L'agonie des derniers névés en Corse

Par Noël KRUSLIN

Il y a quelques jours, sur le GR 20, entre Tighjettu et Ciottulu di i Mori. Les derniers névés sont en train de disparaître... Alors que l'été promet d'être encore très long.

Il y a quelques jours, sur le GR 20, entre Tighjettu et Ciottulu di i Mori. Les derniers névés sont en train de disparaître... Alors que l'été promet d'être encore très long.

Angèle Ricciardi

Dans la continuité d'un enneigement très faible cette année en Corse, ce qui reste d'un manteau famélique ne résiste pas, en altitude, aux températures très élevées. Les quelques névés qui font encore de la résistance sur les sites peu exposés vont fondre à vue d'œil bien avant la fin de l'été.

En ces temps caniculaires, parler de la neige aura peut-être un effet rafraîchissant, le sujet n'est pas pour autant rassurant. Bien au contraire, il s'inscrit dans la tendance lourde d'un été de tous les records. Il sera sans doute celui qui aura fait disparaître les derniers névés d'altitude bien avant de prendre fin.

Nul besoin de grimper sur les sommets pour mesurer les effets de ce soleil qui brûle comme jamais. Au volant, sur la RT 20, au sortir du tunnel de Soveria et avant de descendre vers Corte, la vue sur la chaîne du Rotondo en dit long.

De la Punta Latiniccia au Lombarducciu, plus la moindre tache blanche sur le granite d'altitude ! Et ce depuis plusieurs semaines. Ceux qui fréquentent la montagne ont le regard encore plus aiguisé sur un état des lieux, avec des points de repère chronologiques qui ne trompent pas. Président du comité régional de la montagne et d'escalade et patron de l'Association sportive du Niolu, Paul-André Acquaviva a vu des névés disparaître beaucoup plus tôt qu'à l'accoutumée cette année. « Je pense à celui du versant sud de la Paglia Orba, à un peu moins de 2000 m d'altitude. L'an dernier, il a complètement disparu le 17 août, précise celui qui a pris l'habitude de noter tout ce qu'il observe au cœur de la nature. Cette année, il n'est plus là depuis le 5 juillet. »

Cette disparition précoce d'un manteau neigeux en résistance estivale, le montagnard l'a repérée sur bien d'autres sites du massif du Cintu. « Sur la Punta Licciola, le névé d'été, c'est un couloir de glace très pratiqué l'hiver. L'an dernier, il a disparu fin juillet. Cette année, il n'était déjà plus là à la fin juin », confie Paul-André Acquaviva, confirmant ce mois d'avance constaté dès qu'il est question des effets d'un été 2022 très long et très chaud. « Ces névés constituent pourtant un volume de neige impressionnant. Ce sont en fait des névés d'accumulation qui, au fil des chutes de neige, atteignent des épaisseurs impressionnantes. » À l'évidence, le temps des neiges éternelles est bel et bien révolu. Dans la fournaise de cet été 2022, quelques taches blanches persistent. Près du lac du Cintu, ou encore sur la face nord, côté Ascu. « À ce stade, on ne peut plus vraiment parler de névés, tempère Yves Guezou, montagnard et nivologue à Météo France, mais de petites langues de neige qui vont fondre à vue d'œil. »

Aujourd'hui, l'ancien glacier du Bussu, sur la commune de Bocognano, en est presque à ce niveau. Jusqu'au début du XXe siècle, il assurait pourtant la livraison de glace sur tout le bassin de vie ajaccien, et même au-delà. « J'y suis allé il y a trois semaines, il se limitait à un amas de neige sur environ 10 mètres carrés », raconte Yves Guezou, qui a lui aussi son point de repère sur la Punta Minuta. « L'an dernier, on a skié le névé le premier jour de l'été, pour descendre 1 000 mètres de dénivelé. C'était impossible cette année. » Mais au-delà du regard et du ressenti d'un nivologue, Météo France dispose d'indicateurs et autres données chiffrées de nature à démontrer qu'il ne s'agit pas d'une vue de l'esprit.

Dans la foulée d'une très basse pluviométrie depuis janvier

Météo France propose ce graphique qui mesure l'évolution du manteau neigeux en équivalent en eau, depuis 1959. L'année 2022 a été exceptionnellement basse.
Météo France propose ce graphique qui mesure l'évolution du manteau neigeux en équivalent en eau, depuis 1959. L'année 2022 a été exceptionnellement basse. Météo-France

Les deux nivoses, ces stations d'altitude qui permettent de mesurer la hauteur de neige et de transmettre les données par satellite, sont très précieuses. À Bocca Sponde (1 981 m), près du Capu Tafunatu, et A Maniccia (2 360 m), sous le Monte Rotondu, révèlent avant tout un très faible enneigement hivernal. « La Sponde n'a jamais enregistré, de tout l'hiver, une hauteur de neige supérieur à 50 cm, confirme Patrick Rébillout, chef du centre météorologue de Corse. Du côté de A Maniccia, c'était du 90 cm à la même période, alors qu'il s'agit d'un site qui prend beaucoup de neige, et qui a gardé de considérables épaisseurs jusqu'au mois d'avril. » On se souvient notamment d'un historique 3,20 m le 14 avril 2014, qui constitua la référence nationale de l'enneigement printanier. Un lointain souvenir... « Le problème de cette année, poursuit Patrick Rébillout, c'est qu'il n'y a pratiquement pas eu de perturbations, et que le manteau neigeux ne s'est pas vraiment constitué. » Mais au-delà de ces deux sites qui n'offrent que des données ponctuelles dans l'espace et dans le temps, Météo France dispose d'un autre outil (voir graphique). « Les informations que nous livrent les nivoses ne sont pas forcément représentatives de toute la Corse. En revanche, notre modèle numérique nous permet d'avoir un regard sur l'ensemble du manteau neigeux. Il nous restitue un équivalent en eau liquide et révèle un phénomène propre à l'ensemble de l'espace méditerranéen, à savoir une grande variation interannuelle », explique le chef du centre météorologique régional.

Le modèle numérique compare notamment le 1er mars 2021 avec celui de cette année, avec un équivalent en eau du manteau neigeux qui évolue de 150 mm à... Moins de 10 mm. L'outil démontre par ailleurs à quel point les années quatre-vingt-dix ont marqué un tournant, notamment la fin d'une époque durant laquelle les hivers peu enneigés étaient plus rares.

Sur le GR 20, les innombrables randonneurs n'ont pas eu vraiment besoin, cette année, des traditionnels conseils de prudence sur la traversée parfois dangereuse des névés. « Il en reste quelques-uns, mais pas sur le sentier, assure Nicolas Wallon, journaliste à Corse-Matin, qui a parcouru récemment le GR de bout en bout pour les besoins de notre titre. Celui de Bocc'alle Porte, qui n'était jamais facile à négocier sur la crête qui surplombe le Capitellu, a complètement fondu depuis longtemps. »

Cette fonte précoce aura au moins profité au randonneur. Quant aux réserves d'eau assurées par une fonte des neiges de fin de saison, ce ne sera pas pour cette année. Mais pour Patrick Rébillout, le manque à gagner est ailleurs. « Le peu de neige qui reste en montagne n'est pas grand-chose au regard des chiffres de la pluie. Depuis le 1er janvier, il est tombé 225 mm, la moitié de ce que l'on reçoit habituellement. Et depuis le 1er mai, on a des chaleurs abominables, 4° au-dessus des normales saisonnières. Plus qu'en 2003. Ce qui donne des phénomènes d'évaporation très importants. »

De quoi relativiser l'agonie des névés, qui n'est, somme toute, que l'illustration d'une tendance générale.