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Interview

Risque suicidaire: «L’impact de la pandémie a été majeur chez les personnes déjà fragiles»

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
D’après un rapport de l’Observatoire national du suicide sur les premiers effets de la crise sanitaire, les plus touchés ont été les jeunes femmes, les personnes âgées et les plus précaires. Fabrice Jollant, psychiatre et chercheur, avance des explications.
par Cassandre Leray
publié le 12 septembre 2022 à 15h05

Les plus «fragiles» sont davantage touchés par le risque suicidaire. C’est ce qui ressort d’un récent rapport de l’Observatoire national du suicide (ONS) examinant les premiers effets de la crise sanitaire sur le suicide. Si le mal-être général a été largement documenté tout au long de la pandémie de Covid-19, certaines populations ont davantage été touchées par les idées noires ou les tentatives de suicide : les jeunes femmes, les personnes âgées et les plus précaires. Fabrice Jollant, psychiatre et chercheur, analyse ce phénomène.

Selon ce rapport, certaines populations comme les jeunes femmes ou les plus précaires sont plus à risque d’être en situation de mal-être profond. Quel constat tirez-vous de ces données ?

Quand on parle des suicides, il y a trois choses à prendre en compte : les suicides aboutis, les tentatives et les idées suicidaires. Pour ce qui est des suicides aboutis, il faut garder en tête qu’on ne connaît pas bien la situation en France. Nos chiffres les plus récents datent de 2017. Donc les rapports qu’on publie se basent sur ce qui s’est passé à l’étranger.

Pour ce qui est des données françaises, on constate qu’il y a eu une baisse des tentatives de suicide et des idées suicidaires sur les premiers mois de la pandémie, jusqu’à la rentrée de septembre 2020. Cela concerne toutes les tranches d’âge sauf les personnes âgées. Puis, à la rentrée 2020, les indicateurs se sont stabilisés, excepté chez les jeunes femmes, population au sein de laquelle il y a eu une augmentation très importante des tentatives de suicide.

Parmi les facteurs de risque du geste suicidaire, il y a l’âge, le fait d’être étudiant ou chômeur, les antécédents de maladie mentale, les difficultés financières… Le lien entre les inégalités sociales et la santé mentale est démontré depuis longtemps. Le constat qui apparaît clairement est que l’impact de la pandémie a été majeur chez les personnes qui étaient déjà fragiles, et donc plus exposées que les autres à la maladie mentale.

Comme les personnes les plus précaires ?

Les personnes précaires sont toujours plus touchées par la maladie mentale et on le constate encore. Dans les milieux précaires, il y a davantage de stress, de problèmes de santé mentale, une plus forte consommation d’alcool et de substances, mais aussi un accès plus compliqué aux soins. Les facteurs de risque sont multiples et complémentaires. Donc, quand quelque chose ne va pas bien, il s’agit de la population qui va être la plus touchée.

Libération a déjà relaté en janvier l’explosion des gestes suicidaires chez les jeunes femmes, elles aussi plus à risques, et davantage encore si elles sont précaires. Comment l’expliquer ?

A partir de septembre 2020, on peut identifier une augmentation très importante des tentatives de suicide chez les jeunes femmes, particulièrement les adolescentes, mais pas dans les autres tranches d’âge. Cela a continué en 2021 et semble se poursuivre en 2022. Ce n’est donc pas un phénomène transitoire.

Le fait qu’il y ait beaucoup de tentatives de suicide chez les jeunes femmes n’est pas nouveau. Avant le Covid, il y avait déjà un grand pic dans cette tranche d’âge, mais il est beaucoup plus important que d’habitude. Aussi bien en nombre qu’en sévérité. Les pédopsychiatres qui reçoivent ces patientes le disent : ils voient des gestes plus sévères et dangereux – certains nécessitant des passages en réanimation ou en soins intensifs. Nous n’avons pas encore assez de recul sur ces chiffres, nous pouvons uniquement faire des hypothèses. Il y a eu l’impact du Covid sur la scolarité, qui a été très perturbée aussi bien à l’école qu’à l’université, ainsi que les difficultés à maintenir des relations sociales.

Sauf que nos hypothèses coincent : pourquoi les filles et pas les garçons ? Ma théorie est que la souffrance des garçons s’est exprimée autrement, pas dans des gestes suicidaires, et il va falloir regarder s’il y a eu d’autres types d’expression de la souffrance.

Qu’en est-il des personnes âgées, plus fragiles face à la crise sanitaire ?

Dans les premiers mois de la pandémie, il y a eu une baisse des tentatives de suicide dans toutes les tranches d’âge – y compris les jeunes – mais pas chez les personnes âgées. C’est une population qui a souffert pour différentes raisons : elle risque davantage de mourir du Covid, ce qui crée un climat très anxiogène. Il faut aussi noter que le confinement a eu un impact majeur chez eux car ce sont des personnes plus isolées, moins à l’aise avec les réseaux virtuels et donc plus seules. Enfin, dans les Ehpad, les résidents ont été totalement isolés sans visites des familles pendant une longue période.

Dans nos analyses, ce qu’on voit aussi, c’est que la baisse historique des tentatives de suicide dans toutes les tranches d’âge commençait à s’infléchir avant la pandémie, chez les jeunes comme chez les personnes âgées. Le Covid est arrivé là-dessus.

Ces problématiques viennent se cumuler aux difficultés rencontrées par les soignants, aussi bien en psychiatrie qu’en pédopsychiatrie. Notre système de soins est-il prêt ?

En psychiatrie, nous sommes très inquiets parce que la prévention du suicide est censée reposer sur un système de santé mentale efficace. Sauf que celui-ci est en grande souffrance, aussi bien chez les adultes qu’en pédopsychiatrie. Les soins sont plus difficiles à proposer, la prise en charge est complexe. La pandémie vient s’ajouter à une situation déjà difficile antérieurement, et le système de santé ne parvient plus à répondre à la demande.

Lignes d’écoute anonymes et gratuites : 3114 pour la prévention des suicides. Fil santé jeunes : 0 800 235 236 ou par chat sur le site (tous les jours de 9 heures à 23 heures). En cas d’urgence, contacter le 15.
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