Masih Alinejad (de son vrai nom Masoumeh Alinejad-Ghomi), 46 ans, est originaire de la ville de Babol, dans le nord de l’Iran. Critique du régime, elle se réfugie en 2009 aux états-Unis dont elle obtient la nationalité. Elle vit désormais à New York où elle dirige en tant que productrice VOA Persian News Network, chaîne de télévision en langue farsi, propriété du gouvernement américain. Elle a reçu, en 2015, le prix des Droits des femmes au sommet de Genève pour les Droits de l’homme et la démocratie.

Franc-Tireur.

Le 16 septembre, Mahsa Amini, 22 ans, décédait après avoir été arrêtée trois jours plus tôt par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ». Comment expliquer l’émotion soulevée par sa mort et le symbole qu’elle est devenue ?

Masih Alinejad.

Mahsa Amini a été interpellée par la police alors que seule une petite partie de ses cheveux dépassait de son voile. Mais elle a été arrêtée quand même et conduite au poste de police. Deux heures plus tard, elle était transportée à l’hôpital pour, officiellement, un « problème cardiaque », les autorités niant toute implication dans sa mort. Personne n’y croit ! On sait combien ce type de crime fait partie des habitudes du régime. J’ai alerté, maintes fois, sur le danger que la police des mœurs fait courir sur la population.

‘‘ Battre et tuer des femmes, c’est l’ADN de la police iranienne.’’

Cela fait des années que je reçois des vidéos de femmes battues par la police du hijab. Battre et tuer des femmes, c’est dans leur ADN. En général, les politiciens et les médias nous ignorent. Mais le meurtre de Mahsa, cette fois, ébranle le monde.

Nous vivons un moment charnière pour les femmes d’Iran, dans tout le pays. Le niveau de colère est immensément haut et déborde dans les rues. Partout, des femmes retirent leur voile et le brûlent ! Honnêtement, je n’en reviens pas ! Depuis le temps que l’on se parle, vous et moi, combien de fois vous ai-je dit que mon rêve serait de voir les Iraniennes brûler leur voile dans la rue ? Je suis si heureuse de voir ça de mon vivant. J’ai toujours pensé que le régime tomberait le jour où les femmes oseraient ce geste.

Pensez-vous vraiment que le régime puisse vaciller à cause d’une révolte contre le voile ?

Il faut bien comprendre que le hijab n’est pas juste un bout de tissu pour les Iraniens. C’est le symbole le plus visible de l’oppression des femmes. C’est le symbole le plus visible de l’État islamique, ces talibans de la République d’Iran. Pour des millions d’Iraniennes, l’obligation de porter le hijab, c’est comme le mur de Berlin. Nous sommes convaincues que si l’on parvient à abattre ce mur, la République islamique tombera avec. C’est pour cette raison que les institutions tentent de nous bâillonner. Tout est bon pour ne pas entendre ce cri qui, s’il résonne, peut tout balayer sur son passage. À la seconde où les gardiens de la Révolution prennent acte de notre révolte, il en est fini de leur pouvoir. C’est ce qui explique la brutalité des émeutes et de la répression. À l’instant où je vous parle [22 septembre, ndlr], dans la rue, des femmes brûlent les voitures de police : elles n’y ont pas été envoyées pour protéger la population, mais pour tuer les manifestants. Certains disent que la population fait acte de violence… Je ne suis pas de cet avis. S’attaquer à la police d’une dictature meurtrière, qui tue au lieu de protéger, ce n’est pas être violent, c’est résister. La police du hijab, l’obligation de le porter, n’est que le bras armé d’un régime oppresseur qui assassine ses opposants. C’est la raison pour laquelle, dans la rue, on entend « non au hijab ! », « non à la République islamique ! ».

Quelle différence entre les révoltes de 2009 – le « mouvement vert », réprimé dans le sang, né des accusations de fraude électorale aboutissant à la victoire de Mahmoud Ahmadinejad à l’élection présidentielle – et celles qui ont suivi ?

Les répressions sanglantes du pouvoir iranien sont nombreuses. Il y a eu le mouvement de 2009, puis celui de 2019, le « novembre sanglant », des manifestations dans plus de cent villes noyées dans le sang… La différence, c’est que c’est la première fois que les femmes sont en première ligne ! Et qu’elles défient l’un des piliers de la République islamique. Cela est totalement inédit. La révolution est là. Juste après la révolution islamique de 1979, on voyait beaucoup de femmes retirer leur voile et le brandir dans la rue, mais cela ne s’était plus reproduit. C’est la première fois depuis quarante ans que l’on retrouve ces images magnifiques. Et c’est aussi la première fois que des femmes sans voile se retrouvent avec des hommes côte à côte, dans la rue, à défier le pouvoir… C’est extraordinaire ! Et la raison pour laquelle tant de gens estiment que nous vivons une « révolution de femmes » qui pourrait mettre un terme à la République islamique.

On connaît la capacité de ce régime à mater toute rébellion… 54 manifestants ont été tués à l’heure où nous publions.

Le régime peut nous tuer ou nous mettre en prison, il demeure impuissant à juguler la colère et la demande du peuple. Les femmes qui m’envoient leurs vidéos pour que je les diffuse le plus largement possible me disent toutes qu’elles s’apprêtent à défiler sans savoir si elles rentreront chez elles vivantes le soir. Oui, ils peuvent nous assassiner… Mais ils ne peuvent tuer l’idée qui anime ce combat, qui est de se battre pour une démocratie sécularisée. Les Iraniens du xxie siècle, hommes ou femmes, sont des gens ordinaires qui, comme le reste du monde, aspirent à la liberté et à la paix.

Comment réagissez-vous quand vous voyez tant d’Occidentaux s’abstenir de vous soutenir, de crainte d’attiser « l’islamophobie » ?

Je les hais. « L’islamophobie », la phobie, est une peur irrationnelle. Notre peur de la police et de ce régime, qui emprisonne les femmes, les étouffe, les torture, les viole et les met en prison ou qui les tue dans la rue parce qu’elles ne suivent pas la loi islamique, n’est pas irrationnelle. Elle est très concrète. Quand je vois ces politiciennes européennes – Ségolène Royal, Ann Linder, Catherine Ashton, Federica Mogherini – visiter l’Iran et se plier aux règles islamiques, porter le voile, alors que les femmes se font arrêter à quelques pas par la police du hijab… C’est ahurissant ! Pour ne vexer personne, ces dames portent ostensiblement un hijab au nom duquel tant de femmes ont été tuées. Ces femmes politiques sans honte jouent un rôle dans le renforcement du régime. Elles légitiment l’oppression que subissent les Iraniennes. Elles renforcent l’oppresseur qui a tué Mahsa Amini, et devraient, à ce titre, être considérées comme des complices.

Est-ce le pire dans cette bataille ? Constater l’absence de solidarité de certaines féministes occidentales qui, tout à leur confort, choisissent de ne vous soutenir que du bout des lèvres voire de garder le silence ?

Cela me fait pleurer qu’on les appelle « féministes ». Ces femmes qui célèbrent le « hijab day »  en Europe et n’ont pas un mot pour Mahsa Amini, ne sont pas féministes, mais des traîtresses. Comment peuvent-elles célébrer le « hijab day » quand des millions de femmes luttent pour leur liberté et pleurent une sœur assassinée par la police, ou garder le silence ? Allez au Diable ! Les vraies féministes sont en Iran ou en Afghanistan. Ce sont celles qui affrontent les mollahs, les Talibans, qui défient la République Islamique d’Iran, malgré le danger. J’ai reçu, un jour, une vidéo depuis Kaboul. J’ai demandé à son auteure si elle souhaitait que je cache son visage avant de la diffuser. Elle m’a répondu « Surtout, ne fais pas ça ! c’est exactement ce que les talibans nous font… C’est ce que tous les états islamiques nous font. Leur rêve est d’éliminer notre visage. Je ne leur laisserai pas cette victoire. Je veux leur montrer mon visage. Et me battre pour mon identité. » Voilà le vrai féminisme ! Aux antipodes des bourgeoises qui célèbrent le « hijab day » sans avoir un mot pour Mahsa. À travers vous, Caroline, je veux lancer un appel à toutes les féministes de l’Occident : sortez de chez vous ! Faites des vidéos, brûlez vos voiles, coupez vos cheveux et dites vos noms ! Quand George Floyd a été assassiné en Amérique par la police, tout le monde était uni dans une même indignation… Et là ? Où sont les démocraties et les défenseurs des droits humains pendant qu’on nous torture et qu’on nous tue ? Comment pouvez-vous être solidaires de George Floyd et rester silencieux ? Allez dans la rue ! Descendez partout ! De Paris à New York, toutes les féministes devraient être unies contre cette horreur.

Quand des marches féministes ont eu lieu en Amérique lorsque l’arrêt Roe v. Wade a été remis en cause par la Cour suprême des États-Unis, ce qui ouvrait la voie à l’interdiction de l’IVG dans la moitié des États américains, je suis descendue pour défiler à leurs côtés pour crier « My body, my choice ». Seulement, aux yeux de certaines « féministes » occidentales, notre corps ne nous appartient pas. Il doit rester un écriteau sur lesquels les Talibans ou la République islamique gravent leur message politique. Les féministes d’Occident l’acceptent lorsqu’elles ne descendent pas dans la rue et n’expriment aucune solidarité ! Elles signifient que « nos corps nous appartiennent, mais vos corps, en Iran, en Afghanistan ou ailleurs, restent la propriété des hommes et des intégristes ». Les femmes qui acceptent de porter le voile pour se rendre en Iran ou en Afghanistan et qui portent un hijab devant nos oppresseurs légitiment une dictature qui efface nos visages. Par leur affreux silence, elles disent à nos bourreaux qu’ils ont raison. Qui ne dit mot consent. Eh bien moi, je parle. Et nous parlerons jusqu’à ce que l’on nous entende.

Vous êtes très courageuse, Mahsi. Et en première ligne, vous aussi, pour avoir encouragé les femmes d’Iran à se filmer sans voile. Quel est le prix de cette bravoure ?

Je prends des risques depuis des années, mais je ne suis pas une leader. Les vraies héroïnes sont les Iraniennes qui, sur place, risquent en permanence de prendre une balle ou de finir en prison. En comparaison, ma condition personnelle n’est rien.

Mais cela fait partie de l’intimidation, qu’il faut raconter…

Écoutez… Pour vous donner une idée, quand j’ai lancé cette campagne, le régime iranien a diffusé une fausse information à la télévision, prétendant que j’avais été violée par trois hommes. Un délire. Juste pour me salir. Je les ai ignorés. Alors ils m’ont traitée de « prostituée ». Je leur ai répondu que si se battre pour la liberté implique qu’on vous traite de prostituée, leurs insultes m’honoraient. En vérité, je m’en fiche ! Puis ils se sont mis à arrêter des femmes qui faisaient campagne avec moi. Je me souviens du jour où ils ont arrêté Saba Kordafshari. Elle n’avait que 19 ans. Puis ils ont arrêté Yassaman Ariyai qui n’avait que 21 ans. Toutes deux ont été condamnées à vingt-quatre ans de prison ! Le but du régime et la raison de cette sanction si dure étaient que je me sente coupable. Ça a marché. J’étais brisée. Je me disais que j’étais à l’abri à New York, tandis que le régime arrêtait des femmes en Iran. J’étais sur le point d’interrompre la campagne quand j’ai reçu des vidéos de la mère de Sabo et celle d’Osaman, qui avaient toutes deux retiré leur voile pour prendre le relais de leurs filles. Elles sont descendues dans la rue en disant qu’elles seraient désormais leurs voix… Ces mères sont en prison maintenant. Et depuis leur prison, elles continuent d’afficher leur solidarité avec la révolution en cours…

Votre mot d’ordre a été si inquiétant pour le régime qu’il a légiféré contre vous.

En effet, quand le régime iranien s’est aperçu qu’il ne suffirait plus d’arrêter des femmes pour briser cette campagne, ils ont décrété une nouvelle loi. Elle prévoit que toute personne qui m’adresserait la moindre vidéo serait condamnée à dix ans de prison. Ça n’a pas fonctionné ! Et je suis bombardée de vidéos ! La plupart que je reçois proviennent de mères dont les enfants ont été tuées. Deux sont venues devant la caméra et ont retiré leur hijab en disant : « Vous arrêtez les femmes pour n’avoir pas porté le hijab ? Mais vous ne pouvez pas arrêter les gens qui tuent nos enfants ? »

Cela ne s’arrête pas là…

Non. Quand le régime s’est aperçu que l’intimidation par la loi ne fonctionnait pas, ils s’en sont pris à ma famille. Ils ont mis mon frère en prison pour deux ans. Pouvez-vous y croire ? Mon frère, innocent ! Ils ont interrogé ma mère et lui ont demandé de me faire venir en Turquie où ils avaient planifié de m’enlever. Puis ils ont fait venir onze personnes à la télévision d’état pour me dénoncer publiquement. Rien de tout ça n’a stoppé ce mouvement. Ils ont compris qu’ils ne pourraient jamais me faire taire. Alors, maintenant, ils essaient de me kidnapper à New York ! C’est le FBI lui-même qui me l’a appris.

Êtes-vous en sécurité aux états-Unis ?

Même pas. Le mois dernier, le FBI a arrêté un homme avec un pistolet chargé en bas de ma maison. Là encore, même si ma vie est bouleversée, ça ne changera rien. Il en faut plus pour m’arrêter. Comprenez ceci : je viens d’un pays dont les leaders ont émis une fatwa contre Salman Rushdie. Or moi, mon rêve est de mourir poignardée comme Salman Rushdie pour être mieux entendue ! En ce qui me concerne, je ne crains pas de mourir. Si me tuer peut éveiller les autres démocraties et les convaincre de l’urgence de se battre contre ce régime ignoble, je sacrifierai volontiers ma vie. Je ne crains pas de mourir. Ce qui me terrifie, ce sont les femmes que l’on tue en ce moment, dans les rues iraniennes, parce qu’elles réclament un changement.

La récente tentative d’assassinat de l’écrivain Salman Rushdie en pleine négociation sur les accords du nucléaire iranien, c’est un signal qui vient du régime, selon vous ?

C’est la fin du régime et ses serviteurs le savent. Leur seule façon de survivre est de conclure cet accord sur le nucléaire. Pour négocier, ils prennent en otage les citoyens ayant la double nationalité. En ce moment même, des citoyens français, suisses, britanniques, allemands croupissent dans des prisons iraniennes, utilisés comme monnaie d’échange, pour que démocraties reviennent autour de la table et concluent cet accord avec l’Iran. Les menaces sur nos vies en font partie. L’attaque terroriste contre Rushdie et les tentatives de m’assassiner sont liées. Ils tentent d’envoyer un message au monde.

Le gouvernement américain doit tenir, comme ses alliés européens, pour réduire au strict minimum leurs relations avec l’Iran. Tant que cet état ne respectera pas les droits humains, tant qu’il ne libérera pas tous les prisonniers politiques, tant qu’il continuera à tuer ses opposants. Si l’Europe et les États-Unis continuent à vouloir s’entendre avec ce régime, alors ce n’est pas seulement la République islamique qui aura du sang sur les mains, mais aussi tous les États qui auront sacrifié la société civile et les droits humains à l’urgence d’obtenir un accord. L’Histoire jugera ceux qui se compromettent. Les dictateurs, eux, sont capables de s’unir. Si les pays démocratiques n’en sont pas capables pour en finir avec la terreur islamique, les États terroristes s’uniront pour en finir avec la démocratie.