret – et il y a ceux, probablement extrêmement nombreux, qui ne se souviennent plus d’avoir été, un jour, un ignoble harceleur ou un manipulateur pesant. Tout simplement parce que ces comportements sont considérés comme si normaux qu’ils sont vite oubliés, aussi vite que l’on oublie avoir uriné contre un arbre.

A lire aussi

Mais cette sincérité dans l’oubli ne saurait suffire pour s’absoudre de toute culpabilité. Car s’il est vrai que cette hétéronormativité patriarcale est le fruit de schémas sociaux et culturels dont nous héritons, il est également vrai que c’est bien notre agentivité, ainsi que notre conscience d’en retirer de confortables rétributions, qui permet à ce système d’être perpétué. Pour le dire autrement : nous avons tout intérêt à ce qu’il soit perpétué, car nous n’en percevons que des avantages. Et c’est probablement aussi pour cela que l’ouvrage fondateur d’Alice Coffin, « le Génie lesbien », a provoqué autant de violentes oppositions – ou que les propos de Sandrine Rousseau sont accueillis avec autant de véhémence.

Publicité

Jeux d’enfants

Deux anecdotes me viennent à l’esprit. La première date des années 1980, lorsque j’étais à l’école primaire. A ce moment-là, l’un de nos grands jeux, en tant que petits garçons, était de soulever les jupes des filles pour pouvoir apercevoir leur culotte. Si ce jeu d’enfant a tout d’un révélateur social, il représentait également un événement qui permettait à la domination de se maintenir. En effet, suite aux protestations de quelques filles de la cour de récréation, la réaction des institutrices d’alors et des parents des petites filles fut sans appel : il était désormais temps pour les filles de mettre des pantalons ou d’éviter les garçons en étant en jupe. A peine fûmes-nous gentiment réprimandés pour ce jeu coquin, tandis que les petites filles apprenaient que leur corps ne leur appartenait pas totalement.

Trente-cinq ans plus tard, au début des années 2020, c’est ma fille aînée qui se retrouve à l’école primaire. Si la société a changé, le système général de domination perdure encore. Dans la cour de récré, deux imposants terrains de foot prennent les deux tiers de la place ; les petits garçons y jouent de manière insouciante. Les petites filles se plaignent de ne pas avoir assez de place, et certains parents en parlent au personnel éducatif ; celui-ci rétorque que le football n’est pas uniquement un sport de garçons, et que les filles peuvent également y jouer. Se sentant soutenues, les filles s’exécutent et demandent à jouer avec les garçons. Ceux-ci refuseront, car « on ne joue pas au foot avec des filles ». Le personnel éducatif hausse les épaules et explique qu’on ne peut quand même pas forcer les petits garçons. Fin de l’histoire.

A lire aussi

Ainsi, si le corps des filles ne leur appartient déjà pas totalement (sans compter les remarques quotidiennes sur les manières de se tenir lorsqu’elles portent des robes), il en va de même pour l’espace public. Dans les deux cas de figure, se produit un phénomène de colonisation des corps et des espaces par les hommes. Et petit à petit, des habitudes s’installent : on mate les filles dans la rue, comme si cela relevait de l’évidence. On fait quelques blagues lourdes qui mettent les destinataires en authentique situation d’inconfort, voire pire. On essaie de séduire, en dépassant les frontières du harcèlement. On exige d’avoir une compagne comme on exige d’avoir un rapport sexuel, comme s’il s’agissait d’un dû auquel rien ne doit s’opposer. En tant qu’homme, j’ai moi-même eu des comportements de ce type – et probablement d’autres encore dont je ne me rends pas bien compte, mais dont je suis pourtant tout autant coupable.

Se méfier des alliés

Pour autant, je me méfie des hommes qui s’autoproclament alliés. Pourquoi ? Parce qu’il est bien trop commode d’être dans la clameur d’une posture pour continuer de bénéficier des mêmes avantages liés à une position de domination sociale, politique, et économique. Être un véritable allié, ce serait accepter de se défaire de ces bénéfices, de manière radicale. Hélas, dans plusieurs structures, comme l’actualité nous le rappelle, la posture d’allié permet surtout à certains hommes de continuer de jouir tranquillement de leurs privilèges, dans l’ombre – ou, pire, de faire de territoires militants apparemment sûrs de véritables terrains de chasse personnels.

Publicité

A lire aussi

Comment être un allié crédible quand nos propres amis ont des comportements qui perpétuent des systèmes de domination ? Comment se croire allié quand on n’intervient pas dans une situation d’agression ou de harcèlement, quand on laisse ses amis tenir des propos inacceptables ? Je ne crois pas à cette hypocrite stratégie. Avant que d’être alliés des femmes et du féminisme, les hommes doivent d’abord s’occuper d’eux-mêmes. Plutôt que d’être des alliés, nous ferions mieux de devenir des saboteurs de la virilité ou des sécessionnistes du masculinisme – seule manière, à mon avis, de lutter efficacement aux côtés du féminisme, de la place où nous sommes.

Pour un sabotage de la masculinité

Bien entendu, cet article imparfait n’ignore rien de la nécessaire prise en considération de l’intersectionnalité de ces questions : oui, il existe une complexité de situations liées également aux classes sociales d’appartenance, aux couleurs de peau et aux représentations qui les accompagnent, ainsi qu’aux perceptions sociales et politiques liées au genre et aux préférences amoureuses et sexuelles. Il n’en reste pas moins que face à une femme, sauf situation de renversement spécifique, un homme aura a priori de son côté tout un système d’oppression – système dont il est à la fois l’héritier, l’acteur, le donneur d’ordre et le bénéficiaire.

De l’exploitation domestique aux violences sexuelles, du harcèlement de rue à la violation du consentement, des rapports de séduction au féminicide, l’hétéronormativité patriarcale que nous perpétuons organise nos privilèges, grâce à des comportements qui se matérialisent dans un spectre d’une grande variété – comme souligné par ailleurs dans les travaux du regretté sociologue libertaire Léo Thiers-Vidal. En assumer la responsabilité et la culpabilité constitue la première étape pour accepter de changer, et vite, de manière radicale. Bien sûr, que les antiféministes primaires se rassurent, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de souffrance masculine (bien qu’elle soit statistiquement bien inférieure) – et allais-je dire, précisément, raison de plus pour mettre à bas ce système qui provoque autant d’inégalités et de souffrances, pour en imaginer un autre, plus juste, plus humain.

A lire aussi

L’ensemble de ce projet demande des changements comportementaux et matériels infiniment plus profonds qu’une paresseuse posture sociale – que l’on se considère comme mâle alpha, incel revanchard, ou allié autoproclamé ; car rendre la société plus juste, ce n’est pas seulement soutenir le féminisme. C’est aussi déconstruire les mythes masculinistes, pour produire les conditions d’une émancipation qui pourra véritablement concerner chacune et chacun. Alors oui, cela peut vouloir dire que vous risquez de vous fâcher avec certains de vos proches ; en d’autres termes, un homme saboteur risque de perdre un ami. En attendant, les femmes, elles, risquent de perdre la vie.

Publicité

Mise à jour : à la demande de l’auteur de la tribune, une formulation concernant le féminicide (« le viol constitue déjà, en soi, une forme de féminicide »), qui désignait la souffrance psychologique, mais était violente pour les victimes, a été modifiée.

Albin Wagener, bio express

Albin Wagener est spécialiste en analyse du discours, plus particulièrement pour ce qui concerne leurs formes médiatiques et numériques, appliquées aux thématiques sociales et environnementales. Chercheur associé à l’Université Rennes 2 et à l’INALCO, il est expert auprès de la Fondation Européenne pour le Climat. Il a publié « Écoarchie : manifeste pour la fin des démocraties capitalistes néolibérales » (Ed. du Croquant) en 2021.

Sur le sujet BibliObs

Sujets associés à l'article

Annuler