« Les hommes ont tout fait pour rabaisser et faire disparaître les femmes qui écrivaient »

Professeur de lettres et créateur du compte Twitter Autrices invisibilisées, Julien Marsay signe un livre important avec La revanche des autrices (Payot, août 2022). Avec cette « enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature », il montre comment les autrices furent systématiquement dénigrées, conspuées, pillées ou plagiées. Résultat : nos élèves apprennent aujourd’hui une histoire littéraire presque exclusivement masculine.

« Les hommes ont tout fait pour rabaisser et faire disparaître les femmes qui écrivaient »
La romancière Daphné du Maurier

 

Usbek & Rica : Comment vous êtes-vous lancé dans une enquête sur ce qui, par définition, est caché de nous tous ?

Julien Marsay : À titre personnel, c’est d’abord un sujet très ancien : dans mon enfance et mon adolescence, la lecture était mon refuge au monde. Je piochais dans les vieilles éditions de poche de ma mère et de ma grand-mère : j’y découvrais des autrices comme Pearl Buck, Daphné du Maurier et bien d’autres noms que, lycéen, je ne retrouvais jamais dans les manuels scolaires. Tout au plus, on y trouvait une ou deux autrices par siècle, ce que j’ai qualifié dans mon livre « d’exceptions-cautions ».

 Les savoirs que je mets en avant dans le livre existaient, mais ils étaient disséminés, un peu perdus, comme une mise en abyme du problème soulevé.

Vous intervenez dans un lycée d’éducation prioritaire au Nord de Paris. Quel accueil les élèves ont-ils réservé à votre projet ?

Très bon ! Au-delà de l’invisibilisation des autrices, je travaille aussi sur des projets portant sur le langage inclusif. Ces sujets sont parfois présentés comme clivants, mais l’emploi d’un terme comme « autrice » ne pose en réalité pas vraiment de problème chez les jeunes de 15 ans. Au contraire, des projets pédagogiques sur le sujet les aident à conscientiser qu’il y a un véritable problème de représentation.

 

Cette dissonance est fondatrice dans mon regard littéraire, et elle s’est confirmée et aggravée dans la suite de mes études. Je ne croisais toujours pas d’autrices, ou si peu, même en prépa et jusqu’à l’agrégation de lettres modernes. Quand je suis devenu prof, au début des années 2000, il n’y avait toujours quasiment rien dans les manuels scolaires (cela, fort heureusement, a un peu changé aujourd’hui, certaines maisons d’éditions scolaires y travaillent) et je me suis évertué à présenter des autrices dans mes corpus, dès mon année de stage.

Je bricolais de façon empirique, avec mon propre corpus, en fouillant. Ensuite, dans les années 2010, c’est devenu un véritable projet pédagogique et j’ai créé un compte Twitter, qui avait vocation à partager des ressources pour mes élèves, nourrissant une autre histoire de la littérature et le petit succès qu’il a rencontré m’a permis d’enrichir largement mon enquête.

« Certains élèves sont venus me dire à quel point cela les aidait et les touchait de leur présenter un miroir dans lesquels il leur était possible, d’enfin, se représenter »
Julien Marsay, Professeur de lettres et créateur du compte Twitter Autrices invisibilisées

Être dans l’établissement où j’enseigne m’aide à élargir les corpus et les invisibilisations au-delà de la question du genre : en terminale, j’ai travaillé en cours sur Maya Angelou, James Baldwin ou Tae-Nehisi Coates et certains élèves sont venus me dire à quel point cela les aidait et les touchait de leur présenter un miroir dans lesquels il leur était possible, d’enfin, se représenter…

Votre livre montre que l’invisibilisation des autrices remonte au moment même où l’on a recensé les premières écrivaines… Comment vous l’expliquez-vous ?

Nous sommes hélas dans une société patriarcale depuis fort longtemps et toute prise de parole des femmes dans l’espace public était vouée à être étouffée. Dès le Moyen Âge, la querelle du Roman de la Rose et la querelle des femmes montrent cela : on débat de la question de la supériorité d’un genre (le masculin, cela va sans dire) et on produit alors des textes d’une misogynie forte avec des incidences littéraires certaines. Dès cette époque, se met en place une rhétorique de l’injure dont nous ne nous émanciperons plus, jusqu’à aujourd’hui encore (cf. les attaques masculinistes sur les réseaux sociaux…).

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Louise Labé, portrait gravé par Pierre Woeiriot (1555) BNF

On la retrouve sous différentes formes à travers les âges : comme nous l’apprend Éliane Viennot, Louise Labbé se faisait traiter de « putain » au XVIème siècle ; au XVIIème siècle la caricature des Précieuses Ridicules dénigre les femmes érudites mais épargne les hommes qui fréquentaient leurs salons ; au XIXème siècle, on trouve une expression consacrée dans toute l’Europe, « bas bleus » (« Blue stocking » en anglais) pour dénigrer les femmes qui écrivent, alors même que dans le même temps on leur refuse le mot d’écrivaine ou d’autrice au nom de cette supercherie linguistique qu’est le « masculin générique » …

Après un aperçu historique des femmes invisibilisées, vous consacrez une importante partie à « l’éventail de l’invisibilisation » à savoir les stratégies mises en place par les auteurs pour faire disparaître, voire récupérer les œuvres d’autrices…

Ce dispositif de mise à jour des stratégies misogynes, des mécanismes d’annihilation, est l’objectif du livre qui n’est pas tant une anthologie qu’une enquête, qui appelle d’ailleurs à être complétée et enrichie. Mon propos était de montrer l’effet systémique et de mettre en évidence les stratégies à l’œuvre pour rabaisser, disqualifier et faire disparaître du champ les femmes qui écrivent.

Outre le dénigrement évoqué précédemment, il y a par exemple ce que j’appelle « la caution de la muse ». On a complètement intériorisé cette notion de « la muse » au féminin, quand les hommes, eux, sont des créateurs. À mon sens cela crée quelque chose de très puissant dans les verrous intériorisés qui empêchent de se représenter les femmes comme des créatrices : les hommes sont promus Pygmalions quand il n’y a pas de Pygmalionnes (NDR : Wikipedia parle de « femme amoureuse ou amante » pour Pygmalionne…).

« On attaque éventuellement un auteur pour que ce qu’il écrit tandis qu’on attaque une autrice parce qu’elle écrit, parce que c’est une femme »
Julien Marsay, Professeur de lettres et créateur du compte Twitter Autrices invisibilisées

Je citerais également ce que j’ai baptisé le « syndrome George Sand » en référence à la plus connue de ces autrices-là. À savoir lorsqu’une autrice prend un prénom d’homme pour pouvoir exister sur la scène littéraire : un nom de plume féminin, c’était s’exposer de facto aux quolibets, aux caricatures. On attaque éventuellement un auteur pour que ce qu’il écrit tandis qu’on attaque une autrice parce qu’elle écrit, parce que c’est une femme. De façon intéressante, ce syndrome se retrouve très largement en dehors de France, on peut songer à George Eliot ou aux sœurs Brontë pour les plus connues, mais en Suède il y eut Ernst Alghren, Fernàn Caballero en Espagne, ou même au XXème siècle encore Kressmann Taylor par exemple qui s’appelait en réalité Katherine mais à qui son mari et son éditeur ont déconseillé de publier avec un prénom de femme…

Vous montrez une autre stratégie à l’œuvre : la relégation. Active, comme chez André Malraux qui disait à propos de son épouse Clara, « Mieux vaut être ma femme qu’un écrivain de second ordre » ou passive comme dans l’impossibilité de voir l’autrice Héloïse sans Abélard.

Ça me semble emblématique et c’est pour cela que je veux ouvrir par le cas de l’autrice et abbesse médiévale Héloïse. Elle maîtrise les arts libéraux (qu’on interdira à toutes les femmes après par peur de la contagion sociale, religieuses incluses) elle est très érudite et moderne ; dans son écriture, il y a un « je » littéraire qui pose des sujets très avant-gardistes, un « je » féminin qui s’affirme comme sujet. Dans ses lettres, elle évoque l’inconfort de la tenue des religieuses indifférenciée de celles des hommes, parle des menstruations, donne à voir le corps féminin, ose exprimer son désir… Elle a une culture incroyable et pourtant on ne l’imagine pas sans Abélard, on ne lit pas ses lettres, pire, on a mis en doute son auctorialité ! Et cela aussi s’est perpétué avec l’idée selon laquelle la femme à côté d’un écrivain ne peut être écrivaine aussi, d’où le concept « d’épousautrices » invisibilisées dans lesquelles on retrouve, à côté de Clara Malraux, Athénaïs Michelet ou Julia Daudet par exemple. On a les témoignages et les preuves de leur participation active aux œuvres de leur mari et elles ont leurs œuvres propres, mais dans l’imaginaire collectif, elle restent des « femmes de ».

Quelques mots sur Gustave Lanson… Ce critique littéraire très important du XIXème siècle était animé par une misogynie pathologique. Pourquoi lui accorder tant d’espace alors que la postérité l’ignore assez superbement ? 

Parce qu’à mon sens il incarne le fossoyeur des autrices. Certes, il est méconnu du grand public aujourd’hui, mais il faut avoir en tête que Le Lagarde et Michard, bible de l’apprentissage littéraire au XXème, se fonde sur ce que Lanson a retenu ou évincé comme auteurs ou autrices. Son héritage est très puissant puisqu’il a institutionnalisé l’histoire littéraire. Pour parvenir à ses fins, il a plusieurs méthodes : d’abord, le dénigrement dont Christine de Pizan est le parangon, il assassine cette autrice médiévale de premier plan en cinq lignes la qualifiant de « première de l’insupportable lignée de femme auteur (sic) », mais aussi la silenciation pure et simple. Il inaugure l’art de la critique littéraire et n’a pas été remis en cause depuis. 

Tout au long du XXème siècle et jusqu’à aujourd’hui encore, comme l’a montré Martine Reid, des anthologies comme celle Jean-Yves Tadié donnent dans du Lanson bis avec une surreprésentation d’auteurs, parfois secondaires pour certains, et une invisibilisation complète d’autrices, phénoménales pour certaines. Aussi, cela a-t-il encore des conséquences sur la réception aujourd’hui, jusque sur les prix littéraires…

Vraiment ?

Regardons la composition des jurés des principaux prix ! Prenez le Renaudot : toujours les mêmes hommes ! Mis à part le prix Femina qui s’est construit en réaction aux autrices qui n’ont pas eu le Goncourt et qui fut très largement raillé (beaucoup de quolibets au XXème siècle sur « ces dames du Prix Femina » notamment). Mais au final, nous avons 12 femmes Goncourt en quasi 120 ans d’existence (le prix a été fondé en 1903) … 

Il y a pourtant pléthore d’autrices de premier plan aujourd’hui, il y avait de quoi faire pour être à parité ! Pire, parce que son mari André avait obtenu le Goncourt en 1959, Simone Schwarz-Bart en aurait été privée 13 ans après avec un roman sublime, Pluie et vent sur Télumée Miracle ; les rumeurs de l’époque disent clairement que c’est en raison de cela qu’on n’a pu la couronner…

Votre livre rappelle que nous n’avons toujours pas de matrimoine littéraire commun, partagé dès l’école primaire. Pensez-vous que la nouvelle vague féministe actuelle se prête à des rééditions de textes oubliés ?

C’est le moment parfait. L’histoire rappelle qu’après une libération de parole des femmes, le risque de backlash patriarcal verrouillant l’accès à l’espace public est possible…

« Nous sommes dans une brèche pour publier d’autres classiques »
Julien Marsay, Professeur de lettres et créateur du compte Twitter Autrices invisibilisées

Aussi sommes-nous dans une brèche pour proposer d’autres classiques. Avec Payot, nous avons d’ailleurs republié Olympe Audouard et son trop méconnu Guerre aux hommes (1866). Et d’autres le font déjà comme les éditions Talents Hauts ou les éditions des Véliplanchistes. Un écho se fait désormais entendre dans les manuels scolaires, avec une volonté éditoriale de développer la présence des autrices. Il y eut des tentatives de matrimoine passées, de Christine de Pizan, à Madeleine de Scudéry, en passant par des dictionnaires d’autrices comme celui de Fortunée Briquet qui a rassemblé des centaines d’autrices dans son dictionnaire du début XIXème. Des centaines ! Ceci répond à la question de ceux qui disent que les femmes autrices ne sont pas entrées dans l’histoire car elles n’existaient pas. C’est le moment de revisiter nos classiques et de légitimer définitivement le matrimoine : la Herstory littéraire existe, ne la cachons plus !

 

 

 

et aussi, tout frais...