INTERVIEW« Les réseaux sociaux sont une machine à nourrir les clivages »

« Les réseaux sociaux ne sont pas une nouvelle agora, mais une machine à nourrir les clivages », explique Daniel Cohen

INTERVIEWDans son dernier ouvrage « Homo numericus. La "civilisation" qui vient », l’économiste Daniel Cohen montre toutes les limites de la révolution numérique
Dans « Homo numericus. La civilisation qui vient », l'économiste Daniel Cohen analyse la révolution numérique et raconte comment elle a profondément bouleversé nos sociétés.
Dans « Homo numericus. La civilisation qui vient », l'économiste Daniel Cohen analyse la révolution numérique et raconte comment elle a profondément bouleversé nos sociétés. - Mourad ALLILI/SIPA / SIPA
Hakima Bounemoura

Propos recueillis par Hakima Bounemoura

L'essentiel

  • Dix ans après son portrait de l'« homo economicus », Daniel Cohen consacre son dernier ouvrage à l'« homo numericus »
  • La révolution numérique a investi tous les champs de notre vie quotidienne : « l’amour avec Tinder, le travail avec la visio, la politique avec Twitter… », explique l’économiste.
  • « La digitalisation de nos vies a surtout conduit à une désintégration des relations sociales et à une déshumanisation », alerte l’économiste

Réseaux sociaux, application de rencontre, télétravail, plateforme de streaming, intelligence artificielle… Tous les champs de notre vie quotidienne ont été investis par le numérique. La crise du Covid, et les périodes de confinement, ont accéléré cette révolution digitale, pour le meilleur comme pour le pire. Dans « Homo numericus. La civilisation qui vient » (éditions Albin Michel), l’économiste Daniel Cohen analyse cette révolution numérique et raconte comment elle a profondément bouleversé nos sociétés.

Dix ans après son portrait de l'« homo economicus », le président de l’Ecole d’économie de Paris et directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure (ENS) dresse ainsi le portrait de l'« homo numericus », un être submergé par les contradictions et les frustrations, à la fois « libéral » et « anti-système ». Il alerte surtout sur la désintégration des relations sociales et la déshumanisation qu’induit la numérisation du monde.

L'économiste Daniel Cohen.
L'économiste Daniel Cohen. -  Eric Dessons/JDD/SIPA

L’avènement d’Internet promettait une ouverture sur le monde. Pourtant, dans votre essai, vous expliquez à quel point le numérique privilégie aujourd’hui « l’entre-soi » et conduit à une déshumanisation…

Quand le numérique est arrivé, on nous promettait un nouveau Gutenberg. On parlait d’une révolution, quelque chose qui allait transformer la société, le rapport au savoir. Comme l’invention de l’imprimerie avait fini par le faire. Avec comme modèle Wikipédia, et cette capacité de pouvoir communiquer avec tout le monde, avec l’espérance d’une agora planétaire ouvrant un nouveau chapitre de la vie démocratique . Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Quand on va aujourd’hui sur le Net, ce n’est pas pour avoir une conversation philosophique. C’est exactement l’inverse. On a un déferlement de haine, de violence, de détestation d’autrui. On attendait l’intelligence collective, on a véritablement aujourd’hui un monde de post-vérité, de complotisme, de fake news…

Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les « pathologies » de cette révolution numérique ?

Quand vous surfez sur le Net, vous rentrez dans une jungle. Pour se faire entendre, - et se faire retweeter –, il faut parler plus fort que les autres. On s’engage dans ce que les économistes appellent « l’économie de l’attention », une arène où il faut parler plus haut que les autres pour avoir un écho. Il faut aller toujours plus loin dans le spectaculaire, dans l’innommable pour être entendu. Les réseaux sociaux ne sont pas une nouvelle agora, mais une machine à nourrir les clivages et les fractures.

Quand vous allez également sur Internet, vous ne cherchez pas des informations, mais la confirmation de ce que vous pensez déjà. C’est ce que les psychologues appellent eux « le biais de confirmation ». C’est une manière d’amplifier vos préjugés. Vous rejoignez un sous-groupe, "un ghetto numérique", qui est en réalité soudé par sa détestation de toutes les pensées contraires.

Vous expliquez que nous sommes passés en quelques années de l’homo economicus à l’homo numericus. Comment dresseriez-vous le portrait-robot de ce nouvel être que nous sommes devenus ?

La révolution numérique a investi tous les champs de notre vie quotidienne [l’amour avec Tinder, le travail avec la visio, la politique avec Twitter…], c’est en cela que l’on peut véritablement parler d’une révolution anthropologique, et non plus seulement technologique. Dans ce monde-là, l’homo numericus à la particularité d’être anti-système : ceux qui s’expriment sur les réseaux sociaux ont une détestation des élites, de tous ceux qui détiennent le pouvoir. Paradoxalement, l’homo numericus est aussi libéral, au sens thatchérien du terme. C’est également un être submergé de contradictions. Il veut tout contrôler, mais il est lui-même irrationnel et impulsif, poussé à des comportements addictifs par ces mêmes algorithmes qui surveillent les moindres détails de son existence.

Le phénomène des « gilets jaunes » hérite à sa manière de ces traits de personnalité. C’est un mouvement anti-système, contestataire, contre le pouvoir, les élites… Mais c’est un mouvement qui a été nourri aussi par un profond sentiment de solitude sociale, devant s’assembler autour de rond-points pour protester, faute de lieux d’existence comme les usines ou les universités dans les années soixante.

Vous expliquez également que la digitalisation de nos vies a accéléré la désintégration de nos institutions…

La révolution numérique met à mal les modèles classiques de représentation et de dialogue. Internet a été l’instrument de l’éclatement de l’espace social et de l’organisation de la société. La digitalisation a conduit à la désinstitutionnalisation du monde, c’est-à-dire l’affaiblissement de toutes les institutions qui forment le corps social : les entreprises, les syndicats, les sociétés de savants, les médias, les partis politiques… On est aujourd’hui dans un monde desinstitué, et c’est aussi cela qui explique cette prolifération de fake news.

Avec la crise du Covid, le numérique a été d’une grande utilité, notamment pour continuer à travailler et avoir des interactions sociales. La digitalisation du monde n’a donc pas que des mauvais côtés…

Le capitalisme numérique a explosé durant le confinement. Plus besoin de se déplacer au travail, on avait Zoom ; d’aller au cinéma, il y avait Netflix ; ou de faire les magasins, il y avait Amazon… Il y a eu véritablement une accélération du numérique durant cette période-là. On a découvert que beaucoup de choses pouvaient se faire à distance. La trace la plus profonde, et je pense qu’elle est durable, c’est le télétravail et la télémédecine. Cela peut être plaisant de prime abord… Mais le capitalisme numérique sert surtout en réalité à dispenser de se rencontrer. Il rend les interactions humaines inexistantes, c’est un réel appauvrissement des relations interpersonnelles. Le risque, c’est qu’on aille un cran plus loin, et que l’on dessèche la vie en société.

En quoi le numérique a-t-il été positif pour nos sociétés ?

L’homo numericus est l’héritier de deux révolutions profondément contradictoires : la révolution néo-libérale des années 1980, mais aussi celle de Mai-68. La contre-culture des sixties, habitée par le refus de la verticalité du monde ancien, a directement nourri l’imaginaire des pionniers de la révolution numérique dans les années 1970. Avec cette volonté d’une société horizontale, où tout le monde peut s’exprimer… La révolution numérique a ainsi permis une libération de la parole, et à des mouvements révolutionnaires d’exister, des Printemps arabes à #MeToo, en passant par Black Lives Matter. On voit donc à quel point Internet peut aussi être un instrument puissant pour faire écho à la souffrance du monde, pour dénoncer les injustices, l’inaction climatique…

L’intelligence artificielle sera l’un des prochains grands enjeux de société. Est-ce un progrès ou un danger pour « la civilisation qui vient » ?

Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début de quelque chose qui va profondément révolutionner le monde. Cette énorme vague déferlante que représente l’intelligence artificielle vient tout juste de commencer. Le monde qui se dessine avec l’IA, c’est la capacité de disposer d’instruments de surveillance très précis sur chacun des huit milliards d’individus qui peuplent la planète. On a confié le destin de l’humanité, notre intelligence collective, à des machines très performantes, qu’on ne maîtrise pas vraiment. C’est quelque chose de potentiellement révolutionnaire, à la fois fascinant et effrayant. Il faudra se poser rapidement la question de la régulation…

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