Yves Jeuland : « Toute sa vie politique, Mendès France a été confronté à la violence »

À l’occasion de la célébration du 40e anniversaire de la mort de Pierre Mendès France, les documentaristes Yves Jeuland et Alix Maurin réalisent un film sur le parcours politique et l’intimité de l’homme politique qui toute sa vie a du se battre contre l’antisémitisme.

Commune s’est entretenu avec Yves Jeuland sur son documentaire, « Mendès la France » qui sera diffusé pour la première fois à la télévision, sur France 5, le dimanche 16 octobre à 22 h 50. 

Commune : D’où vous est venue l’idée de faire un documentaire sur Pierre Mendès France ?

Yves Jeuland : Ça remonte à février 2006, je préparais alors une série documentaire sur l’histoire des Juifs en France. J’ai rencontré Michel Mendès France, le fils de Pierre. Nous avons longuement parlé des relations de son père avec le monde juif, avec sa judéité, de la passion que Mendès nourrissait pour ses ancêtres et ses recherches généalogiques incessantes.

Un an et demi plus tard, après un long montage, le film Comme un juif en France était terminé, il durait plus de trois heures, mais il n’était nulle part question de PMF. Comment avais-je pu en arriver là ? Ne pas évoquer la mémoire de cet homme si profondément juif et français ? Certes, un montage est fait d’ellipses et de frustrations. Mais là, la frustration était immense. Car Pierre Mendès France est ma référence en politique, son portrait est depuis longtemps sur mon bureau. J’en ai nourri un grand regret, je pourrais même dire un remords. J’ai dit ce remords à Michel Mendès France. Dans un courrier, en 2007, je lui ai fait part de cette mauvaise conscience. Et je terminais par ces mots, comme une dette : « Je réaliserai peut-être un jour un film sur PMF, juif et français… » Michel Mendès France n’est plus, mais le jour est arrivé et quinze ans plus tard, le film est là.

Commune : Tout au long de son existence, vous en faites état dans le film, Pierre Mendès France a documenté sa propre vie et celle de ses proches avec minutie,  quel regard portez-vous sur cette attitude en tant que documentariste ?

Yves Jeuland : Tout d’abord, c’est une formidable aubaine pour un réalisateur ! Alix Maurin et moi étions comme des gosses devant une malle aux trésors. On aimerait, à chaque documentaire, tomber sur autant de documents inédits ! Ces archives (cahiers, notes, lettres, photographies, manuscrits, caricatures, enregistrements…) en disent beaucoup sur l’homme qu’il était, certes pudique et secret, mais qui ne voulait rien laisser dans l’ombre. Toujours ce sens de l’honneur. Inlassable archiviste. Ses recherches obsessionnelles sur ses racines sont mues autant par sa passion de la généalogie que par sa volonté de répondre à la haine antisémite. Une façon aussi de justifier ses actes, ses décisions, de tout mettre en ordre ; et le besoin sans doute de laisser à ses descendants une histoire de sa famille, sans tache ni ombrage.

Concernant les albums photographiques qui courent de 1907 à 1982, de sa naissance à sa mort, une chose est particulièrement drôle et émouvante : son classement est purement chronologique, sans aucune thématique. Ainsi, sur la même page peuvent cohabiter sa femme Lily en train de pouponner et Pierre aux côtés de Léon Blum, président du Conseil. Puis, plus tard, PMF se baignant dans une piscine, et page suivante, reçu au 10 Downing street par Winston Churchill ! Dans chacun des 142 albums – des milliers de photographies, la politique côtoie l’intime.

Commune : On a l’impression, au visionnage du film, qu’écrire l’histoire de Pierre Mendès France, c’est écrire une histoire de la violence en politique, que celle-ci est un catalyseur pour les haines et les diffamations, qu’en pensez vous ? 

Yves Jeuland : Toute sa vie politique, Mendès a été confronté à la violence, aux outrances et à la calomnie. Ces attaques provenaient essentiellement de l’extrême-droite et de la droite, mais parfois aussi des communistes qui lui vouaient une haine tenace. Dès sa première élection en 1932, et jusqu’après sa mort. Violence verbale et violence physique. Rappelons que PMF a réchappé à trois tentatives d’assassinat ! Pour autant, notre film ne pouvait se résumer à une chronique de la haine antisémite. Elle est présente dans notre narration, comme un fil rouge, mais nous ne voulions pas que ce flot d’injures et d’agressions envahisse toute notre histoire. D’abord parce que la matière est nauséeuse – nous avons risqué plusieurs fois l’indigestion, ensuite parce qu’elle est répétitive. La constance de l’antisémitisme est incroyable : tout au long de sa vie, la rengaine des clichés et des abjections, les attaques sur le physique… Et, chose étonnante, les ignominies que l’on pouvait lire sur les murs des années 1930 se retrouvent sur les murs des années 1950, même après la shoah. Les lettres anonymes reproduisent les mêmes accusations, les mêmes insultes en 1938, 1958 ou 1968. Un permanence : le juif fourbe, lâche, sournois, perfide, usurpateur, dissimulateur, bradeur d’empire… Mendès France n’a certes pas l’apanage de la haine, mais sa double qualité d’homme de gauche et de juif en fait une cible privilégiée. Comme Léon Blum ou Jean Zay.

L’une des lettres antisémites reçues par Mendès France

Commune : En 2017 Emmanuel Macron déclarait qu’avec Michel Rocard, Mendès France était sa figure tutélaire de l’histoire politique française, voyez-vous un lien entre ces trois hommes politiques ?

Yves Jeuland : C’est formidable de voir combien Mendès France (comme Michel Rocard, au demeurant) sont cités en exemples aujourd’hui ! Toute leur vie, ils ont été minoritaires, parfois même marginaux. Tout en restant très populaires, il est vrai, ce qui n’est plus le cas d’Emmanuel Macron.

Oui, Rocard, incontestablement, s’inscrit dans la lignée de Mendès, à de nombreux égards : le parler vrai, la constance, le sérieux dans la gestion de l’économie, l’honnêteté en politique, le refus de la démagogie et du populisme, le fait de s’être frotté très jeune au suffrage universel, d’avoir un ancrage d’élu local, l’opposition aux guerres coloniales, un art de la négociation… L’Indochine pour l’un, la Nouvelle-Calédonie pour l’autre. Ils se sont côtoyés un temps au PSA puis au PSU. Ajoutons leur opposition commune à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct – élection absolue qui est devenue un véritable poison pour notre démocratie. Mendès comme Rocard ont toujours combattu le culte de la personnalité et l’exercice solitaire du pouvoir. Et n’oublions pas leur fidélité sans faille à la gauche, tout au long de leurs vies politiques respectives. Difficile de confronter Emmanuel Macron à tout ce que je viens d’énumérer. J’ajouterai que le mendésisme (comme le rocardisme) correspond à des idées, à une pensée, à un projet, des écrits, une méthode et un art de gouverner. Comment définir le macronisme ? Un art de conquérir le pouvoir ? C’est un peu court. Dans la façon de gouverner de l’actuel chef de l’Etat, je vois davantage une filiation avec Valéry Giscard d’Estaing.

Commune : Pierre Mendès France définit le fait juif ni comme un fait religieux ni comme un fait racial, mais comme une sensibilité, d’après vous, que dit de lui cette définition ?

Yves Jeuland : C’est complexe. Quand, à l’automne de sa vie, on le questionne sur sa judéité, il s’interroge à haute voix ; il répond par des questions… Ce qui est une manière notable d’être juif ! Evidemment qu’être juif n’est pas une race. Ce serait la définition d’Hitler. Le sang juif ne signifie rien. « Juif » ne se réduit pas non plus à une religion. Mendès est un juif athée, profondément juif, culturellement et historiquement, pas seulement dans le regard des autres. Le mieux est encore de lui laisser la parole : « Je ne suis pas religieux ni pratiquant. Mais je sais profondément que je suis juif et mes enfants le savent comme moi. Je reste intrigué et impressionné par le fait juif. Ce n’est pour moi ni un fait religieux, ni un fait racial. Alors, qu’est-ce exactement ? Je ne sais pas. C’est une sensation, une sensibilité très forte que j’éprouve, et donc une réalité. (…) Évidemment, je pense aussi à ceux des miens qui ont été massacrés pendant la guerre. »

Commune : Aujourd’hui, alors que la gauche aux dernières législatives réalise l’un des pires scores de la cinquième république, que peut-elle aller chercher chez Mendès France pour se réinventer ?

Yves Jeuland : Tout ! Même si, avec Jean-Luc Mélenchon, elle semble aujourd’hui emprunter le chemin inverse. Il faudrait commencer par abandonner la cinquième République et cette Star Academy quinquennale qu’est la présidentielle, qui pervertit tant notre vie politique et empêche de réfléchir et d’agir. Il faudrait aussi se débarrasser des leaders suprêmes. C’est bien pour cela que Mendès récusait le terme de « mendésisme », précisément par le refus du culte de la personnalité. Le jour où Mendès devient leader, il cesse alors d’être Mendès…

« La case du siècle, Mendès la France » à voir sur France 5, le dimanche 16 octobre à 22 h 50

Propos recueillis par Victor Laby