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Louise El Yafi : "Pourquoi Élisabeth Badinter est bien plus moderne que les néoféministes qui la conspuent"
"Ce ne sont pas les néoféministes qui ont déconstruit les mythes de féminité et de virilité."
GEORGES BENDRIHEM / AFP

Louise El Yafi : "Pourquoi Élisabeth Badinter est bien plus moderne que les néoféministes qui la conspuent"

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Élisabeth Badinter a été récemment critiquée, sur les réseaux sociaux, par des féministes d'une autre génération, qui l'estiment « à côté de la plaque ». Pourtant l'universaliste de 78 ans est bien plus moderne et nécessaire à l'avancée des droits des femmes que le néoféminisme censément contemporain, argumente l'essayiste et juriste Louise El Yafi.

« Réac », « à côté de la plaque », « ignorante ». Certaines ont rivalisé d'anathèmes, cette semaine, contre Élisabeth Badinter, après son passage dans la matinale de France Inter. Sans parler de l'insinuation méprisante quant à son âge, qui relève d’un sexisme des plus outranciers, c'est le fait de la renvoyer à une réactionnaire et une ignorante qui démontre une extraordinaire méconnaissance de son œuvre.

Les néoféministes qui la conspuent seraient en effet bien en peine d’apprendre qu'une grande partie du langage « déconstructeur » qu’elles usent ad nauseum sur les réseaux sociaux (en en comprenant rarement les fondements) est sortie de l’esprit de cette figure qu’elles semblent mépriser. L'idée n'est pas, ici, de donner dans une nostalgie ou un quelconque « c'était mieux avant », mais simplement de démontrer que contemporanéité et modernité ne vont pas toujours de pair : Élisabeth Badinter, 78 ans, féministe universaliste de la seconde moitié du siècle dernier, est non seulement immensément plus moderne, dans sa pensée, que le néoféminisme actuel, mais aussi nettement plus nécessaire pour contribuer à l'avancée des droits des femmes.

Ce ne sont pas les néoféministes qui ont déconstruit les mythes de féminité et de virilité

La première question à laquelle Badinter a tenté de répondre guidera la majeure partie de son œuvre, elle est aussi certainement la plus importante de l’histoire du féminisme : « Qu’est-ce qu’une femme ? ».

Considérant que « selon que l’on accorde la prééminence à la nature et à la physiologie ou à la culture et à l’éducation, c’est le statut des femmes qui change du tout au tout » (Débat entre Thomas, Diderot et Madame d’Épinay, Qu'est-ce qu'une femme ?, commenté et préfacé par Badinter), la philosophe s’est attelée, dès ses premiers travaux, à décortiquer méthodiquement les concepts de féminité et de virilité, sans jamais renier les différences biologiques à l’origine des inégalités hommes-femmes.

« Le travail de Badinter à la déconstruction de la misogynie s'est fait en prenant soin de prôner la paix des sexes. »

Non, ce n'est pas Sandrine Rousseau qui est à l’origine du mouvement de déconstruction du patriarcat. La militante portait encore des culottes courtes quand Badinter taillait en pièces, dès les années soixante-dix, le mythe fondateur du patriarcat, le plus asservissant de l’histoire des femmes : l’instinct maternel. De ce dernier, elle se moquait en expliquant « qu’au lieu d’instinct, il vaudrait mieux parler d’une fabuleuse pression sociale pour que la femme ne puisse s’accomplir que dans la maternité » (L’amour en plus).

Badinter a toujours tenu à montrer que pour se débarrasser de tous les préjugés au fondement des inégalités de sexe, la même démarche devait être faite avec l’homme. C’est donc sans surprise que la philosophe décimera dès 1989, et en quelques centaines de pages, le mythe de la virilité masculine toute puissante dans XY De l’identité masculine. En justifiant d'ailleurs par le fait qu’il « n’y va pas seulement du bonheur et du destin des femmes, mais aussi, inséparables, du bonheur et du destin des hommes. »

Car le travail de Badinter à la déconstruction de la misogynie s'est fait en prenant soin de prôner la paix des sexes. Avant-gardiste, elle craignait déjà le monde manichéen des luttes actuelles et défendait le « triple saut périlleux » qui consisterait en « la remise en question d'une virilité ancestrale, l'acceptation d'une féminité redoutée et l'invention d'une autre masculinité compatible avec elle » (XY De l’identité masculine).

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C'est que Badinter avait anticipé le différentialisme néoféministe. Chez certaines qui revendiquent le droit à chacune de choisir qui elles veulent être, alors que la majorité se revendique comme allant au combat contre les clichés sur ce que doit être une femme, nombre d’entre elles célèbrent pourtant le retour à la nature de la Femme. Qui, porteuse de vie, serait donc plus proche de la Terre Mère. Cérémonies de célébrations des cycles menstruels et victimisation à outrance des femmes qui décidément ne peuvent être que des petites choses-enfants qu’il faudrait protéger contre le monde.

Anticipé, également et sans le nommer ainsi, le concept de « charge mentale » en considérant que « lorsqu’une femme a des ambitions et les moyens de les satisfaire, elle est infiniment moins tentée que d'autres d'investir son temps et son énergie dans l'élevage de ses enfants. » (L’Amour en plus) et que le « modèle maternel idéal pèse sur toutes les femmes » (Le conflit).

Quand les néoféministes s’agenouillent devant Dieu, Badinter, elle, enjoint aux femmes à se méfier de lui

« Il ne peut pas y avoir de libération des femmes et d'égalité des sexes quand le modèle dont on s'inspire est la Bible ou le Coran. La libération des femmes sans une bonne part de laïcité est impossible. » (Place aux femmes). Allons maintenant au cœur de la discorde : s’il est un sujet sur lequel Élisabeth Badinter s’est toujours montrée intransigeante, c’est bien sur le lien inéluctable entre religion et asservissement de la femme.

Ce n’est donc pas par hasard si, alors que des femmes se font tuer en ce moment même pour oser découvrir leurs cheveux, la philosophe a rappelé cette semaine l'indispensable : « Quand Dieu pèse presque entièrement sur une société, c’est la fin des libertés féminines. »

Si Badinter a toujours visé toutes les religions, son choix de focaliser son discours sur l’islam, et notamment sur le hijab depuis déjà plusieurs décennies, ne relève ni de la démagogie ni d’un quelconque racisme, mais d’une conscience de la réalité actuelle.

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C’est la raison pour laquelle, alerte à l'idée qu’un dogme religieux peut asservir la moitié de l’humanité et que le combat des femmes s’est avant tout fait contre Dieu, la philosophe, critiquant le voile lors d’une intervention à la télévision, a rappelé à « toutes les petites Françaises, de toutes origines : qu’elles ont le droit de ne pas être vierge, que leur corps est à elle, qu’il n’appartient ni au père, ni au mari, ni à personne. » Tout ce que le voile rejette, donc.

L’intransigeance constante de Badinter vis-à-vis de la laïcité est bien moderne dans un monde où de plus en plus de militantes « féministes » préfèrent donner la priorité à des calculs politiques indécents au service d’un entrisme religieux. Dont l’objectif est de distinguer hommes et femmes, non seulement en vêtements mais aussi en droits.

Lors de la Révolution islamique d’Iran en 1979, quand toute l’intelligentsia française de gauche de l’époque applaudissait Khomeiny, Simone de Beauvoir, elle, avait refusé de rencontrer l’ayatollah voilée. Ce choix aurait-il été celui de certaines militantes contemporaines à l’époque ?

Le néoféminisme vulnérabilise intellectuellement les femmes

Et comment s’émanciper si ce n’est en s’aidant de la raison dont la nature nous a tout autant dotées que les hommes ? Là réside l’un des plus grands combats de la philosophe : enjoindre les femmes à s’armer intellectuellement pour devenir véritablement insoumises. Pourquoi ? Parce que jamais une femme n’est plus puissante, ni à égalité avec un homme que lorsqu’elle met son esprit à l’œuvre.

L’éloge badinterien de la Raison s’oppose ainsi en tout au néoféminisme actuel qui accule les femmes de sorts, rituels, astrologie, cristaux, « énergies féminines » et autres potions. Ce n’est donc pas un hasard si Badinter a toujours considéré l’école comme « la grande arme de l’émancipation des filles » en ce qu’elle leur permet de « développer leur raison, pour réfléchir par soi-même et développer une pensée autonome » (Place aux femmes) tout en s’opposant à la parité en politique parce que la compétence d’une femme devrait toujours prévaloir sur son sexe.

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Rien d’étonnant non plus à ce qu’Élisabeth Badinter ait toujours été partisane de ce que les femmes victimes de violences aillent porter plainte. Si ses propos de cette semaine ont en effet été maladroits ( « Les femmes n’ont qu’à porter plainte à temps. Elles doivent prendre leur responsabilité »), jamais une victime ne devrait être tenue responsable en pareille situation, la philosophe a rappelé qu’il ne peut y avoir condamnation sans plainte. C'est un fait : plus la plainte tarde à être déposée, plus les preuves risquent de disparaître et moins la justice sera en capacité de sanctionner l’agresseur qui aura tout loisir de recommencer.

« En éloignant les femmes de la science, du droit et de tout ce qui a édifié notre État moderne d’égalité, le néoféminisme vulnérabilise intellectuellement les femmes. »

En faisant les éloges d’une « justice privée » politique, médiatique et surtout dangereusement inefficace, les néoféministes montrent leur méconnaissance de l’histoire du féminisme qui s’est faite soit en s’aidant du droit, soit en le réformant. En éloignant les femmes de la science, du droit et de tout ce qui a édifié notre État moderne d’égalité, le néoféminisme vulnérabilise intellectuellement les femmes et les fait osciller, selon Badinter, entre « l’enfant impuissant et la reine mère ». L’histoire de l’humanité l’a assez montré : rien n’est plus dangereux pour les droits des femmes qu’une société fondée sur l’irrationnel.

Mais être féministe radicale aujourd’hui ne consisterait-il pas plutôt à être intellectuelle dans un monde où la médiocrité fait loi, à réformer la pratique judiciaire dans une société où la norme est à la loi du Talion, à faire des hommes nos alliés quand certaines confondent progressisme et émasculation, à apprendre aux femmes à être puissantes et indépendantes quand elles sont cernées de mouvements leur enjoignant à n’être que des victimes, et à être nuancée dans un climat militant où le manichéisme règne en maître ?

Voici le message d’Élisabeth Badinter. Il est, encore aujourd’hui, le bon. Tâchons de ne pas le trahir.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne