Monica Sabolo : “Il y a une peur et une souffrance à nommer l’inceste”

Avec “La Vie clandestine”, l’écrivaine signe un septième roman bouleversant qui raconte une enfance marquée par les abus d’un beau-père incestueux. Portrait.

L’écrivaine Monica Sabolo, à Paris, le 12 juillet 2022.

L’écrivaine Monica Sabolo, à Paris, le 12 juillet 2022. Photo Karen Assayag / Hans Lucas

Par Nathalie Crom

Publié le 27 septembre 2022 à 06h30

Son dernier livre, le très beau et bouleversant La Vie clandestine, défie quelque peu le résumé. Monica Sabolo y tresse deux fils, enchâssant l’un dans l’autre deux récits a priori parfaitement étrangers l’un à l’autre : celui de son enfance et son adolescence entre Milan et Genève, dans les années 1970 et 1980, à jamais marquées par les abus répétés infligés par un beau-père incestueux – un homme qu’elle pensait alors être son père ; et celui d’une enquête qu’elle mène sur le mouvement terroriste français d’extrême gauche des années 1980, Action directe. La Vie clandestine est le septième roman de cette écrivaine délicate, scrupuleuse et profonde, celui dans lequel elle s’approche au plus près de ce qu’elle nomme « le cœur noir de [s]on histoire », autour duquel déjà elle a construit, de façon plus ou moins visible ou subreptice, ses ouvrages précédents : « J’ai la sensation que ce livre boucle un cycle. Un cycle qui a, pour l’instant, duré toute mon existence. Mais je dois avouer que j’ai souvent cette sensation lorsque je termine un livre : je crois que j’en ai fini avec mon sujet, et finalement, non. J’écris, d’une certaine façon, encore et encore le même livre. C’est comme si chacun de mes ouvrages s’approchait de ce cœur noir, à la façon de cercles concentriques de plus en plus resserrés – le contraire de ce qu’il se passe quand on jette un galet dans l’eau. Avec La Vie clandestine, j’ai eu la sensation de déposer quelque chose, de façon assez complète. » Déposer, au sens de : se délester – se décharger d’un fardeau. Au sens, aussi, de « rendre visible, faire que cela existe, que quelque chose reste ».

Une personne sur dix, en France

Il a fallu à l’écrivaine en passer par l’enquête sur le mouvement Action directe pour que remonte en elle la mémoire de cette enfance abusée, et qu’elle s’autorise à l’écrire de façon directe et frontale. Les premières pages du roman la montrent en autrice déprimée, en quête d’un sujet, d’« une histoire vraie, spectaculaire et la plus éloignée possible de moi », écrit-elle. Une émission de radio consacrée à l’assassinat du pdg de Renault, Georges Besse, le 17 novembre 1986, lui offre une piste : pourquoi ne pas se lancer dans un livre-enquête sur le mouvement d’extrême gauche ? Ce prologue romanesque est l’exacte transposition de l’état mental dans lequel Monica Sabolo se trouvait, il y a environ trois ans, aux prémices de ce nouveau livre : « Quand je l’ai commencé, j’étais absolument persuadée que j’en serais absente. Je pensais d’ailleurs que je n’écrirais plus jamais sur moi. C’est comme si l’inconscient avait pris la main, pour déjouer mes peurs, endormir ma méfiance. Ce livre, je l’ai écrit dans une sorte d’état second, sans me poser la question de savoir si cette correspondance entre les deux axes narratifs fonctionnait ou non. »

L’inceste, la violence et le secret dont il est constitué et entouré : le motif infuse dans presque chacun des livres de Monica Sabolo – particulièrement les plus récents : Tout cela n’a rien à voir avec moi (2013), Crans-Montana (2015), Summer (2017) et Éden (2019). Plus ou moins transfiguré, dissimulé, voilé, dans des romans et récits où la gravité la plus évidente, l’anxiété presque palpable, se drapent souvent d’humour et d’autodérision, car c’est ainsi que Monica Sabolo voit l’existence humaine en général, et la sienne en particulier, « un mélange de drame et de burlesque ». Seul son premier livre, Le Roman de Lili (2000), a été écrit dans une relative insouciance, se souvient-elle. Elle était alors une jeune journaliste et se rêvait écrivaine depuis l’enfance : « J’avais une sensation de frustration. Je me sentais impuissante dans ma vie, et l’écriture de ce roman a été mon échappée. J’étais portée par une sorte de joie, d’inconscience, que je n’ai plus ressentie pour les livres suivants. L’insouciance m’a quittée. Après, je n’ai plus jamais écrit que dans l’angoisse, écrabouillée par l’exemple des grands auteurs du passé, mon exigence très forte vis-à-vis de la langue, la sensation d’être une imposture… » Un sentiment que le succès, les retours de lecture positifs, un prix de Flore reçu en 2013 pour Tout cela n’a rien à voir avec moi, ont peu à peu tamisé, mais qui demeure encore tapi au plus près d’elle et l’accompagnera peut-être toujours – même si elle a appris peu à peu à l’apprivoiser et le dompter, afin d’écrire malgré tout, d’avancer quand même…

Il y a cinq ans, il y eut Summer, une fiction dans laquelle Monica Sabolo met en scène la disparition d’une adolescente, et dépeint l’atmosphère menaçante dans laquelle la jeune fille évoluait avant de s’évanouir – enfuie ou noyée, s’interroge des années plus tard son frère cadet. « Avec Summer, j’étais tellement protégée de la réalité par la fiction, comme par une cape, que j’ai pu regarder en face le thème de l’inceste. Mais, en même temps, quand on relit les pages qui concernent le cœur de la douleur, la plaie elle-même, rien n’est vraiment clairement dit, c’est enrobé de poésie, d’images. Il y a une peur et une souffrance à nommer l’inceste. Un sentiment de culpabilité, aussi : toute victime se sent profondément responsable de ce qui lui est arrivé. C’est comme si le silence qui entoure l’inceste faisait office de loi. Comme si ce silence tenait le monde droit. Et donc la sensation que, si on brise le silence, tout va imploser : la famille, la société, le monde lui-même. Je me dois de constater qu’aujourd’hui encore, en écrivant sur ce sujet, en en parlant, j’éprouve la sensation d’un très grand danger. À certains instants, je suis dans un état proche de la terreur. Si je me formule la question : de quoi as-tu peur ?, je ne peux pas réellement répondre, mais je suis glacée. »

“Peut-être qu’il faut tomber dans le gouffre pour toucher ou approcher au plus près cette vérité”

Quatre ans plus tôt, dès 2013, dans le fantasque Tout cela n’a rien à voir avec moi, centré sur une rupture amoureuse, Monica Sabolo révélait pourtant, en quelques lignes très directes, l’inceste subi. Le livre rencontra un vrai succès, mais ces quelques phrases explicites, « personne ne les a relevées à l’époque. Ça a été assez douloureux pour moi. En particulier quand certains interlocuteurs me disaient combien ce livre leur semblait drôle. Drôle… c’est certes un grand compliment, mais pour moi, c’était glaçant. Je me disais : ça continue, on ne veut pas voir. Peut-être qu’à l’époque ce n’était pas intelligible, alors même que c’était clairement écrit ».

Début 2021, la parution du livre de Camille Kouchner, La familia grande, a placé enfin l’inceste au centre du débat public, et révélé l’ampleur effarante du phénomène (une personne sur dix, en France, en est ou a été victime). Monica Sabolo était alors en train d’écrire La Vie clandestine : « L’ampleur de ce drame, et l’épaisseur du silence qui l’a entouré si longtemps, me mettent à terre. J’ai la chance d’avoir trouvé un moyen de déposer cette parole, afin qu’elle soit entendue. La littérature me fait office de baume et de réparation. Mais je pense beaucoup à celles et ceux qui sont encore dans le silence. En même temps, mon sentiment est ambivalent, car j’aurais voulu ne pas écrire cela sur mon père. Ça me blesse, ça me torture, j’aurais voulu faire autrement. Je ressens encore vis-à-vis de lui cette loyauté filiale qui me déchire. Mais je suis en colère quand, à propos de ce livre, quelqu’un emploie, par exemple, l’expression de “mains baladeuses” pour qualifier son comportement, ou quand je lis dans une critique qu’il s’agissait d’un “père inquiétant”. Non, il faut poser les mots. » Sans jamais oublier qu’ils peuvent faire mal aux autres : « J’avais très peur de blesser la famille de Georges Besse et des autres victimes d’Action directe. Ma famille, aussi, car parlant de ma vie, je parle de la leur. J’ai écrit le texte dans une grande tension, pour cette raison-là. »

Il lui a fallu du temps pour « récupérer [s]a mémoire, sortir de la dissociation, de l’immense confusion ». Du temps, aussi, pour « reconnaître une vulnérabilité que j’ai toujours essayé de dissimuler ». C’est cet aveu, fait à elle-même, qui lui a permis de venir à bout de l’écriture de La Vie clandestine : « Peut-être que, lorsqu’on va au plus près de ce qui nous constitue, ce qui est majeur pour soi, on a l’impression de perdre pied. Peut-être qu’il faut tomber dans le gouffre pour toucher ou approcher au plus près cette vérité. J’ai vraiment eu cette sensation, en écrivant ce livre. En revanche, à partir de l’instant où j’ai reconnu et formulé ma faiblesse, et accepté l’impression de ne plus rien savoir, rien tenir, le livre s’est écrit. » Impossible de dire, pour le moment, ce que sera le livre suivant. Mais l’écrivaine a pris goût au « je » et à la non-fiction – c’est la seule confidence qu’elle concède. En guise de viatique, Monica Sabolo a choisi cette phrase de Winnicott, qui l’accompagne depuis longtemps : « L’effondrement a déjà eu lieu » – la peur n’est que le souvenir d’une peur passée, avec laquelle il est possible de vivre, malgré tout.

À lire
s La Vie clandestine, de Monica Sabolo, éd. Gallimard, 320 p., 21 €. Le livre est sélectionné pour le prix du Roman des étudiants France-Culture-Télérama.

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