« Une carte n’est jamais neutre, elle est toujours faite de choix »

Guerre en Ukraine, pandémie de Covid-19, élection présidentielle… Face à une actualité complexe et mouvante, l’outil cartographique semble s’imposer dans tous les médias, sur tous les supports, jusque dans l’édition jeunesse. Serions-nous en train de vivre l’âge d’or de la « carto » ?

« Une carte n’est jamais neutre, elle est toujours faite de choix »
Capture d’écran de l’émission « Le dessous des cartes : Canicule au printemps » sur Arte

 

Juin 2022. Les élections législatives animent toutes les discussions : devant des maquettes de cartes éparpillées sur une table ronde, les six journalistes du pôle France au service infographie du Monde se heurtent à un dilemme : faut-il conserver tous les territoires des DOM-TOM, au risque d’obtenir une réalisation surchargée ? « Est-ce qu’on se permettrait de retirer la Bretagne ? ». Sans doute pas. La question est tranchée.

« Pas un effet de mode »

«  Une carte n’est jamais neutre, elle est toujours faite de choix », coupe Delphine Papin, cartographe et cheffe du service infographie du journal Le Monde depuis 2017. La réunion se termine, une dizaine de minutes la sépare de la prochaine. Le temps de faire l’éloge de son équipe de dix-sept personnes, surnommée par l’ensemble de la rédaction «  les surdiplômés ». Relations internationales, politique, sciences… Chacun sa branche. Une diversité qui fait la force du service, de plus en plus sollicité par ses confrères.

Loin d’être l’apanage de la presse écrite, les cartes, ces derniers mois, crèvent l’écran. À tel point que Nivin Potros, journaliste à LCI au service des Vérificateurs, a suivi une formation spécifique pour lire ces supports graphiques, omniprésents sur la chaîne d’info depuis l’élection présidentielle américaine de 2020. Deux ans plus tard, c’est au tour de la guerre en Ukraine d’être réduite à un code couleur bien défini : jaune pour l’invasion russe, bleu pour les territoires contrôlés par Kiev. « Le postulat, c’est la lisibilité », soutient Nivin Potros.

À la télé ou sur papier, la cartographie semble aujourd’hui damer le pion à l’infographie, qui avait la cote dans les médias au début de la décennie 2010. « La carte a l’avantage de raconter une histoire à travers un objet visuel largement compréhensible par tous », tranche Boris Mericskay, géographe à l’Université Rennes 2. L’actualité, particulièrement dense et complexe depuis deux ans, entre la pandémie, la guerre en Ukraine et les différentes échéances électorales, pérennise leur utilisation. Mais ce succès ne serait pas seulement conjoncturel : « L’actualité fait l'objet d'un traitement par la dimension spatiale depuis de nombreuses années déjà », rappelle Boris Merickskay, qui voit dans la cartrographie plus qu’un simple « effet de mode ».

Ce qui paraît loin devient proche

La guerre en Ukraine constitue un bon exemple de ce constat : grâce à l’outil cartographique, ce qui paraît loin devient proche. « Elles sont dans notre vie quotidienne car la vue, c’est le sens de l’espace. On voit et on traduit dans des images mentales qui peuvent devenir des images écrites ou graphiques », explique Christian Grataloup, géographe, ancien professeur à l’université Paris-VII et à Sciences Po Paris, spécialiste de géohistoire. Cet amoureux des cartes n’hésite pas à élargir leur définition de manière poétique : « C’est comme un texte incluant la parole, car l'ouïe est le sens du temps. »

« Toutes les sociétés ont une écriture. Et celles qui n’avaient pas d’écritures textuelles avaient des cartes. »
Christian Grataloup, géographe, ancien professeur à Paris-VII et Sciences Po Paris

Grâce à son caractère universel, la cartographie réussit le tour de force de rester d’actualité malgré son ancienneté. « Toutes les sociétés ont une écriture. Et celles qui n’avaient pas d’écritures textuelles avaient des cartes », rembobine Christian Grataloup. Ce passionné retrace ainsi l’histoire des sociétés polynésiennes, qui confectionnaient des cartes « faites de morceaux de bois  » et de « petits cailloux » symbolisant des îles ou des étoiles.

Plusieurs milliers d’années plus tard, les petits cailloux ont cédé la place aux voix robotiques des smartphones. L’urgence de se repérer, elle, demeure la même. « Nous sommes dans une société de l’image immédiate. Des applications utilisant la géolocalisation comme Google Maps ou Waze ont aujourd’hui envahi notre quotidien », contextualise David Lagarde, géographe et cartographe indépendant associé au CNRS.

Le besoin de se situer dans le monde se traduit aussi en chiffres : l’audience de l’émission de géopolitique illustrée Le Dessous des cartes, sur Arte, grimpe à 600 000 téléspectateurs certains samedis. Au Monde, les hors-séries cartes se vendent « deux fois plus » qu’un hors-série classique, note Delphine Papin. Dans un autre registre, la presse jeunesse exploite elle aussi le filon. Parmi les ouvrages qui ont déjà trouvé leur (jeune) public, on peut citer notamment L’atlas du Monde (Deux Coqs d’Or, 2020) ou encore City Atlas (Gallimard jeunesse, 2015).

Plus de données disponibles, plus d’outils gratuits

« J’ai toujours été persuadé que les cartes passionnaient les gens. Personnellement, je ne crois pas à un boom de la cartographie. En revanche on assiste à un boom dans la création des cartes », nuance Jules Grandin, cartographe à la barre du service infographie des Échos, qui signe une chronique dans l’émission Quotidien. L’équation est simple : l’envolée des données disponibles, corrélée au succès des outils gratuits, contribue à la démocratisation de la cartographie.

 

« Pour qu’une carte soit réussie, il faut répondre à Bart Simpson tout en informant sa sœur Lisa »
Delphine Papin, cartographe et cheffe du service infographie du journal Le Monde

Des évolutions matérielles auxquelles s’ajoute une remise en question perpétuelle concernant certains sujets sensibles, comme la circulation des populations en temps de guerre. « Au début du conflit en Ukraine, raconte Jules Grandin, on avait choisi des flèches rouges pour incarner ces mouvements. Ensuite, on les a arrondies et on a retiré les têtes triangulaires, afin de faire des flux qui ressemblaient à des stations de métro. »

Signe que rien n’est gravé dans le marbre, des cartographes réfléchissent aujourd’hui à d’autres modes de représentation pour éviter « l’effet d’invasion ». À l’instar de David Lagarde, qui a travaillé sur les mobilités des réfugiés syriens en tentant de cartographier leurs expériences individuelles sur les routes de l’exil. Si les données conservent leur importance, «  on peut se rendre sur le terrain pour réaliser des entretiens plus poussés ». Objectif : parvenir à des représentations toujours plus justes.

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Détail de la carte conçue et réalisée par David Lagarde sur les parcours des réfugiés syriens en 2013 / Sources : Entretien avec Alaa (octobre 2015) ; Natural Earth Data ; Freepik.com

Dans un même souci de précision, Delphine Papin se nourrit des récits rapportés par ses collègues journalistes. Avant de rejoindre son poste de travail, elle résume les critères d’une bonne carte dans une formule imparable : « Vous connaissez les Simpson ? Pour qu’une carte soit réussie, il faut répondre à Bart Simpson tout en informant sa sœur Lisa. »