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Louise El Yafi : "Le voile porté par les Françaises est le même que celui que brûlent les Iraniennes"
"Un simple morceau de tissu ne tue pas. Une idéologie le peut."
© Michael Sohn/AP/SIPA

Louise El Yafi : "Le voile porté par les Françaises est le même que celui que brûlent les Iraniennes"

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L'Iran s'embrase après la mort d'une jeune femme, arrêtée et tuée pour n’avoir pas porté son foulard de façon réglementaire. L’obligation faite aux Iraniennes de porter le tchador n’a-t-elle vraiment aucun lien avec le choix de certaines Françaises de le porter ? Si, et il n'y a aucune différence idéologique entre un tchador iranien, une burqa afghane, une abaya saoudienne ou un foulard porté à Creil, affirme l'essayiste et juriste Louise El Yafi.

La mort de Mahsa Amini, arrêtée et tuée pour n’avoir pas porté son foulard de façon réglementaire, a entraîné une mobilisation sans précédent contre l’obligation pour les Iraniennes de porter le tchador. Mais il est quelques figures, en France, qui considèrent encore que le voile obligatoire à Téhéran n’a rien à voir avec celui porté par certaines dans l'hexagone.

Ainsi de François Burgat, islamologue, selon qui « l’obligation faite aux femmes iraniennes de porter le voile le vide du sens que des millions d’entre elles entendent lui donner. »

Mais l’obligation faite aux Iraniennes de porter le tchador n’a-t-elle vraiment aucun lien avec le choix de certaines Françaises de le porter ?

L’Iran n’a en réalité fait que concrétiser politiquement un précepte fruit de siècles d’interprétations rigoristes du Coran. Or ce dernier prônant un projet politique dont l’objectif est d’instaurer dans les esprits une idéologie à visée planétaire, le voile imposé aux Iraniennes est en réalité exactement le même que celui que les Françaises peuvent décider de porter librement.

1979 : le voile comme symbole de liberté contre le Shah

Dans son ouvrage Un voile sur le monde (Observatoire), la journaliste Chantal de Rudder explique comment l’Iran, à la suite du coup d’État du colonel Reza Khan (21 février 1921) et comme l’ensemble de la région, connaît une période de dévoilement dont le modèle n’est autre qu’Atatürk. Considéré par les dirigeants musulmans d’alors comme le symbole d’une arriération qui a permis la colonisation, le port du voile est interdit en Iran en 1935.

Malgré le régime certes autoritaire du Shah, ce dévoilement s’accompagne néanmoins d’une avancée des droits des Iraniennes qui, dès 1936, peuvent être scolarisées de la même façon que les hommes et qui, au début des années soixante obtiendront non seulement le droit de vote, mais aussi des postes d’élues.

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Cette prohibition du voile, loin d’être considérée par tous comme une avancée des droits, créé l’effet inverse : d'année en année, le ressentiment gagne de nombreux esprits iraniens qui voient dans cette occidentalisation imposée par l’uniforme, la mainmise de l’impérialisme américain sur le pays, la décadence de leur propre civilisation et la marche forcée vers une culture qui n’est pas la leur. L’année 1978 marque un tournant fondateur pour la révolution ultra-conservatrice de l’Ayatollah Khomeiny et lors des mobilisations contre le Shah, de nombreuses Iraniennes, religieuses ou non, manifestent voilées de la tête aux pieds. Le tchador, vitrine médiatique de la Révolution islamique, est devenu l’étendard de la liberté retrouvée contre l’oppresseur occidental.

1979 marque alors la victoire des mollahs fondée sur une extraordinaire contradiction : le voilement s’est mué en un symbole de modernité pour appuyer les velléités politiques de l’un des États qui figure aujourd’hui parmi les champions en matière de violation des droits de l’Homme.

Le voile étant rendu obligatoire, l’Iran devient officiellement ce que Abnousse Shalmani appelle dans son livre Khomeiny, Sade et moi (Grasset), un monde « de barbus et de corbeaux ».

L’arrivée en France

Alors que Khomeiny est encore exilé en France, son islam révolutionnaire est soutenu à l’époque par de très nombreux intellectuels français qui pour beaucoup fréquentent un dénommé Ali Shariati, penseur de la révolution de 1979. Si Shariati refuse l’idée du hijab comme obligation religieuse, il le considère comme l’objet indispensable à la révolution contre le despotisme du Shah en permettant aux Iraniennes de « récupérer » leur identité et leur foi.

Il séduit autant Michel Foucault que Jean-Paul Sartre. Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme et auteur des Damnés de la Terre lui écrira : « Je dirais que l’islam est, dans le tiers-monde, l’élément social et idéologique le plus puissant pour faire face à l’Occident. J’espère de tout cœur que les intellectuels authentiques de vos pays sauront s’attacher à cette arme formidable, cette réserve immense de richesses morales et culturelles, qui gît dans les profondeurs des sociétés musulmanes. »

En 1979, Le Monde parlera d’ailleurs de Shariati comme d’un « combattant de la vérité, de la justice et de la foi » le comparant même à Charles Péguy. Autrement dit, dans l’expression « Révolution islamique », beaucoup en France se sont arrêtés à « Révolution ».

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Des liens intellectuels se nouent alors de façon inextricable entre marxisme français et islamisme iranien et seront par la suite mis en pratique par une gauche française de plus en plus scindée sur sa laïcité. Ainsi, l’affaire de Creil en 1989, la loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostentatoires à l’école et la loi prohibant le voile intégral en 2010 révéleront autant de symptômes de la maladie qui ronge une certaine gauche : la lâcheté face à l’entrisme islamiste.

Car au-delà du travail de légitimation idéologique de l’islamisme chiite par certains intellectuels, jamais le voile iranien, instrument marketing du régime des mollahs, n’aurait pu s’exporter autant en France à partir des années quatre-vingt sans l’immobilisme, la complaisance voire l’aide active de politiques accommodantes locales et nationales.

Ainsi, selon l’écrivain algérien Boualem Sansal, « la France a aussi mis du sien pour se mettre elle-même dans cet état de mort imminente, par bravade, par impuissance assumée, par timidité, avec l’idée peut-être qu’une fois arrivée au fond de la tombe elle saura donner un bon coup de talon et remonter plus forte, plus belle. » Nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien.

La force du voile réside dans le fait qu’il n’a aucune frontière

La raison pour laquelle les mollahs ont vu dans le voile le curseur essentiel de la réussite de leur mouvement se trouve dans le Coran lui-même à travers le concept d’Oumma. Cette dernière se définit comme la communauté voire la « nation des musulmans ». C’est à travers cette idée que doit se comprendre l’objectif politique de l’islam, à savoir une conquête idéologique à visée universelle et planétaire.

Par ailleurs, qu’il s’agisse du maoïsme, du stalinisme ou encore du nazisme, tout mouvement, notamment à visée totalitaire, conçoit toujours sa propagande à travers au moins un élément vestimentaire. Pourquoi ? Parce que l’habillement, associée à une idéologie politique, est souvent le premier signe de succès visible du mouvement qui la porte.

Autrement dit, tout comme les partisans de Mao portaient la chemise du même nom, le voile est devenu le repère pour les mollahs ainsi que pour les islamistes du monde entier, de l’avancée – ou non – de leur idéologie.

Alors que le port du tchador était en 1978 la preuve que de nombreuses Iraniennes soutenaient la révolution en cours, le fait qu’elles le rejettent en masse aujourd’hui démontre donc, nous l’espérons, que le régime des mollahs est en voie d’extinction.

En imposant puis en exportant le « voile moderne » dont s’affublent de plus en plus d’Occidentales, l’Iran a en réalité pleinement satisfait l’ambition de la Oumma, qui est d’effacer toutes les frontières pour instaurer une nation communautaire prétendument homogène de « musulmans ». Et quoi de mieux pour appuyer cette homogénéité que d’obliger la moitié de la population à porter le même uniforme ?

Ainsi, qu’il soit porté à Téhéran, à Paris ou à Kaboul, le voile vise à déshabiller la femme de sa citoyenneté pour l’habiller d’une identité qui la considère comme inférieure à l’homme. Sous prétexte « d’universaliser » l’islam, le voile n’est en fait qu’un prétexte pour homogénéiser les « femmes musulmanes » en gommant non seulement leurs cheveux mais aussi leurs droits.

Tchador iranien, une burqa afghane, une abaya saoudienne, foulard porté à Creil...

Peu importe qu’il soit porté par obligation dans un état autoritaire religieux ou par choix dans une démocratie laïque, il n’existe en réalité aucune différence idéologique entre un tchador iranien, une burqa afghane, une abaya saoudienne ou un foulard porté à Creil.

Une idéologie ne connaît aucune frontière, c’est même ce qui constitue sa principale force. Le voile ne fait pas exception.

Militante iranienne réfugiée aux États-Unis, Masih Alinejad a lancé il y a quelques mois sur les réseaux sociaux le mouvement Let us Talk qui enjoint les mouvements néoprogressistes occidentaux à arrêter de dénoncer comme islamophobe toute critique idéologique du hijab.

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Cette injonction est en effet fondamentale car si le port du foulard doit rester un droit en France, le choix de certaines de se voiler contribue trop souvent à priver de la même liberté celles qui n’ont pas la chance de pouvoir choisir.

En 2009, Élisabeth Badinter s’exprimait ainsi dans le Nouvel Observateur : « C’est aujourd’hui votre choix, mais qui sait si demain vous ne serez pas heureuse de pouvoir en changer. Elles ne le peuvent pas… Pensez-y. »

Par ailleurs, celles et ceux qui veulent nous faire croire depuis plusieurs décennies que le voile n’est qu’un simple bout de tissu inoffensif sont désormais bien en peine de le prouver. Un simple morceau de tissu ne tue pas. Une idéologie le peut.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne