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Dossier SCIENCE : 14-18 Le long combat de l’archéologie de la Grande Guerre

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Publié le 15 avril 2014 à 13h46, modifié le 19 août 2019 à 14h56

Temps de Lecture 8 min.

Laurent Brasier

Amiens

Quelque part en périphérie d’Amiens, dans un préfabriqué, passent de main en main de vieux objets métalliques en forme de ballon de football, de pot d’échappement, de poire, de tortue, d’œuf, et… de « couilles de loup » Des objets en apparence anodins qui sont en réalité d’anciens engins de guerre, des munitions de la Grande Guerre, qui jaillissent chaque année par dizaines de tonnes des terres du nord et de l’est de la France et sont souvent encore actifs. Ce n’est pas le cas de celles-ci : les professionnels du Centre interdépartemental de déminage d'Amiens les utilisent pour sensibiliser les archéologues de l’Inrap (Institut de recherches archéologiques préventives) aux risques liés aux vestiges du premier conflit mondial.

« Ces séances de sensibilisation systématiques ont débuté en 2008 et ont été particulièrement développées à l’occasion de l’opération du canal Seine-Nord-Europe, qui traversait sur plus de 100 km les lignes de front de 14-18 », indique Gilles Prilaux, adjoint scientifique à l’Inrap. Si l’accent est ainsi mis sur la sécurité, c’est qu’au-delà des anecdotes d’agents un peu têtes brûlées, « suçant de l’explosif comme si c’était du Zan », d’autres ont déjà été confrontés à trois reprises à des lacrymogènes de combat ou des grenades au phosphore. « La sécurité reste notre point faible, car ces engins sont encore d’une redoutable efficacité », juge Alain Jacques, directeur du service archéologique de la ville d'Arras (Pas-de-Calais). Plus circonspect, Yves Desfossés, conservateur régional de l'archéologie de Champagne-Ardenne, regrette une certaine « psychorigidité » sur le sujet, car « il y a plus d’archéologues ayant reçu des coups de godets de pelle mécanique que d’archéologues ayant eu des problèmes avec munitions ».

Ce débat est la lointaine onde de choc d’une rencontre brutale, celle de l’archéologie préventive aux vestiges de la Grande Guerre, au tournant des années 1990, lors des grands travaux d’aménagement qui zébrèrent les paysages du nord et de l’est de la France : « Dans la mesure où on ne savait pas interpréter ces vestiges, la tentation était grande de laisser ça sous la moquette, car on n’y était pas du tout préparés », se souvient Yves Desfossés.

La donne a bien changé. Bon nombre d’archéologues sont désormais convaincus que ces niveaux contemporains ont autant d’importance que les couches stratigraphiques plus anciennes. Mais cet aggiornamento aura pris vingt ans. Vingt années d’une archéologie de combat, née d’initiatives et d’expérimentations individuelles et locales d’archéologues professionnels « en mission » (Alain Jacques à Arras, Yves Desfossés dans le Nord, puis en Champagne, Gilles Prilaux en Nord-Pas-de-Calais), relayant l’action des amateurs. Vingt années pour que s’opère la lente maturation de deux grands questionnements scientifiques dépassant l’anecdotique, l’événementiel ou le fait mémoriel : l’un portant sur les vivants — la façon dont avaient vécu au quotidien les soldats de la Grande Guerre —, l’autre sur les morts — la manière dont ils avaient fait face au traumatisme de la mort de masse.

Avec 670 000 corps de disparus disséminés sur le front ouest, les archéologues ont vite été confrontés à ces défunts et aux interrogations qu’ils soulevaient. « Le premier corps qu’on a sorti était celui d’un poilu dans une nécropole romaine ! On se sentait comme une poule avec un couteau : on ne pouvait pas le mettre dans un musée, mais que pouvait-on en faire ? », se rappelle Alain Jacques. Ces défunts portant les stigmates d’une mort violente suscitèrent aussi des réticences : « J’ai vu des techniciens refuser purement et simplement de dégager des corps. Une jambe avec un croquenot de cuir au bout du pied, cela rebute », note Gilles Prilaux.

Dans leurs témoignages, les combattants ont souvent fait l’impasse sur les inhumations — par pudeur ou parce que le geste était devenu atrocement banal. Les sépultures pouvaient pallier ce manque d’information, mais encore fallait-il être rôdé à la pratique de l’anthropologie funéraire… « Or les services de sépultures de guerre envoyaient un jardinier avec une pelle et une pioche, et hop! ça partait dans un sac ! Ça nous a toujours choqués, c’est pour ça aussi qu’on s’y est intéressé », explique Guy Flucher, archéologue à l’Inrap de Picardie qui étudie le traitement des corps durant le conflit.

Ses travaux confirment certains faits connus, comme le recours progressif à la sépulture individuelle plutôt qu’à la fosse commune à mesure que les services funéraires se structuraient, et en révèlent aussi d’autres, comme l’existence de pratiques culturelles différentes : « Les Français enterraient les corps des ennemis dans des nécropoles séparées, sans grande considération ; à l’inverse, les Allemands les enterraient systématiquement dans leurs propres cimetières militaires », dit Guy Flucher. Ils permettent aussi de rectifier certaines hypothèses : « Archéologiquement, il n’est pas tout à fait vrai que les cercueils étaient réservés aux supérieurs hiérarchiques quand les hommes du rang se contentaient d’un simple linceul ; on trouve des sépultures de 2e classe en cercueil aussi bien que des officiers en linceul, la différence de traitement tient plus à la quantité de morts à inhumer », corrige l’archéologue picard. Par ailleurs, les « morts hors l’honneur » (fusillés, suicidés, espions, prisonniers), ne paraissent globalement pas avoir subi de traitements dégradants.

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L’archéologie apporte également des éclairages sur de nombreux aspects de la vie quotidienne des combattants : artisanat de tranchées, à travers la reconstitution complète d’une chaîne opératoire de fabrication de petits objets à partir d’étuis en laiton de douilles d’obus, regain de religiosité et de superstitions contre l’angoisse du lendemain, ou encore graffitis laissés dans les carrières d’Arras, qui renseignent sur l’état d’esprit des troupes.

Mais c’est sur l’alimentation et l’approvisionnement que s’accumulent le plus de données. Car les millions de combattants stationnés sur une bande étroite et surpeuplée de plus de 600 km ont produit des quantités considérables de déchets, qui permettent aujourd’hui d’établir de véritables photographies du ravitaillement en nourriture au quotidien — informations d’autant plus précieuses que les sources sur le sujet sont lacunaires. Michaël Landolt, archéologue au pôle d’archéologie interdépartemental rhénan (PAIR), investigue les dépotoirs allemands en Alsace pour étudier différents aspects : approvisionnement, conditionnement, importance de la figuration patriotique sur les contenants en verre ou en porcelaine, ou apparition d’une nourriture adaptée à l’autonomie alimentaire du combattant. 

Parmi les surprises de cette « archéologie des poubelles », « une très grande consommation de moutarde, qui n’était attestée ni dans les textes ni dans les photos », indique l’archéologue alsacien. Etait-ce pour donner du goût à des aliments un peu fades ? C’est en tout cas un phénomène culturel, car les Français en mangent moins, tandis que les Anglais consomment en quantité des sauces aigres-douces. « L’archéozoologie montre aussi qu’on mangeait des animaux chassés — lièvre, chevreuil, oie sauvage… — ainsi que des animaux élevés par les soldats (volailles, lapins…) pour favoriser l’autosuffisance. » Plus intrigants, des restes de chien présentant des traces de découpe — possible reliquat d’une blague à un officier mal-aimé…

Au-delà de l’ordinaire des troupes, l’étude des dépotoirs apporte un éclairage inédit sur les problèmes de pénurie : « De nombreuses bouteilles portent des inscriptions moulées en espagnol et en portugais qui font référence à des eaux, des limonades et bières d’Amérique du Sud ! Que viennent-elles faire dans les positions allemandes ? », questionne Michaël Landolt. « En réalité, l’Allemagne exportait ces bouteilles, vides, avant-guerre, mais à cause du blocus, il a fallu reconvertir ces stocks inutiles pour le front… »

Pour Jean-Pierre Verney, collectionneur et historien français spécialiste de la première guerre mondiale, derrière ces anecdotes transparaissent des problématiques historiques plus larges : « On s’est aperçu que les Allemands recevaient des huîtres achetées aux Pays-Bas. Et où les Néerlandais achetaient-ils ces huîtres ? En France ! Il ne s’agit plus d’une simple coquille d’huître dans un dépôt, mais de la question du blocus, du rôle des pays neutres et du commerce mondial. Ces choses simples n’étaient pas intéressantes pour nous il y a trente ans, car l’histoire de la Grande Guerre, c’était les batailles et les chefs, et les livres ne parlaient pas du quotidien des soldats. »

Nicolas Offenstadt (université Paris-I Panthéon-Sorbonne), spécialiste des pratiques de la guerre et de la paix, complète ce point de vue : « L’archéologie n’est pas décisive sur les grosses questions historiographiques, telles que la compréhension de l’expérience de guerre. En revanche, elle peut jouer un rôle moteur pour les historiens sur des problématiques nouvelles, attentives aux pratiques les plus ordinaires, comme l’alimentation. De plus, les objets et les reconstitutions participent aussi d’un enjeu de mémoire et de transmission important, ainsi qu’à la sauvegarde du patrimoine. »

Si les historiens comprennent que les archives du sol ont leur mot à dire dans la compréhension du conflit, quelques résistances subsistent chez les archéologues eux-mêmes. Pour l'heure, seules quelques opérations portent sur des niveaux du premier conflit mondial parmi des dizaines de fouilles préventives exécutées chaque année. Les recherches programmées, quant à elles, nécessitent des paysages préservés pour savoir quoi chercher, et restent très isolées. Par ailleurs, la discipline manque encore de données pour pouvoir produire des études comparatives et de grandes synthèses.

La période semble toutefois favorable : l’archéologie de la Grande Guerre profite à plein de l’effet centenaire et de l’enthousiasme du public, plus facilement séduit par un tank que par des trous de poteaux. En haut lieu, le Conseil national de la recherche archéologique (CNRA) a reconnu l’intérêt de la discipline quand, sur le terrain, les jeunes générations, profitant des jalons posés par les pionniers, paraissent plus ouvertes. Pour tous, il est donc une comparaison qui incite à l’optimisme : celle de l’archéologie médiévale. « Il y a trente ans, on demandait aux médiévistes pourquoi ils s’embêtaient à fouiller puisqu’on savait déjà tout sur le Moyen Age par les textes ! », lance Yves Desfossés. « Ça a été de rudes batailles, mais l’archéologie est toujours un combat », conclut-il. Déterminé à le mener jusqu’au bout.

En savoir plus :

L'Archéologie de la Grande Guerre, d’Yves Desfossés, Alain Jacques et Gilles Prilaux (Inrap-éditions Ouest France, 2008).

Le Chemin des Dames. Du champ d’honneur… au champ des morts, de Guy Flucher (Ysec, 2011).

La Grande Guerre. Carnet du centenaire, d’ André Loez et Nicolas Offenstadt (Albin Michel, 2013).

 

 

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