En Chine, la (très) douloureuse quête de la beauté démarre dès le berceau

L’Édito / Casques compresseurs de crânes, bandelettes pour les jambes… En Chine, certains accessoires médicaux sont transformés en accessoires de beauté pour bébés, pour capitaliser sur l’anxiété de parents soucieux de garantir un avenir serein à leurs bambins dans une société qui valorise à outrance l’apparence physique. Alors que l’Empire du milieu entend développer un soft power culturel à travers la diffusion de ses standards de beauté traditionnels, faut-il s’inquiéter d’une diffusion à une échelle plus large de ces produits ?

En Chine, la (très) douloureuse quête de la beauté démarre dès le berceau
© Publicités pour diverses bandes adhésives buccales en vente sur la plateforme de commerce électronique chinoise Taobao

C’est peu dire que le mouvement « Body positive » peine à franchir les frontières de l’Empire du milieu. Tandis que, du côté de l’Occident, l’heure est à la déconstruction – au moins dans le champ du discours – des normes qui contraignent et oppressent les corps, il semblerait que la société chinoise suive une trajectoire radicalement contraire, attribuant une importance croissante aux normes de beauté traditionnelles. Au point que certains parents, convaincus que la réussite future de leur enfant dépend au moins autant de son apparence physique que de son éducation, n’hésitent plus à recourir à des accessoires de beauté pour le moins étranges, voire potentiellement dangereux pour la santé des enfants en bas-âge.

C’est ce que nous apprend une enquête du média Sixth Tone dont la lecture a ravivé en moi le souvenir de mes pires séances de lecture de cette cinglée de Sophie Rostopchine, dite Comtesse de Ségur. Il faut dire que les instruments de torture utilisés par les parents chinois pour assurer à leurs chers bambins un futur radieux n’ont rien à envier aux corsets en fer imaginés par la célèbre Comtesse pour faire passer un sale quart d’heure à ses petites filles modèles.

Parmi ces nouveaux « accessoires de beauté » figurent ainsi des casques qui corrigent la forme du crâne d’un bébé au fur et à mesure qu’il grandit, à condition que celui-ci soit porté 23 heures par jour. L’objectif ? Se prémunir de la pire des catastrophes possibles dans une société obsédée par l’apparence physique, à savoir, avoir une tête plate et un front proéminent. « Aux États-Unis, les médecins prescrivent parfois le port de cet accessoire si le crâne d’un bébé est malformé, mais un tel produit ne peut être accessible sans autorisation et supervision médicale. Tandis qu’en Chine, ces casques sont en vente libre, pour des prix allant de 2000 à 20 000 yuans (300 à 3000 euros, ndlr) », précise l’article de Sixth Tone.

caption

Autre charmante invention, destinée cette fois à éviter que le bébé ne développe des jambes “en X”, des bandeaux comprimant les mollets et les cuisses du nourrisson. On ne pourrait boucler cette galerie des horreurs sans mentionner une autre tendance, probablement la moins recommandée si vous souhaitez optimiser l’espérance de vie de votre enfant : lui sceller ses lèvres avec du ruban adhésif médical afin qu’il ne puisse pas respirer par la bouche durant la nuit. À ce stade de la lecture, vous êtes en droit de vous demander : MAIS POURQUOI ? Eh bien, apparemment, la respiration buccale pourrait amener les enfants à développer un faciès adénoïdien, soit un visage étroit et allongé, à l’opposé des canons de beauté de la « C beauty » – pour « Chinese beauty ».

caption
Publicités pour diverses bandes adhésives buccales en vente sur la plateforme de commerce électronique chinoise Taobao

Face à ces dérives, il serait aisé de se contenter de critiquer l’irresponsabilité de ceux qui cèdent à ce genre de pratiques. Ce serait oublier qu’en Chine, la concurrence est structurellement enracinée dans les mœurs, générant une extrême anxiété chez les parents chinois, prêts à tous les abus pour optimiser les chances de réussite de leur progéniture. Autrefois principalement cantonnée dans le champ de la réussite professionnelle, elle s’étend désormais à l’apparence physique dès le plus jeune âge. « Les Chinois associent la beauté au pouvoir, explique Li Ling, professeur agrégé interrogé par Sixth Tone. Pour de nombreux parents, l'apparence physique constitue un nouveau front dans la compétition effrénée que se livrent les individus.  Les parents veulent assurer à leurs enfants un avenir meilleur et, pour cela, il faut être gagnant dès la ligne de départ. Traditionnellement, cette compétition démarrait à l’Université. Mais maintenant, il s'agit, dès l’enfance, d’offrir une préparation complète à la vie d’adulte. »

De fait, de nombreux employeurs exigent que les candidats aient un certain sexe, une certaine taille et un certain « niveau » de beauté. Et, dans une société ultra-connectée, les influenceurs de la plateforme Xiaohongshu - l’équivalent chinois d’Instagram - imposent à tous des standards esthétiques irréalisables sans le recours à la chirurgie esthétique.

Selon une étude du cabinet iResearch basé à Shanghaï, 30 % des Chinoises et 17 % des Chinois exerçant une profession de cadre y ont eu recours – et la majorité avant l’âge de 30 ans. Quant à celles et ceux qui n’ont pas les moyens de se payer ces opérations, ils se tournent vers la plateforme Meitu – littéralement « belles images » en Français – qui propose une myriade de filtres qui amincissent, rabotent les joues, suppriment les boutons ou agrandissent les yeux afin de leur offrir un avatar numérique à la hauteur des attentes de la société chinoise.

Le capitalisme numérique au service des pires traditions

Avec un cynisme déconcertant, l’industrie de la beauté pour bébés a su habilement surfer sur cette obsession nationale : outre les casques, les rubans adhésifs ou les bandelettes, il faut compter aussi avec les produits dentaires qui ciblent de plus en plus les très jeunes enfants : le port d’un appareil dentaire est désormais recommandé… dès l’âge de 3 ans. Et des influenceurs spécialisés défendent désormais ces produits avec une efficacité telle que le marché est en pleine expansion.

Il est assez ironique de constater que les anciennes pratiques barbares que la République communiste avait abolies, à commencer par le bandage des pieds des petites filles, définitivement interdit au début des années 1950, reviennent en force par le biais d’un capitalisme numérique en pleine expansion. La preuve, une fois de plus, de sa décorrélation totale de toute forme de progrès sociétal. 

Reste une dernière interrogation : face aux ambitions clairement affichées de la Chine de développer une nouvelle forme de soft power culturel axé sur la popularisation, via les réseaux sociaux, de l’idéal de la « C beauty », est-il possible que, dans le futur, les standards de beauté chinois deviennent universels ? 

Après tout, à une époque pas si lointaine, l’industrie hollywoodienne est parvenue à imposer des canons de beauté durables à l’Occident tout en disposant de canaux d’influence qui paraissent aujourd’hui bien faibles en comparaison de la capacité de plateformes telles que Tiktok à générer des tendances. Et lorsque 802 millions d’internautes actifs, soit le nombre de Chinois connectés à internet, s’approprient ces trends, il paraît peu probable qu’elles restent cantonnées aux frontières de l’Empire du milieu. Qui sait, l’avenir de la beauté était peut-être déjà écrit dans les récits sordides de la Comtesse de Ségur…