« F**ck off fund » : la sécurité des femmes, une question d’épargne

L’ÉDITO / Connaissant actuellement un regain de popularité, le concept de F**k off Fund, théorisé pour le première fois en 2016, évoque le patrimoine nécessaire à chaque femme pour littéralement « envoyer se faire foutre » le patron harceleur, le conjoint toxique, etc. Pendant économique d’Une chambre à soi, l’essai de Virginia Woolf, il a le mérite de rappeler à quel point l’intégrité physique et morale des femmes dépend encore et toujours, en 2022, de leur autonomie financière.

« F**ck off fund » : la sécurité des femmes, une question d'épargne
Elisabeth Moss dans "Mad Men", de Matthew Weiner Capture d'écran Youtube

Aussi loin que remontent mes souvenirs, ma grand-mère a toujours mis un point d’honneur à alimenter régulièrement, malgré sa très faible pension de retraite, les livrets d’épargne ouverts à la naissance de chacune de ses petites filles. Aujourd’hui encore, alors que nous avons toutes dépassé la vingtaine, que nous gagnons plus d’argent qu’elle n’en gagnait à notre âge, et que nous sommes parfaitement autonomes, elle insiste pour continuer d’alimenter ces livrets, usant du prétexte très vague « qu’on ne sait jamais… ».

J’ai eu l’occasion de repenser à ces livrets et à cette petite phrase lorsqu’est apparu sur un compte féministe que je suis sur Instagram le terme « F**k off Fund ». Théorisé pour la première fois en 2016 par la journaliste Paulette Perhach dans un article devenu viral, le F**k off Fund est une sorte de cousin féministe de l’épargne de précaution, une épargne suffisamment confortable pour « te permettre de dire d’aller se faire foutre à ton patron harceleur, ton conjoint toxique ou autre personne/situation abusive dans ta vie  », pour citer le média féministe Plan Cash.

Comme un certain nombre de concepts viraux, le F**k off Fund ne réinvente pas la poudre. En 1929, déjà, l’écrivaine et essayiste britannique Virginia Woolf nous rappelait dans Une chambre à soi à quel point l’autonomie financière était un prérequis non négociable pour espérer échapper aux schèmes du patriarcat : « La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle. Et les femmes ont toujours été pauvres, et cela non seulement depuis deux cents ans, mais depuis le commencement des temps », écrivait-elle, ajoutant : « Il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. » Ces phrases datent de 1929 et, pourtant, ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard, en 1965, que les femmes françaises furent enfin autorisées à ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari.

Des inégalités de patrimoine encore très élevées

Ma propre grand-mère n’a obtenu un compte bancaire à son nom qu’après le décès de son époux, bien qu’ils aient gagné à peu près le même salaire toute leur vie. Mais, au sein des couples, le contrôle de l’épargne est longtemps resté la prérogative de l’époux, et ce bien que, paradoxalement, comme le souligne l’historienne Michelle Perrot, les femmes aient toujours été « à la fois responsables et coupables de la gestion du budget ».

Et, malgré les évidents progrès légaux réalisés depuis 1965, les inégalités dans l’épargne entre les sexes demeurent, encore aujourd’hui, très élevées. La faute, non seulement, à des parcours professionnels plus chahutés et des niveaux de rémunérations moins élevés chez les femmes, mais aussi à la persistance de ces représentations sociales obsolètes.

Pourtant, au-delà de la conquête de la liberté intellectuelle évoquée par Virginia Woolf, on ne répétera jamais assez que la capacité à épargner est également garante de l’intégrité physique et morale des femmes. Ma grand-mère n’est évidemment pas familière du concept forgé par Paulette Perhach, mais je sais qu’à certaines étapes de sa vie, posséder un F**k off Fund lui aurait permis d’échapper à bien des situations critiques. Grâce à la journaliste, je devine un peu mieux désormais ce que recouvrait ce fameux « On ne sait jamais ». Et l’instinct de protection jamais formulé qui justifie qu’aujourd’hui encore elle alimente chaque mois les livrets d’épargne de ses petites-filles.

Toutes les enquêtes ayant suivi le parcours de victimes de violences sexistes et sexuelles démontrent que l’absence de revenus garantis constitue l’une des principales raisons qui empêchent les femmes d’échapper à leurs bourreaux, au travail comme dans la sphère intime. Au sein du couple, notamment, l’argument financier continue trop souvent de constituer un moyen de chantage et d’avilissement. C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis juin 2020, un décret permet aux femmes victimes de violences conjugales de débloquer par anticipation leur épargne salariale. En février 2021, une proposition de loi du groupe Communiste République Citoyen & Écologiste (CRCE) suggérait d’aller encore plus loin, invitant à la mise en place d’une aide financière d’urgence aux victimes qui permettrait d’encourager la démarche de départ. Une proposition réitérée en septembre dernier par la sénatrice Union centriste Valérie Létard, qui rappelait à cette occasion que « beaucoup de victimes de violences conjugales n’ont pas accès au compte bancaire familial (…) même quand elles travaillent, elles n’ont pas accès à leur carte bleue (…) Et si elles font une demande de RSA, il faut attendre plusieurs semaines avant de toucher le premier versement. Il y a une période de latence pendant laquelle on peut se retrouver sans solution et qui peut durer un, deux, trois mois ». Cosignée par une trentaine de sénateurs centristes, sa proposition de loi va être envoyée aux autres groupes politiques et devrait être soumise le 20 octobre prochain. 

De son côté, le gouvernement, qui semble avoir bien du mal à casser sa propre tirelire lorsqu’il s’agit de lutter contre les violences conjugales, a préféré substituer à l’aide financière universelle suggérée à deux reprises par le Parlement une solution bien moins coûteuse, qui devrait être expérimentée à partir de 2023 : un « pack nouveau départ ». Ce serait « une sorte de guichet unique, expérimenté dans plusieurs sites, pour fournir tout l’accompagnement nécessaire aux victimes et les aider à prendre leur envol  », détaillait le 4 septembre dernier, dans le Journal du dimanche, Isabelle Rome, ministre déléguée à l’Égalité, qui énumère « une mobilisation d’aides sociales, un accès à la formation ou une aide au retour à l’emploi, un hébergement d’urgence ou un soutien psychologique  ».  Face à cette nouvelle mesure aux contours encore (très) flous, on serait tentés de répondre, comme James Carville, conseiller de Bill Clinton : « It’s the economy, stupid !  ».