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La « forêt amazonienne » du nord à risque de disparaître

La « forêt amazonienne » du nord à risque de disparaître

Texte et photos : Camille Vernet

Publié le 18 octobre 2022

La forêt ancienne de l’intérieur de la Colombie-Britannique, située aux abords de Revelstoke, est considérée comme étant l’une des forêts pluviales les plus à risque de disparaître à l'échelle de la planète. Cet écosystème unique et méconnu est essentiel à la survie d’une espèce en voie de disparition, le caribou des montagnes du Sud.

Ancrés dans une communauté dépendant de l’industrie forestière, les écologistes, scientifiques et forestiers sont liés chacun à leur façon à cette forêt pluviale. Ils tentent de trouver un équilibre entre la préservation de ces arbres anciens et une économie prospère.

Comment protéger ce qui reste de cette forêt amazonienne du nord?

Une forêt se reflète dans un lac, vers Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.

La forêt oubliée

À environ 100 km au nord de Revelstoke, Robert Serrouya, le directeur de l’unité de surveillance du caribou de l’Université de l'Alberta, embarque dans son bateau à moteur pour traverser un lac. On s’en va dans l’un de mes endroits préférés, explique-t-il.

Nous nous dirigeons vers une partie de la forêt ancienne restée intacte.

Les vestiges de coupes à blanc sont visibles un peu partout sur les collines entourant le lac. Après avoir accosté de l’autre côté de la rive, nous gravissons une pente abrupte, partiellement enneigée et nous nous frayons un chemin parmi des arbustes de bois piquant.

Robert Serrouya conduit un petit bateau à moteur au milieu d'un lac, dans le fond la forêt, près de Revelstoke en Colombie-Britannique, au mois de juin 2022.
Le lac Revelstoke a été créé artificiellement par un barrage dans les années 1980, ce qui a provoqué l’inondation de vastes étendues de forêt primaire. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Après une trentaine de minutes de marche, des thuyas géants centenaires se dressent devant nous. 

C'est l’une des seules forêts pluviales au monde située à l'intérieur d'un continent, explique Robert Serrouya. Cette situation géographique est en effet particulière, car les forêts pluviales tempérées se trouvent généralement dans des régions côtières et non à l’intérieur des terres.

À plus de 500 kilomètres de l’océan, près de la frontière entre la Colombie-Britannique et l’Alberta, une région réputée pour ses pentes de ski, ces arbres gigantesques puisent donc leur force dans un profond manteau neigeux. Cet écosystème rare, de la même taille que les Bahamas, n’attire pourtant pas beaucoup l’attention.

Sur la côte, nous avons d'énormes arbres anciens à Fairy Creek, que l'on voit souvent dans les médias, mais cette forêt est souvent oubliée, constate le scientifique.

Cartes de la forêt pluviale intérieure et de la biorégion humide intérieure.

Les 200 cm de précipitations qui tombent chaque année protègent la végétation de perturbations naturelles, comme les incendies, et favorisent la croissance d’espèces endémiques. Certains lichens, dont se nourrit cette population de caribous des bois, poussent uniquement dans ces forêts anciennes intérieures.

« C’est unique au monde, c'est comme une forêt amazonienne du nord. »

— Une citation de   Robert Serrouya, directeur de l’unité de surveillance du caribou, Université de l'Alberta
Robert Serrouya est dans la forêt au pied d'un arbre centenaire, près de Revelstoke en Colombie-Britannique, au mois de juin 2022.
Au pied d’un arbre centenaire, Robert Serrouya cartographie les habitats du caribou des montagnes du Sud. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

En 2020, en Colombie-Britannique, l’exploitation a été plus rapide dans les forêts anciennes que dans la forêt amazonienne. À titre comparatif, la province a abattu 0,3 % de ses forêts anciennes, alors que cette proportion n’était que de 0,2 % en Amazonie.

Au Canada, il ne s'agit pas de déforestation, car des arbres sont replantés, mais la riche biodiversité, notamment les lichens essentiels à la survie du caribou, est perdue, de façon irréversible, selon une dizaine d’études.

Cette forêt pluviale tempérée est en effet l’une des plus à risque au monde selon, une publication de juin 2021 évaluée par les pairs de la revue scientifique Land. Les auteurs prédisent l’effondrement des écosystèmes du coeur de la forêt d'ici la prochaine décennie, les coupes à blanc représentant la majorité des perturbations anthropiques.

Le bout d'un tronc coupé de très près, vers Revelsoke, en Colombie-Britannique, en juin 2022.

Une forêt pour sauver le caribou

Dans la région de Kootenay, où il a grandi, Eddie Petryshen a assisté à la perte d’une partie de cet héritage naturel en raison de l’industrie forestière. C’est ce qui l'a convaincu d'adhérer à Wildsight, un organisme à but non lucratif qui milite pour la protection de la nature.

Au bout d’un chemin forestier, dans une parcelle de forêt à 70 km au nord de la ville de Revelstoke, le spécialiste de la conservation de Wildsight se stationne devant un panneau annonçant : Exploitation forestière en cours. Les arbres géants sont couchés sur la longueur et entassés les uns sur les autres.

Un grand nombre de ces arbres sont des pruches de l'Ouest. Ils peuvent atteindre plus 70 mètres de haut, mais ils sont moins précieux pour l’industrie que les cèdres rouges.

« Ces arbres sont probablement destinés à la fabrication de papier toilette. »

— Une citation de   Eddie Petryshen, spécialiste de la conservation, Wildsight
Eddie Petryshen est devant un amoncellement de troncs d'arbres coupés devant une forêt ancienne, à Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.
Revelstoke Community Forest Corporation exploite cette parcelle qui figure dans le moratoire annoncé par la Colombie-Britannique cette année.  Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Issu d’une famille de forestiers, il vit depuis toujours au pied des montagnes de la chaîne Purcell, à l’est de Revelstoke. Les endroits que j'ai explorés ne sont vraiment plus les mêmes. Dans les années 1990, il y avait environ 100 caribous dans la région. Puis, nous avons assisté à une forte exploitation forestière et à une destruction massive de leur habitat, ce qui a entraîné leur disparition et leur extinction locale en 2019.

Depuis 2014, la perte des forêts anciennes intérieures a provoqué l’extinction de cinq troupeaux de caribous, déplore-t-il.

Le caribou des montagnes du Sud est une espèce en voie de disparition, selon le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC).

Sous la pression des groupes environnementaux et de la population, la Colombie-Britannique a annoncé en novembre 2021 la suspension, pour deux ans, de l’exploitation de 2,6 millions d’hectares de forêts anciennes. Le moratoire dépend toutefois de l'avis des 204 Premières Nations de la province.

Pour Eddie Petryshen, ce geste n’est pas suffisant. Nous nous trouvons dans un bloc de coupe qui fait partie des zones touchées par le moratoire sur les forêts anciennes du mois de novembre.

« Il n'y a pas de mise en œuvre juridique du moratoire. Celui-ci s'appuie sur la bonne volonté des entreprises pour arrêter l'exploitation de ces zones. »

— Une citation de   Eddie Petryshen, spécialiste de la conservation, Wildsight
Eddie Petryshen est à côté d'un imposant tronc coupé, dans le fond les montagnes, au nord de Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.
Eddie Petryshen prend les mesures de certains arbres anciens qui ont été coupés.  Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Eddie Petryshen espère encore pouvoir sauver le troupeau de caribous North Columbia, qui compte 200 individus. Ces cervidés résident dans les montagnes avoisinantes. La solution pour maintenir cette population est simple, selon Eddie Petryshen : Arrêter d'exploiter certaines de ces forêts au rythme où nous les exploitons.

Le fait de limiter les coupes dans ces écosystèmes anciens comporte toutefois des défis pour l’industrie forestière, véritable pilier économique de la région.

Une forêt lumineuse et bien nettoyée près de Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.

Une forêt pour soutenir l’économie locale

Nichée au pied du parc national du Canada du Mont-Revelstoke, cette région a toujours été isolée, explique Mike Copperthwaite, le directeur général de la compagnie Revelstoke Community Forest Corporation (RCFC). L'industrie forestière est l'épine dorsale de la communauté, soutient-il.

Depuis le moratoire provincial, l’entreprise récolte un peu moins de bois que prévu.

Selon Mike Copperthwaite, aussi longtemps que le gouvernement et les Premières Nations n’ont pas formulé d’accord, le report de l'exploitation n'entre pas en vigueur. Le gouvernement dit essentiellement : "Vous n'avez pas à différer l’exploitation de cette zone jusqu'à ce qu’on vous le dise", et il ne nous l'a pas encore dit, explique-t-il.

L'entreprise dispose pour le moment de suffisamment d’approvisionnement en bois dans les forêts primaires pour ses besoins pendant les 20 prochaines années. Si la mesure devenait permanente, elle pourrait perdre l’équivalent de 18 ans de récolte.

Mike Copperthwaite est debout au milieu d'une forêt nouvelle, près de Revelstoke, en Colombie-Britannique, en juin 2022.
Cette forêt a été replantée il y a 45 ans près de Revelstoke.  Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Au mois d'août, l’Okanagan Nation Alliance, regroupant huit communautés autochtones, a déclaré dans un communiqué qu'elle voulait que la province mette fin aux permis de coupe des forêts anciennes sur son territoire, notamment autour de Revelstoke. Le gouvernement de la Colombie-Britannique n’a pas confirmé qu'il avait pris cette annonce en compte et n'a pas répondu à nos demandes répétées d'entrevue.

Les conséquences d’un arrêt de la coupe dans les zones touchées par le moratoire seraient lourdes pour la compagnie forestière RCFC. Dans cette région, l'exploitation forestière est relativement récente, et l’option de se tourner vers des forêts secondaires, plantées par l’industrie il y a 40 à 50 ans, est donc limitée.

C’est avec fierté que Mike Copperthwaite marche dans une forêt près de Revelstoke, replantée il y a 45 ans. Au fur et à mesure que nous établissons ces plantations, nos récoltes changent et nous récoltons de moins en moins d'arbres anciens. Ainsi, dans 20 ans, nous ne récolterons plus rien dans des forêts anciennes, tout sera récolté dans ces plantations, explique-t-il.

Toutefois, cette transition prend trop de temps, selon les militants de la région.

Un bout de lac au milieu des arbres, avec deux enormes troncs d'arbres coupés, près de Revelstoke en Colombie-Britannique en juin 2022.

Une forêt pour tous

Ces arbres, dans ces vieilles forêts, quand ils tombent, ils ne reviennent pas, déplore Arnoul Mateo. Ce dernier a bloqué un chemin forestier à partir du mois d'avril 2021 avec le groupe Old Growth Revylution.

Ce rassemblement de citoyens s'est donné pour mission de sauver la vallée d'Argonaut, qu’Arnoul Mateo considère comme l’une des dernières vallées intactes au nord de Revelstoke. On se met en travers de la route et on risque parfois nos vies, vraiment, et on risque en plus nos vies sociales, dit-il.

À Revelstoke, la population locale, soit environ 8000 habitants, est fortement liée à l’industrie forestière : tout le monde connaît quelqu’un qui vit de cette industrie.

On prend le feu pour tout le monde, et c'est dur. C'est dur à avaler parce qu’on ne gagne rien, on ne gagne que de la méchanceté, de l'agressivité. Alors, que finalement, on se bat pour ces gens-là. [...] On se dit que, si on fait ça, c'est pour demander au gouvernement et aux entreprises une gestion forestière plus juste qui protège la nature, mais qui protège aussi les gens et qui donne du travail aux gens sur le long terme, affirme Arnoul Mateo, la voix chargée d'émotion.

Arnoul Mateo est sur un sentier près des bois, l'air songeur, près de Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.
Les manifestations ne menant nulle part, Arnoul Mateo a préféré passer à l’action en bloquant l’accès aux arbres anciens.  Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

L’industrie sera inévitablement touchée par la diminution du volume de forêts anciennes, comme le constate également Robert Serrouya. Il y aura un important effondrement de l'approvisionnement en bois, que nous le voulions ou non, dans environ 15 à 20 ans, en raison de la surexploitation, de la destruction par le dendroctone du pin et des incendies.

« Est-ce qu'on diminue maintenant ou est-ce qu'on attend de se retrouver au bord du précipice? »

— Une citation de   Robert Serrouya, directeur de l’unité de surveillance du caribou, Université de l’Alberta
Le tronc d'un arbre en contre plongé avec de la mousse dans une forêt ancienne à Revelstock en Colombie-Britannique, en juin 2022.

Une forêt pour lutter contre les changements climatiques

Si les arbres géants, au milieu desquels se tient Robert Serrouya, sont encore debout, c’est d'ailleurs grâce à son équipe et à la présence du caribou qui a permis la protection de 50 000 hectares en 2005. Est-ce que c'est assez pour soutenir les populations? Non, dit-il.

Si le caribou disparaît, il y aura beaucoup plus de pression pour couper tous ces arbres parce qu'on n'a pas de loi fédérale pour protéger les arbres anciens. Ça n'existe pas, mais on a les lois fédérales et provinciales pour protéger le caribou. Alors, le caribou, c'est comme une espèce parapluie pour ces écosystèmes qui, sans le caribou, vont disparaître, explique Robert Serrouya.

Cet écosystème unique a également un rôle à jouer dans la lutte contre les changements climatiques. Contrairement à la croyance populaire, les forêts primaires matures continuent à séquestrer du carbone. Cependant, lorsqu'elles sont perturbées, une partie de ce carbone, dont celui du sol, retourne dans l'atmosphère.

Robert Serrouya est debout au milieu d'une forêt face à des racines géante recouvert de plante, vers Revelstoke en Colombie-Britannique, en juin 2022.
De nombreuses plantes poussent sur les racines gigantesques de cet arbre.  Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Une raison de plus de se battre, pour Arnoul Mateo.

Quand on détourne les yeux de ce genre de problème, on en paye le prix. Collectivement. C'est notre eau potable qu'on abîme. Ce sont les espèces qui nous soutiennent, c'est la biodiversité, c'est le climat. Et il faut qu'on change complètement de paradigme pour voir la nature comme une partie de nous. Une fois qu'on a fait ça, on ne peut plus vraiment revenir en arrière.

NDLR : L’empreinte écologique de cet article a été évaluée à 0,82 tonne de CO2.


Ce texte fait partie de Nature humaine, une série de contenus qui présente des acteurs de changements qui ont une influence positive sur l'environnement et leurs communautés en Colombie-Britannique.

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