Alpages

Sécheresse en montagne : « D’habitude il y a de l’eau partout, cette année les ruisseaux ont disparu »

Alpages

par Céline Berthier, Fanny Demarque

Milieux fragiles et souvent difficiles d’accès, les alpages sont particulièrement touchés par le changement climatique. Le manque d’eau se traduit par un manque d’herbe terrible pour les troupeaux. Des bergers et bergères témoignent.

Dès le début de l’été dans les alpages, le paysage ressemble à un mois de septembre. L’herbe est clairsemée, jaunie, et n’a pas poussé du tout à certains endroits. Normalement, depuis ma cabane, j’entends le bouillonnement des torrents, mais cette année la montagne est silencieuse, il ne reste qu’un filet d’eau. Il y a moins d’insectes, et le chant des oiseaux se fait plus rare.

L’herbe manque. « On a descendu les chèvres avec trois semaines d’avance, le quartier d’août était grillé, il n’y avait rien à manger », raconte Alison, bergère à la Roche-des-Arnauds, dans les Hautes-Alpes. Son cas n’est pas isolé : dans de nombreux alpages la période de pâture a été raccourcie. La fonte des neiges n’a pas fourni suffisamment de réserves pour démarrer la pousse. « L’herbe, là-haut, c’est du foin, et il n’y aura rien à manger en redescendant cet automne », dit Thierry, de son alpage au pied du Mont-Blanc. Soit on descend les bêtes plus tôt, mais il n’y a pas de foin ni d’herbe en bas non plus, soit on fait sur-pâturer. Si cela permet de garder les troupeaux plus longtemps sur une saison, l’impact sur la ressource est catastrophique sur le long terme.

Lié au manque d’herbe, il faut faire face au manque d’eau pour abreuver les troupeaux, les chiens de conduite et de protection, et pour la vie quotidienne des bergères et bergers. « D’habitude, il y a de l’eau partout et tout le temps sur mon alpage : cette année les ruisseaux et même les zones marécageuses ont disparu. Le torrent qui coulait à gros bouillon est tellement réduit qu’on voit la roche au fond de son lit », constate Hélène, bergère en Isère.

De l’eau transportée par hélicoptère

Quand les points d’eau habituels sont à sec, et en absence de rosée, il faut mener les troupeaux beaucoup plus loin, parfois les abreuver tous les deux ou trois jours seulement. Les brebis suitées (celles suivies de leurs petits) se tarissent prématurément, les agneaux en pâtissent. Le passage répété des troupeaux vers des points d’eau restreints entraîne une forte érosion, soulevant beaucoup de poussière, entraînant des problèmes respiratoires. Quand le loup n’était pas là, on pouvait laisser dormir les troupeaux plus loin des cabanes, en couchades libres (La couchade est le lieu où les brebis dorment), les bêtes faisaient moins d’allers-retours et profitaient plus de la rosée. Dans le Dévoluy (Hautes-Alpes), Thomas n’a aucun point d’eau, il doit jongler avec la rosée et des horaires décalés quand c’est possible. Pour sa vie quotidienne et abreuver ses chiens, il doit se débrouiller avec 600 litres d’eau hélitreuillés en début de saison.

Pour les troupeaux laitiers, la situation est tout aussi tendue. Au Pays basque, Yann et Salomé ont dû descendre leur troupeau de brebis Manech tête noire trois semaines plus tôt que prévu : sans eau à la source, impossible d’utiliser la machine à traire, ni de faire de fromage. Quel est l’avenir de ces alpages ? Faut-il investir dans des cabanes et des fromageries sans être sûr de pouvoir les utiliser dans l’avenir ?

La situation est d’autant plus absurde dans les zones touristiques, comme les stations de ski. On y voit les troupeaux en souffrance et la montagne se dessécher tandis que les aménagements de loisirs, les constructions de bassines pour les canons à neige, les tours en hélicoptère pour admirer le paysage, les travaux de terrassement des pistes, les constructions de milliers de cages dorées pour touristes se poursuivent comme si de rien n’était. L’amour de la montagne est ensuite vanté sur de grands panneaux publicitaires. Mais comment peser face aux milliards d’euros de chiffre d’affaires que génère l’industrie du tourisme en montagne ? Les communes prioriseront-elles les alpagistes pour l’accès à la ressource en eau ? L’Office national des forêts (ONF) permettra-t-il de pâturer dans les forêts les années exceptionnelles ?

Compter sur l’entraide

Face à l’urgence, on improvise comme on peut. Pour s’adapter à la situation, il faut pouvoir compter sur l’entraide. Hélène a pu abreuver ses brebis suitées en début d’alpage grâce aux habitantes du hameau d’à côté qui lui ont permis de pomper dans la réserve d’eau du village, elle a ainsi pu éviter leur tarissement.

Couverture du magazine Campagnes solidaires de septembre 2022.
Campagnes solidaires
Cet article est publié dans le dernier numéro de Campagnes solidaires (N° 386 – septembre 2022) sous le titre « On n’entend plus chanter les oiseaux en alpage ».

Dans les alpages accessibles par piste, les éleveurs et éleveuses font des allers-retours avec des tonnes à eau. D’autres anticipent, en pompant au printemps dans des cavités rocheuses alimentées par la fonte des neiges pour remplir d’énormes poches d’eau. Thierry s’est ainsi fait aider par sa commune en Haute-Savoie pour financer une poche de 600m3, pour ses vaches. Pour Vincent, berger dans les Alpes-de-Haute-Provence, il est urgent d’anticiper ces questions et de développer des infrastructures utilisées depuis longtemps comme des impluviums, bassins creusés pour recueillir les eaux de pluie. Mais cette année, l’évaporation astronomique limite la quantité d’eau stockée dans ces bassins. D’après l’Ademe, sur certains alpages de la Drôme, des couvertures flottantes contre l’évaporation, comme des filets, sont mis en place sur les impluviums.

L’essence du pastoralisme, c’est de s’adapter au milieu. Pour cela, le savoir-faire des bergers et bergères est incontournable : mener les bêtes en minimisant le stress, optimiser la ressource en ajustant les plans de pâturage pour faire manger en premier les quartiers qui sèchent le plus vite et préserver ce qui peut tenir encore un peu pour la suite, valoriser des zones très escarpées et difficiles d’accès... Ce sont les mieux placées pour définir les aménagements les plus pertinents. Pourtant, la plupart des bergeres déplorent que les décisions se prennent sans qu’iels soient consultées. Matthias a, par exemple, sur son alpage un nouvel impluvium hors du biais (la direction que prend le troupeau durant la garde), il est donc très difficile d’y mener les brebis.

Pour profiter du savoir-faire des bergères et des bergers, encore faut-il qu’iels puissent rester plusieurs années sur le même poste. Or le turn-over est aujourd’hui trop rapide, en grande partie à cause de mauvaises conditions de travail et de logements précaires. La convention collective n’est pas toujours respectée. Le temps de travail rémunéré n’est que de 7 h 20 par jour, alors qu’il s’étend en réalité du lever au coucher du soleil.

L’économie pastorale arrive peut-être à un tournant sur certains alpages : modifier les dates de montée et descente des troupeaux, monter moins de bêtes pour éviter le surpâturage d’une ressource fragilisée, trouver de nouvelles pâtures en explorant des zones difficiles d’accès ou très exposées à la prédation, reconsidérer la technicité des métiers de bergees, reconnaître leur travail à sa juste valeur… Collaborer pour trouver ensemble les meilleures solutions.

Fanny Demarque, bergère, et Céline Berthier, éleveuse

Photo de Une : Près du col de la la Croix-Haute, entre l’Isère et la Drôme, début août 2022. Crédit : Marie Husson, bergère

P.-S.

Les autrices conseillent la lecture de Carnet de bergères, de Marion Poinssot et Violaine Stenmann (éditions Le pas d’oiseau, 2019). Loin des clichés, ces deux bergères vous plongent dans leur univers à travers leurs chroniques. Beau, difficile, revendicatif et poétique.