On croyait tout savoir du destin de Simone Veil. Mais voilà qu’un incroyable témoignage ressurgit, ignoré jusqu’ici même par ses fils, Jean et Pierre-François. Publié sous le titre « Seul l’espoir en apaise la douleur » (Ed. Flammarion/Ina), ce livre permet de redécouvrir la femme exceptionnelle qu'elle était par ses mots mais aussi avec un cahier de photos issues de sa collection personnelle. Simone Veil s’y raconte pour la toute première fois avec une liberté inédite, 5h30 durant, laissant le souvenir affleurer, l’émotion à fleur de peau. Elle est alors cette femme politique de 80 ans bien connue des Français, même si elle n’a pas encore écrit son autobiographie à succès (« Une vie », éd.Stock, paraîtra l’année suivante). Vêtue de l’un de ses célèbres tailleurs, coiffée de son chignon de toujours, elle était discrètement venue confier son histoire en entier pour la première fois, face à la caméra de l’Ina et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.  

La force de ce témoignage n’est pas à chercher du côté des faits, bien connus des historiens. Elle vient de la forme, perceptible aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, sidérante de spontanéité. Ce n’est pas une interview : Simone Veil est très peu interrompue, laissée libre de dérouler le fil de ses souvenirs. Libre de s’autoriser les tours et détours propres à la mémoire, de mêler anecdotes et réflexions, petite et grande histoire. Parfois un sourire, une phrase inachevée, un silence douloureux en disent plus long que n’importe quel discours. Avec une authenticité rare, elle se souvient de tout : son statut de petite dernière, née en juillet 1927 dans une famille laïque et républicaine de Nice. L’enfance joyeuse avec ses sœurs Denise et Madeleine, dite Milou, son frère Jean, son père sévère et exigeant. Avec sa mère adorée aussi, cette femme qu’elle appelle « maman » et dont elle ne cesse de louer l’exceptionnelle dignité et qui ne reviendra pas des camps. Tous seront déportés en avril 1944.  

Simone a 16 ans, elle vient de passer son bac. Seules les trois sœurs reviendront. Par quels miracles survit-on au cœur de l’enfer ? Simone Veil parle cash, n’élude aucun détail. Ni l’ordinaire de la vie dans les camps, ni la cruauté inattendue du retour à Paris, ni l’antisémitisme qu’elle rencontrera toute sa vie durant… Même lors du vote de la loi pour l’avortement en décembre 1974, avant qu’elle ne devienne présidente du Parlement Européen en 1979. Près de cinq ans après sa disparition le 30 juin 2017, il faut lire, voir ou écouter ce récit si vivant qu’il vous semble personnellement adressé : le rythme parfois saccadé des paroles, la justesse parfois cruelle des anecdotes, mais aussi les hésitations, les trébuchements, la mélancolie qui affleure soudain… Tout est là : la force et la blessure de Simone Veil. Se souvenir lui est difficile, on le sent. Elle le fait avec une volonté qui force le respect. Pour l’histoire, pour les générations suivantes, habitée par un seul espoir, que son récit serve, autant que celui des autres déportés, de garde-fou pour l’avenir.  

« Seul l’espoir en apaise la douleur » (Ed. Flammarion/Ina)

« Seul l’espoir en apaise la douleur » (Ed. Flammarion/Ina)

« JE NE SAVAIS PAS CE QUE C’ÉTAIT, ÊTRE JUIVE » (P.61) 

Dans la famille Jacob, laïque, patriote et républicaine, dont les origines lointaines se situent dans l’Est de la France, la religion n’existait pas. À Nice dans son entourage, l’antisémitisme était très rarement exprimé. D’où le choc ressenti par Simone Veil au jardin d’enfant, autour de l’année 1931. 

« J’allais au jardin d’enfants à 4 ans, 5 ans. Dans la cour des petits, je revois une camarade... C’est probablement mon premier souvenir. Et elle me dit : « Tu es juive, ta mère mourra brûlée en enfer. » Et c’est un souvenir qui m’a... Je suis rentrée en pleurs à la maison, naturellement. Mes sœurs devaient-elles me ramener à ce moment-là, ou Maman était-elle venue me chercher ? J’étais donc rentrée en pleurs, et j’ai raconté ça. C’est tout de même extraordinaire, c’était en 1931, quelque chose comme ça, et je crois qu’après, j’ai passé toute la guerre sans aucune remarque antisémite. Au fond, je ne savais pas alors ce que c’était, être juive. Mais je l’aurais sans doute su un an après cette remarque au jardin d’enfants. Mes sœurs le savaient, on était juifs, c’est comme ça. Mais nous n’allions jamais à la synagogue, nous ne fêtions aucune fête. Les fêtes, on ne les connaissait pas. J’ai appris beaucoup plus grande, je me souviens très bien, c’était en 37, ce qu’était Kippour. (…) » 

 « On n’est plus considérées que comme des numéros »  (P.95) 

Le 13 avril 1944, Simone, 16 ans et demi, sa mère Yvonne, 44 ans, et sa sœur Madeleine, dite Milou, 21 ans, arrivent à Auschwitz-Birkenau par le convoi 71, parti de Drancy . Simone, qui va devenir le matricule 78651, raconte le premier jour. 

 « (…) Des kapos commencent à venir – des déportés – (1), et ils nous disent : « Si vous avez des bijoux, si vous avez de l’argent, donnez-le-nous parce que de toute façon, vous ne garderez rien du tout, alors autant nous le donner. » Une amie qui était venue avec nous de Nice avait, je m’en souviendrai toujours, un flacon de parfum Lanvin – je rachète le même de temps en temps toujours en pensant à elle (elle sourit) –, et on a préféré le mettre entièrement sur nous plutôt que de le leur donner. Et puis on attend, elles nous disent des choses épouvantables, on n’écoute pas. On n’essaie même pas de dormir, c’est impossible, alors on parle. Vers cinq ou six heures du matin, je ne sais pas, arrive alors tout un groupe de kapos, les unes pour nous raser la tête, d’autres tout ce qu’il peut y avoir comme poils sur le corps. Nous avons tout de même cette chance, – je le signale parce que c’est important –, c’est que, dans ce convoi, la plupart des femmes n’ont pas eu les cheveux rasés. On s’en est rendu compte ensuite. Quelques-unes ont eu les cheveux rasés, mais très peu. Si on a les cheveux coupés court mais pas rasés, c’est tout de même, psychologiquement très très différent. Ensuite, il y a le tatouage. Évidemment, le tatouage ça ne fait pas mal. Mais on se dit que si on est tatouées, c’est qu’on n’est plus considérées que comme des numéros et surtout qu’on n’est pas destinées à sortir d’ici, c’est quelque chose qui restera pour toute la vie. Ça, c’est la chose à laquelle on pense. Puis commence à courir le bruit. Ou plutôt, comme la plupart avaient de la famille qui était partie dans les camions – c’est assez rare les gens qui n’ont pas eu de famille dans ce cas –, elles ont demandé où elles étaient... Les kapos et les anciens leur disent : « Bah regarde, regarde la fumée. Voilà, ils ont été gazés et c’est fini. » On croit que c’est de l’intoxication, on ne parvient pas à le croire, ce qui montre que nous n’avions pas pu imaginer... Personne n’a hésité à prendre le camion. Probablement que même ceux qui savaient ne disaient rien pour que justement il n’y ait pas de... (Elle marque une pause.) » 

(1) Les Kapos sont les détenus chargés d’encadrer les déportés.  

« TROP JOLIE POUR MOURIR ICI »  (P.114) 

Trois mois après son arrivée à Auschwitz-Birkenau, en juillet 1944, Simone se voit proposer de passer dans le camp de Bobrek, réputé plus vivable. Elle pose une condition non négociable : emmener avec elle sa mère et sa sœur Milou.  

« Quand je suis arrivée à Birkenau, j’étais donc physiquement en très bonne forme. En plus j’étais brune, j’avais la peau brune, j’avais 16-17 ans, et je me souviens déjà, ce qui était d’ailleurs très désagréable, très pénible, de ces filles très abîmées qui avaient des boutons sur la peau. Alors quand elles voyaient tout à coup une fille comme moi qui avait l’air de sortir de la plage, elles venaient me tâter, elles n’arrivaient pas à le supporter. Elles me montraient du doigt... Et, comme presque tout le convoi, je n’avais pas eu les cheveux rasés, ce qui avait arrangé aussi les choses. Quand on sortait du camp pour les travaux de terrassement, on était par tranches de cinq et c’est Stenia (1) qui contrôlait les départs et les arrivées. Une fois, elle m’a vue et m’a arrêtée. Elle m’a dit : « Tu es trop jolie pour mourir ici, je veux essayer de faire quelque chose pour toi » (…). Tout de suite, je lui ai dit que j’étais avec ma mère et ma sœur. J’avais entendu parler d’un petit camp qui s’appelait Bobrek, on en parlait comme du sanatorium Bobrek, comme d’un endroit où l’on pouvait vivre ou survivre. En retournant là-bas, je me suis rendu compte que c’était tout près, à 4 kilomètres, j’avais toujours pensé que c’était plus loin, on faisait un grand détour pour y aller. Stenia m’a proposé de partir à Bobrek, mais je lui ai répondu « si on part, c’est toutes les trois » et elle m’a dit d’accord. J’ai attendu quelques jours, et puis nous avons été convoquées toutes les trois pour passer un contrôle médical devant Mengele (2). Là, je me suis dit que j’avais fait une folie. Naturellement, on était nues pendant l’examen, et Mengele  a mis Maman de côté. Ce qui est extraordinaire, c’est que Stenia tenait vraiment à ce qu’on parte ; elle est allée voir Mengele et lui a dit probablement qu’elle avait pris cet engagement. Je crois que je suis la seule personne qu’elle ait jamais aidée... Et nous sommes parties toutes les trois. »  

(1) une Kapo devenue cheffe du camp 

(2) Josef Mengele, SS, se livrait à des expériences pseudo- scientifiques sur de nombreux déportés, notamment des enfants, qu’il traitait comme des rats de laboratoire.  

LES HOMMES ET LES FEMMES (P.123) 

Simone Veil se souvient avec une immense pudeur, mais sans tabou ni faux-semblant. A Bobrek, les hommes et les femmes étaient constamment en contact, ce qui n’allait pas sans poser de problèmes. 

 « À Bobrek, tout de même, on rencontrait beaucoup d’hommes. Il y en avait parmi eux qui étaient très libres, qui allaient où ils voulaient, qui essayaient vraiment de vous acheter par tous les moyens. Alors ça créait une pression insupportable, par moments. Insupportable. On était très peu de femmes... Quand on était au terrassement, que j’étais avec Maman, etc., cela allait, mais dès qu’on était un tout petit peu isolées, dès qu’on se trouvait seules... ils ne faisaient pas ça, non, ils n’auraient pas tenté... C’était la pression morale. Enfin, morale... La pression, voilà... Par exemple, il y avait un déporté qui avait beaucoup de facilités, il travaillait dans la cuisine, alors il voulait me donner à manger, mais il exigeait que... La cuisine des SS se trouvait juste en face de notre bloc. Je mangeais suffisamment, ce qu’on avait au camp n’était pas bon, j’avais faim, mais je n’étais pas affamée du tout à ce moment-là. Maman ne pouvait rien manger. Je lui disais « je vais apporter ça à Maman », il disait « tu manges là ! » et je répétais « non, je l’apporte à Maman ». Chaque fois. C’était pénible, ce genre de choses. Quelquefois, c’était encore plus... Et puis en même temps... Je me souviens, comme ça, d’un autre qui ne m’a jamais rien demandé, qui n’a jamais eu le moindre geste, rien. On a passé Noël encore là. Lui, je ne sais pas... Il était dans les premiers numéros, il était arrivé depuis très longtemps, je crois qu’il était autrichien, je n’ai jamais su grand-chose sur lui. Et je ne sais pas comment, pour Noël, il s’était procuré du parfum pour moi. Mais il ne m’a jamais rien demandé en retour, jamais rien. Il m’avait donné aussi un pyjama neuf. Il avait de l’argent sûrement. Comment il se l’était procuré cet argent... je ne sais pas. Du parfum et un pyjama ! Au camp, c’était quelque chose d’absolument... » 

« LES POUX, C’ETAIT EFFRAYANT » (P.144) 

Transmis par les poux, le typhus fait des ravages dans les camps. Il finira par emporter Yvonne, la mère de Simone Veil, le 15 mars 1945 à Bergen-Belsen, trois semaines avant la libération du camp par les Britanniques. 

« J’ai dû avoir le typhus sans même m’en rendre compte. Je crois que toutes maladies que j’ai eues dans ma vie, ça a toujours été des maladies qui ne m’ont pas trop affectée, comme la scarlatine dont je parlais plus tôt. Je ne suis jamais malade, jamais la grippe, jamais rien. Et là, j’ai eu le typhus, c’est ce que m’a dit un médecin bien plus tard d’après des tests en rentrant. Ma sœur l’a eu très gravement et Maman est morte du typhus . Le typhus se répand par les poux. Il y avait tellement de poux dans les vêtements qu’on n’arrivait plus à s’en débarrasser. On essayait n’importe quoi. Je me souviens une fois d’avoir vu de loin un chandail et de m’être dit : « Tiens, il est en angora, celui que j’ai est moche, je vais changer. » Mais c’étaient les lentes qui donnaient le sentiment qu’il y avait de l’angora sur le pourtour du chandail. C’est fou, il y en avait tellement, c’était effrayant. » 

 AU RETOUR « ON VOUS TRAITAIT QUASIMENT DE SALE JUIVE » (P.151) 

En mai 1945, Simone Veil arrive à Paris. Le retour est amer. Elle découvre révoltée que l’accueil des déportés politiques est bien meilleur que celui des déportés dits « raciaux ». Et que l’antisémitisme la poursuit même là où devenue orpheline, elle vient chercher du secours.  

« Quand on allait à la FNDIRP, la Fédération nationale des déportés résistants, rue de Boulainvilliers, où il y avait un dispensaire, même plusieurs années plus tard, pour faire un examen pour un dossier médical, on vous renvoyait en vous traitant quasiment de sale Juive, en disant : « Non, ici c’est les Résistants. » Quand on avait le bras nu – j’ai perdu l’habitude de les avoir –, on me disait : « Ah ah, on croyait qu’ils étaient tous morts, il y en a encore quelques-uns qui ont survécu ! » (Elle marque une pause.) Enfin, ce n’était pas généralisé, mais on pouvait entendre ça. Donc une fois pour toutes, j’ai préféré, pendant longtemps... Maintenant mon numéro, comme je suis brune, il ne se voit pratiquement pas, et puis ça m’est égal. »  

« ON N’A PAS LE DROIT D’OUBLIER » (P.168)

Plus que le révisionnisme, elle craignait la banalisation de la Shoah. Toute sa vie elle a voulu témoigner, et témoigner encore, même si à chaque fois cela ravivait ses blessures. Forte et meurtrie jusqu’au bout. 

« Ce n’est pas une question de pardon, parce que de toute façon, les Allemands qui sont là maintenant n’y sont pour rien. Mais nous devons rappeler le fait. J’ai longtemps dit, et je le dis encore : sur mon lit de mort, je crois que c’est à ça que je penserai, pas à mes parents. Au fait lui-même. Aux bébés. Un million et demi d’enfants, comme ça. Et quand je vois mes petits-enfants, je pense à ça. Je ne le leur dis jamais, naturellement... (Elle marque une longue pause, très émue.) Je ne souhaite jamais de mal aux autres, mais on n’a pas le droit d’oublier. On leur doit ça, à ceux qui sont morts. Enfin, moi, je ne peux pas, et puis c’est tout. Quand je vois les photos, que ce soit au musée de Washington ou à l’exposition organisée par Klarsfeld, quand je vois tous ces enfants, j’ai envie de pleurer. »