RENCONTRES D’ARLES

Lee Miller : des studios de Vogue aux camps de la mort

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Publié le , mis à jour le
Discrète sur son passé de photographe, Lee Miller (1907–1977) est pendant longtemps restée dans l’ombre de Man Ray. Sa vie est pourtant digne d’un roman : égérie de la mode des Années folles et du surréalisme, elle s’est aussi imposée derrière l’objectif. À Arles, une exposition revient sur un moment charnière de sa carrière où, reconnue en tant que portraitiste et photographe de mode, elle devient reporter de guerre aux côtés de l’armée américaine. Et témoigne, dans les pages de Vogue, de l’enfer des camps.
Lee Miller, Petersham sur laine, Vogue Studio, Londres, Angleterre
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Lee Miller, Petersham sur laine, Vogue Studio, Londres, Angleterre, 1944

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© Lee Miller Archives, England 2013. All rights reserved. www.leemiller.co.uk / Avec l’aimable autorisation de Lee Miller Archives.

L’image est entrée dans la légende. Sans se soucier de l’objectif tourné vers elle, une femme se lave dans une baignoire. Au pied de cette dernière, de lourdes bottes pleines de boue ont souillé le tapis de bain. La scène paraît à la fois étrange et banale… À l’arrière-plan, l’œil du spectateur est tout à coup saisi d’effroi : posée contre le rebord de la baignoire, une photographie d’Hitler complète cette troublante mise en scène, pensée par Lee Miller. Quelques heures plus tôt à Munich, avec son acolyte David E. Scherman, photographe au magazine Life, elle s’est glissée dans l’appartement du Führer, qui s’est suicidé. La date du cliché n’est pas anecdotique : nous sommes le 30 avril 1945. La veille, l’armée américaine a libéré le camp de Dachau, découvrant un véritable charnier… Aux côtés des soldats de la 45e division, la photographe accumule les preuves de l’horreur.

Lee Miller a vécu mille et une vies. Mannequin à la beauté insolente, muse surréaliste, photographe reconnue, reporter de guerre intrépide et même cuisinière excentrique, son existence trépidante, qui fera en 2023 l’objet d’un biopic réalisé par Ellen Kuras (avec Kate Winslet dans le rôle de la photographe), a longtemps été passée sous silence. Ce n’est qu’après sa mort à la fin des années 1970, que son fils, Antony Penrose, découvre qui était réellement sa mère. Un beau jour, il tombe avec sa femme sur des dizaines de milliers de négatifs. Photographies de mode, portraits glamour et reportages de guerre sont là, entreposés dans des boîtes qui sommeillaient depuis des dizaines d’années dans un silence volontiers entretenu par l’autrice de ces images elle-même…

S’échapper du papier glacé

Lee Miller, Chapeaux Pidoux (avec marque de recadrage originale de Vogue Studio), Londres, Angleterre
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Lee Miller, Chapeaux Pidoux (avec marque de recadrage originale de Vogue Studio), Londres, Angleterre, 1939

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© Lee Miller Archives, England 2013. All rights reserved. www.leemiller.co.uk / Avec l’aimable autorisation de Lee Miller Archives.

La vie de Lee Miller bascule dans une rue new-yorkaise. La jeune femme, alors âgée de 20 ans, manque de se faire renverser par une voiture et tombe dans les bras d’un inconnu – un homme providentiel du nom de Condé Nast, magnat de la presse qui détient les magazines Vogue et Vanity Fair. Celui-ci n’est pas insensible à la beauté de la jeune femme, qu’il fait bientôt poser en Une du célèbre magazine de mode en 1927. Très vite, la belle Lee, qui incarne, avec sa silhouette longiligne et sa coupe à la garçonne, l’archétype de la jeune femme moderne des Années folles, devient la coqueluche des grands photographes à l’instar d’Edward Steichen. Mais n’être qu’une image figée sur papier glacé n’intéresse guère Lee Miller, qui n’aspire qu’à passer derrière l’objectif. La voilà bientôt en route pour Paris avec, dans ses bagages, une lettre de recommandation à l’attention de celui qui deviendra son mentor et son amant : Man Ray.

Auprès du surréaliste, Lee Miller se forme au métier de photographe. Amoureux transi, excessivement jaloux, Man Ray fait d’elle sa muse… C’est en tout cas ce que l’histoire a pendant longtemps préféré retenir. En réalité, les deux amants collaborent, expérimentent sans cesse. De leur union artistique naît la solarisation, une technique qui cerne les corps et les objets d’un halo noir presque surnaturel. À la tête de son propre studio, la photographe collabore avec l’édition française de Vogue où elle multiplie les coups d’éclat surréalistes avant de se faire licencier.

Lee Miller, Bruce Howard en Sainte-Thérèse II, « Four Saints in Three Acts », Lee Miller Studios Inc., New York, États-Unis
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Lee Miller, Bruce Howard en Sainte-Thérèse II, « Four Saints in Three Acts », Lee Miller Studios Inc., New York, États-Unis, 1933

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© Lee Miller Archives, England 2013. All rights reserved. www.leemiller.co.uk / Avec l’aimable autorisation de Lee Miller Archives.

Contre toute attente, elle obtient le sésame, qui fait d’elle l’une des rares femmes à exercer ce métier…

De retour à New-York, elle rouvre aux côtés de son frère un studio, où elle tire le portrait de toute l’intelligentsia, avant de finalement retourner en Europe avec, à son bras, un homme d’affaire égyptien qu’elle épouse presque sur un coup de tête. Lorsque la guerre éclate en 1939, l’Américaine se fixe à Londres où elle a depuis peu un nouvel amant, le peintre surréaliste Roland Penrose. Elle entame une nouvelle collaboration avec Vogue, cette fois pour l’édition britannique, dont elle prend rapidement la tête du service photo. Photographe prolifique, Lee Miller s’adapte aux contraintes de la guerre qui touche aussi le secteur de la mode. Les magazines féminins eux aussi, sont sommés de contribuer au bon moral de la population ! La photographe fait alors poser ses mannequins dans des vêtements confortables, opte pour des poses plus spontanées. En 1942, Lee Miller sollicite une accréditation de l’armée américaine comme correspondante de guerre. Contre toute attente, elle obtient le sésame, qui fait d’elle l’une des rares femmes à exercer ce métier… Cinq, seulement, pendant la Seconde Guerre mondiale !

Lee Miller, Femmes accusées d’avoir collaboré avec les nazis, Rennes, France
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Lee Miller, Femmes accusées d’avoir collaboré avec les nazis, Rennes, France, 1944

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© Lee Miller Archives, England 2013. All rights reserved. www.leemiller.co.uk / Avec l’aimable autorisation de Lee Miller Archives.

Lorsqu’elle envoie ses clichés à Vogue, elle exhorte la rédaction : « Je vous supplie de croire que c’est vrai. »

La voilà en première ligne. Aux côtés des forces alliées, elle photographie la guerre au quotidien, des hôpitaux au front. En 1944, elle suit le débarquement en Normandie, puis met le cap sur l’Allemagne qu’elle sillonne de ville en ville… avant de pénétrer, aux côtés de l’armée toujours, dans les camps. Celui d’Ohrdruf d’abord, puis Buchenwald et Dachau. Elle photographie sans relâche les corps sans vie empilés, les ossements et fours crématoires, mais aussi les gardes (qui, pour certains, ont tenté de fuir en revêtant un pyjama rayé…). Leur visage tuméfié par les coups incarne pour la photographe celui de l’ennemi pour qui elle éprouve une haine quasi viscérale. Lorsqu’elle envoie ses clichés à Vogue, elle exhorte la rédaction : « Je vous supplie de croire que c’est vrai. » Le magazine publie ses images et ses textes puissants, écrits à la première personne. Pendant cette période sombre, la photographe publie aussi deux ouvrages, dont l’un est consacré au rôle important des femmes membres de la Marine royale à l’effort de guerre.

Ce voyage au bout de l’horreur marquera pour toujours Lee Miller. Probablement atteinte de ce qu’on nomme désormais stress post-traumatique, les atrocités dont elle fut témoin en Allemagne la hantent et la précipitent dans la dépression et l’alcoolisme. Après un temps d’incertitudes et d’errance, elle s’installe finalement dans la campagne anglaise avec Roland Penrose, où elle vivra jusqu’à la fin de sa vie. La photographie n’est alors presque plus qu’un souvenir, une passade qu’elle évoque peu, sinon qu’elle minimise. Si elle fait parler d’elle dans les magazines, c’est pour sa nouvelle passion, la cuisine. Lee Miller se réinvente encore, conviant ses amis à de véritables festins surréalistes… Éternelle anticonformiste, jusque dans l’assiette.

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Lee Miller – Photographe professionnelle (1932-1945)

Du 4 juillet 2022 au 25 septembre 2022

www.rencontres-arles.com

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À écouter

Grande Traversée : Lee Miller, une combattante

Par Judith Perrignon • 5 épisodes de 58 minutes

https://www.radiofrance.fr/

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À lire

Les vies de Lee Miller

Par Antony Penrose

Éd. Thames & Hudson, 19,90€

https://livre.fnac.com/

 

Lee Miller : A Life with Food, Friends & Recipies

Lee Miller Archives Publishing, £30.00

https://www.farleyshouseandgallery.co.uk/

Retrouvez dans l’Encyclo : Man Ray Lee Miller Edward Steichen

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