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« Pour elles, c’est la mort à petit feu » : la vie des Afghanes détruite par la répres­sion des Talibans

Ce mer­cre­di 27 juillet, en amont du sinistre pre­mier anni­ver­saire de la prise de pou­voir des Talibans en Afghanistan, Amnesty International tire la son­nette d'alarme en publiant un rap­port éprou­vant sur l’oppression dra­ma­tique et sys­té­mique que les femmes et les filles afghanes subissent chaque jour. 

« Ils ont fer­mé la porte à clé. Ils se sont mis à me hur­ler des­sus […] [Un membre des tali­bans] a dit : "Mauvaise femme […] Les États-​Unis ne nous donnent pas d’argent à cause de vous, bande de salopes" […] Et puis il m’a don­né un coup de pied. Le coup était si fort que j’ai eu une bles­sure au dos, et il m’a aus­si mis un coup de pied dans le men­ton […] Je sens encore la dou­leur dans ma bouche. J’ai mal dès que je veux par­ler. » Ce type de témoi­gnage, d’une Afghane arrê­tée après avoir mani­fes­té pour les droits des femmes, incar­cé­rée plu­sieurs jours et tor­tu­rée pen­dant son empri­son­ne­ment, Amnesty International en a récol­té une centaine. 

Près d’un an après la prise de pou­voir du pays par les Talibans le 15 août 2021, l’ONG inter­na­tio­nale alerte sur l’urgence d’agir en faveur du res­pect des condi­tions de vie des femmes Afghanes, en publiant un rap­port appro­fon­di inti­tu­lé « Death in Slow Motion : Women and Girls Under Taliban Rule » (Mort à petit feu : femmes et filles sous le régime tali­ban). Le constat est lim­pide : chaque détail du quo­ti­dien de ces femmes est contrô­lé, maî­tri­sé et sou­mis à d’inquiétantes res­tric­tions impo­sées par les lois dra­co­niennes et le « sys­tème répres­sif » du régime tali­ban. « En moins d’un an, les Talibans ont déci­mé les droits des femmes », débute le rap­port. L’enquête a été menée de sep­tembre 2021 à juin 2022, et regroupe des entre­tiens réa­li­sés auprès de 90 femmes et 11 jeunes filles, âgées de 14 à 74 ans, et habi­tantes de 20 des 34 pro­vinces afghanes. Causette résume ce rap­port en points clés. 

Bannies de l'école

« Pour les femmes en Afghanistan, c’est la mort à petit feu », assure Adila, jour­na­liste. Globalement, les règles impo­sées par les Talibans visent à exclure presque tota­le­ment les Afghanes de la vie publique, pour les enfer­mer chez elles. Les auto­ri­tés conti­nuent notam­ment d’éroder leur accès à l’éducation. Interdites de retour­ner étu­dier après la prise de Kaboul en août 2021, elles pen­saient pou­voir retrou­ver les bancs de l’école le 23 mars 2022, quand les Talibans sem­blaient enclin à le per­mettre pour le niveau secon­daire. Mais le jour même, alors qu’elles voyaient déjà leurs rêves d’émancipation pos­sibles, les col­lé­giennes et lycéennes ont fina­le­ment été ren­voyées chez elles pour un « pro­blème tech­nique » lié à leurs uniformes. 

Lire aus­si : Afghanistan : les col­lèges et lycées pour filles referment quelques heures seule­ment après leur réouverture

« J’étais tel­le­ment impa­tiente de retour­ner à l’école, mais ils ne nous ont pas lais­sées entrer. Les Talibans nous ont dit que nous devrions attendre une pro­chaine annonce, et ren­trer chez nous. Qu’est-ce que je peux faire de ma vie à l’intérieur de ma mai­son ? Si je ne peux pas deve­nir infir­mière, doc­teur, artiste, ingé­nieure, qui vais-​je deve­nir ? », se lamente auprès d'Amnesty Fawzia, 17 ans. Fatima, pro­fes­seure de 25 ans au lycée témoigne du sen­ti­ment de décou­ra­ge­ment res­sen­ti par ses élèves : « Ces jeunes filles vou­laient juste avoir un futur, et main­te­nant, elles ne voient aucun futur devant elles. » 

Le rap­port révèle éga­le­ment qu’au niveau uni­ver­si­taire, les étu­diantes doivent affron­ter le har­cè­le­ment des Talibans et faire face à de mul­tiples res­tric­tions sur leurs com­por­te­ments, leurs vête­ments et les oppor­tu­ni­tés qui leur sont offertes. Elles évo­luent dans un cli­mat si hasar­deux et désa­van­ta­geux que beau­coup de jeunes étu­diantes ont déci­dé de ne plus se rendre à l’université ou de ne sim­ple­ment pas s’inscrire, vu les pers­pec­tives de car­rière si limi­tées. « Imaginez. Vous étu­diez le jour­na­lisme en sachant que vous ne pour­rez pas tra­vailler en tant que jour­na­liste. J’ai trou­vé que c’était inutile d’étudier si je ne suis pas auto­ri­sée à faire ce que j’aime, donc j’ai quit­té l’université », se résigne Metra, une étu­diante de 21 ans en jour­na­lisme à Kaboul. 

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Empêchées de tra­vailler et de se mouvoir

Les femmes qui sont la prin­ci­pale source de reve­nu de leur famille font face à d'innombrables obs­tacles dans le milieu du tra­vail et se retrouvent sou­vent dans des situa­tions déses­pé­rées. « Quand Nangarhar [pro­vince de l'Est de l'Afghanistan, ndlr] est tom­bée, mon bureau a fer­mé, car les hommes et les femmes ne sont pas auto­ri­sés à tra­vailler ensemble. [Ma famille] a pas­sé deux semaines sans nour­ri­ture. Avant, je n’aurais jamais ima­gi­né que nous n’aurions pas de nour­ri­ture dans nos assiettes », se désole Farida, employée de bureau. Des employées du minis­tère afghan des Finances ont d’ailleurs racon­té le 18 juillet avoir reçu des appels de res­pon­sables exi­geant d'elles de lais­ser des hommes, et plus pré­ci­sé­ment les membres mas­cu­lins de leurs familles, occu­per leur propre poste. « Les femmes qui tra­vaillaient en tant que pro­fes­seures, jour­na­listes, employées d’ONG, fonc­tion­naires… Elles sont chez elles, et se sentent comme si elles n'étaient plus rien… En plus de leur reve­nu, elles ont per­du leur digni­té », s’indigne Huma, employée dans une ONG. 

Lire aus­si : Afghanistan : les tali­bans demandent aux femmes de trou­ver des hommes pour les rem­pla­cer au travail

Ces contraintes dans la sphère du tra­vail s'ajoutent aux res­tric­tions alar­mantes sur les dépla­ce­ments des Afghanes. Le pou­voir en place réprime de façon expo­nen­tielle leur liber­té de mou­ve­ment. En décembre 2021, le Ministère de la Vice et de la Vertu a déli­vré une direc­tive deman­dant aux femmes d’être obli­ga­toi­re­ment accom­pa­gnées d’un mah­ram, un cha­pe­ron mas­cu­lin, pour les tra­jets de plus de 72 km. : « Nous sommes en cage. Les Talibans ont fait de l’Afghanistan une pri­son pour toutes les femmes Afghanes », déclare Sorayah, étu­diante de 16 ans.

Contraintes de cou­vrir leur visage en public

Pire, le 7 mai 2022, le Ministère a sti­pu­lé que les femmes devaient désor­mais cou­vrir leurs visages en public et ne quit­ter leur foyer qu’en cas de besoin. Les com­pa­gnies aériennes doivent éga­le­ment empê­cher les femmes non-​accompagnées d’un mah­ram de voya­ger seules, et elles ont été inter­dites d’obtention de per­mis de conduire. Pour beau­coup de femmes inter­ro­gées, le sys­tème même de mah­ram nor­ma­lise et pro­page la miso­gy­nie dans tout le pays, puisqu'il creuse la dif­fé­ren­cia­tion entre les fils et les filles, pour qui les pères doivent sacri­fier du temps pour ser­vir de cha­pe­ron. « Tout ce que je vois, ce sont des murs autour de moi. Je ne peux même plus sor­tir de chez moi. Est-​ce vrai­ment une vie ? », déses­père Zohra, avocate. 

Lire aus­si : Afghanistan : les tali­bans imposent le voile inté­gral aux femmes

Le sys­tème d’aide face aux vio­lences de genre anéanti

Le rap­port d’Amnesty indique que l’arrivée des Talibans au pou­voir a pro­vo­qué l’effondrement du sys­tème asso­cia­tif natio­nal mis à dis­po­si­tion des femmes vic­times de vio­lences de genre. Ce réseau com­pre­nait la prise en charge médi­cale, juri­dique et psy­cho­lo­gique des sur­vi­vantes de vio­lences, ain­si que l’accompagnement spé­cia­li­sé et l'aide pour obte­nir un loge­ment d'urgence. Le régime en place s’est appro­prié ces loge­ments, a har­ce­lé et mena­cé les volon­taires de ces réseaux, et a for­cé de nom­breuses vic­times à retour­ner chez elles, à vivre dans la rue ou dans des condi­tions catastrophiques. 

Les Talibans ont éga­le­ment libé­ré plus de 3000 déte­nus de pri­sons, pour la plu­part incul­pés pour des infrac­tions de vio­lences de genre. Zeenat a fui son mari et ses frères vio­lents. Elle vivait dans un abri avec d’autres femmes vic­times. Après la fer­me­ture du loge­ment asso­cia­tif, elle a été contrainte de se cacher. « Nous sommes par­ties seule­ment avec les vête­ments que nous por­tions. Mon frère est mon enne­mi, mon mari est mon enne­mi. S’il me voit, moi ou mes enfants, il nous tue­ra. Je suis sûre qu’ils me cherchent puisqu'ils savent que l’abri a fermé. »

Détentions arbi­traires et tortures

À la moindre vio­la­tion des poli­tiques dis­cri­mi­na­toires mises en place, les femmes sont arrê­tées et déte­nues. Si elles sont aper­çues en public sans mah­ram, si elles ne sont pas inté­gra­le­ment voi­lées, ou si elles sont attra­pées en train de fuir un mari violent, les femmes peuvent être accu­sées du crime ambigüe de « cor­rup­tion morale ». Selon Amnesty, une étu­diante a été mena­cée, frap­pée et enfer­mée cette année après avoir été arrê­tée sur la base de charges liées à l’absence de mah­ram. « [Les membres des tali­bans] ont com­men­cé à m’administrer des décharges élec­triques […] sur les épaules, le visage, le cou, par­tout où ils pou­vaient […] Ils me trai­taient de pros­ti­tuée [et] de garce […] Celui qui tenait le pis­to­let a dit "Je vais te tuer et per­sonne ne pour­ra retrou­ver ton corps" », décrit-​elle. Pour la jeune femme, cette déten­tion la stig­ma­ti­se­ra à vie. « Pour une fille Afghane, aller en pri­son n’est rien de moins que mou­rir. Une fois que vous pas­sez le pas de la porte, vous êtes éti­que­tée, et vous ne pou­vez pas l’effacer. »

Lire aus­si : Afghanistan : une ving­taine de femmes mani­festent pour leurs droits

Les Afghanes n’ont plus de droit d’expression ou de liber­té d’association. Les femmes tentent pour­tant de com­battre la répres­sion induite par les Talibans en mani­fes­tant paci­fi­que­ment leur oppo­si­tion. Une mani­fes­tante incar­cé­rée pen­dant dix jours cette année dépeint son trai­te­ment en déten­tion : « [Les gar­diens tali­bans] n’arrêtaient pas de venir dans ma cel­lule pour me mon­trer des images de ma famille. Ils répé­taient sans cesse […] "Nous pou­vons les tuer tous, et tu ne seras pas capable de faire quoi que ce soit […] Ne pleure pas, ne fais pas de scène. Après avoir mani­fes­té, tu aurais dû t’attendre à connaître des jour­nées comme celle-ci". »

Détenues dans des condi­tions désas­treuses et sans accès à l’eau ou à la nour­ri­ture, une dizaine de femmes retracent les vio­lences phy­siques, ver­bales et psy­cho­lo­giques que les gardes des pri­sons leur ont fait subir, et les stra­té­gies employées pour que leurs bles­sures ne soient pas visibles : « Ils nous ont frap­pées sur les seins et entre les jambes. Ils ont fait cela pour que nous ne puis­sions pas le mon­trer au monde. » Pour être libé­rées, elles doivent signer des décla­ra­tions pour garan­tir que ni elles ni les membres de leur famille ne mani­fes­te­ront plus, ni ne s’exprimeront publi­que­ment sur leur expé­rience en déten­tion. Le 30 mai, le Ministre des Affaires étran­gères Amir Khan Mutaqqi affir­mait pour­tant : « Dans les neuf der­niers mois, aucune femme n’a été empri­son­née dans les pri­sons afghanes pour cause d’opposition poli­tique ou de désac­cord avec le gouvernement. »

Explo­sion des mariages forcés 

L’enquête d’Amnesty, cor­ro­bo­rée par les recherches d’organisations pré­sentes en Afghanistan, montre que le nombre de mariages d’enfants, de mariages pré­coces et de mariages for­cés a explo­sé sous le régime tali­ban. En cause : les crises éco­no­mique et huma­ni­taire qui conti­nuent de se creu­ser, l’absence d’opportunité sco­laire et pro­fes­sion­nelle pour les jeunes filles, la volon­té pour les familles de marier leurs filles à des Talibans ou de jus­te­ment les pro­té­ger des Talibans en les mariant à d’autres hommes. « Quand les poli­tiques des Talibans excluent les femmes et les filles de la socié­té, induisent de l’incertitude et de la peur dans les com­mu­nau­tés et empêchent les filles d’aller à l’école, les familles vul­né­rables voient le mariage for­cé de leurs filles comme la seule option », explique Basir Mohammadi, direc­teur régio­nal de l’ONG Too Young to Wed

De nom­breux témoi­gnages de parents afghans ayant marié de force leurs filles invoquent en pre­mier lieu les dif­fi­cul­tés finan­cières. Momin, un père de 35 ans ori­gi­naire de la pro­vince de Badghis, raconte que, pour payer ses dettes aux auto­ri­tés après avoir ten­té de fuir le pays, il a été contraint d’arranger le mariage de sa fille Najla, 7 ans, à un homme du vil­lage voi­sin de 40 ans pour 120 000 Afghani (1 350$). « Qui veut faire cela à ses enfants ? Je n’avais pas d’autre choix… Je savais qu’elle allait souf­frir. […] La pau­vre­té vous fait faire des choses que vous n’avez jamais ima­gi­né dans votre vie. Je ne suis pas le seul de mon quar­tier à avoir fait ça. Je connais dix per­sonnes qui ont ven­du leurs filles pour nour­rir leurs autres enfants », s'afflige-t-il.

Un appel urgent à l’aide internationale 

« Le monde n’entend pas et ne voit pas ce qu’il nous arrive, car ils ne sont pas affec­tés direc­te­ment. Ils com­pren­draient seule­ment si ça leur arri­vait aus­si », s’attriste Jamila, direc­trice d’une école. Dans son rap­port, Amnesty est caté­go­rique : la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale doit mon­trer aux femmes et aux filles afghanes qu’elle entend leur détresse, pour agir au plus vite. Face à l’urgence de la situa­tion, l’ONG appelle les États et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales à envoyer un mes­sage clair et coor­don­né au régime tali­ban pour leur faire com­prendre que leur poli­tique actuelle envers les femmes est tout sauf acceptable. 

Amnesty recom­mande de réflé­chir à des leviers qui pour­raient influen­cer le com­por­te­ment des auto­ri­tés sans nuire à la popu­la­tion afghane, avec des sanc­tions ciblées ou des inter­dic­tions de voyages. Selon l'organisation, les pays dona­teurs doivent ripos­ter en prio­ri­té face aux crises huma­ni­taire et éco­no­mique, qui ravagent l'Afghanistan et ébranlent direc­te­ment les droits des femmes et des filles. L'ONG pré­co­nise par exemple de ren­for­cer les sys­tèmes d’aide huma­ni­taire et de sou­tien finan­cier, avec la coor­di­na­tion des agences, des acti­vistes, et des orga­ni­sa­tions pré­sentes dans le pays. « Si la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale s’abstient d’agir, elle aban­don­ne­ra les femmes et les filles d’Afghanistan, et fra­gi­li­se­ra les droits par­tout ailleurs », signale Agnès Callamard, secré­taire géné­rale d’Amnesty International.

Lire aus­si : Afghanistan : pour la pre­mière fois, une vague de soli­da­ri­té mas­cu­line envers les femmes

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