« Le 23 mars, à 17 heures, les voisins de mes parents, à Izioum, m'ont appelée pour me raconter que, six heures plus tôt, une bombe était tombée chez nous et que ma mère était grièvement blessée. Ils m'ont dit : “Ta mère n'a plus de visage.” » raconte Oksana Fedoseyeva. De la maison de sa mère, Natalia Nemtseva, 63 ans, il ne reste rien, sauf les morceaux de verre, de brique et de munitions incrustés dans son visage, une de ses jambes et sa poitrine après l'explosion. Des artefacts que le Dr Rostislav Valikhnvoski s'échine à extraire du corps de Natalia, étendue sur une table d'opération de sa clinique, à Kyïv. Après une anesthésie locale, deux morceaux de verre sont retirés de son visage. La pince ripe. « Il est gros », commente le chirurgien. Le troisième fragment de vitre est si amalgamé au corps que le médecin réclame les ciseaux pour le libérer de sa chair. Les jambes de Natalia se contractent et se soulèvent. Ses yeux se plissent. Elle reste silencieuse malgré la douleur. Le médecin extrait encore quelques bris de verre des joues et du coin de l'œil avant de passer à son genou droit où sont logés plusieurs fragments de munitions. Le médecin récupère quatre pièces métalliques noires, puis suture l'incision. L'opération est terminée.

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Offrir des soins

Comme ses confrères, le Dr Rostislav Valikhnvoski offre les soins aux blessés de guerre, civils comme militaires. Patriote, il refuse de réclamer un centime des 3 000 euros que coûte l'opération à Natalia, la première victime civile de l'invasion russe qui a été aidée depuis la réouverture de la clinique, mi-avril. « Le médecin m'a promis qu'il rendrait le visage de ma mère encore plus beau qu'avant », dit Oksana, tandis que son regard caresse les traits brisés de Natalia. La matriarche esquisse péniblement un sourire : « Mes cicatrices me font mal. La douleur m'empêche d'oublier, j'ai l'impression qu'une toile d'araignée m'enserre le visage. Je ne pense pas que les soins physiques effaceront ce qui s'est passé, c'est impossible. Parfois, je rêve de ma maison et de mon potager. » Natalia ignore quelles munitions ont frappé sa maison. Les forces de Moscou bataillaient pour rejoindre le sud de la ville, sur la rive opposée de la rivière Donets, où les Ukrainiens résistaient. Les soldats russes avaient positionné une colonne de tanks dans la rue, à dix mètres de chez Natalia, un char dans la cour de ses voisins et un lance-roquettes Grad, un modèle russe très répandu dans les conflits, dans le jardin d'une de ses filles. Izioum se mue en ligne de front. Un destin funeste que nombre de villes et de villages ont connu au nord, à l'est et au sud de l'Ukraine depuis l'invasion ordonnée par Vladimir Poutine. Propriétés et infrastructures civiles deviennent alors des bases militaires et des positions de tirs des belligérants, impliquant un risque mortel pour les habitants lors des répliques.

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Le jour où tout a basculé             

Sur son téléphone, Svitlana Kramarenko, 27 ans, fait défiler les photos d'un passé révolu. Elle y apparaît souriante, le visage lisse. Elle soupire. « J'aimerais de nouveau ressembler à ça, me retrouver. Quand je me regarde aujourd'hui, j'essaie de me sourire et de me dire que je suis belle. Quand je pose la question à mon fils, Ilya, il me répond toujours “Bien sûr, maman”, et dit qu'il m'aime. Ce sont les mots précieux que j'ai besoin d'entendre. » Cette habitante de Roubijné, dans l'oblast de Louhansk, dans l'est du pays, désormais occupé par les forces russes, a été blessée le 23 mars. Le visage de cette jeune mère a été lacéré par les éclats d'une porte vitrée, alors qu'elle s'était réfugiée avec son fils dans une pièce sans fenêtres de sa maison : « Pas dans le jardin voisin, mais celui juste après, il y avait un lance-roquettes. Certains jours, les chars ukrainiens venaient se positionner dans la rue, près de la maison, toutes les trois ou quatre heures, pour faire feu avant de repartir. Après, il y avait des répliques. » Des stratégies de combat dénoncées par Amnesty International dans un rapport publié début août et qui avait provoqué la colère de Kyïv. Assise sur l'un des lits de la modeste chambre qu'elle loue à une congrégation religieuse de Vinnytsia, ville située à plusieurs centaines de kilomètres du front, parmi les jouets de son fils de 3 ans, Svitlana se souvient de ce matin-là : « J'ai entendu les sifflements des missiles se rapprocher. J'ai couvert mon fils avec une couette, puis mon corps. Plus les frappes étaient proches, plus je le serrais. Après l'explosion, j'ai senti quelque chose de chaud sur mon visage. J'ai ausculté Ilya, il n'était pas blessé, mais couvert de sang. J'ai compris que c'était le mien. J'ai cru qu'on allait mourir tous les deux. Je hurlais pour que quelqu'un vienne sauver mon fils. » Un soldat ukrainien situé dans la maison voisine, dont le deuxième étage avait été aménagé en poste de tir, leur a porté secours. Elle est transportée à l'hôpital de Lyssytchansk, la ville voisine, avec deux autres soldats blessés, puis soignée en urgence.

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Apprendre à s'aimer 

Durant plusieurs jours, sa tête sera complètement bandée, puis partiellement. « Quand les infirmières ont retiré une partie de mon pansement, raconte Svitlana, elles ont enlevé tous les miroirs. Le troisième jour, j'ai remarqué qu'elles en avaient oublié un. J'ai hésité. La curiosité l'a emporté. Quand j'ai vu mon reflet dans le miroir, je me suis dit : “Oh mon Dieu !” » Depuis, elle a subi quatre interventions. Elle s'est aussi rendue deux fois dans une clinique de médecine et de chirurgie esthétiques de Kyïv pour effacer, au laser, les cicatrices qui raient son visage. L'établissement l'opère gratuitement, Svitlana ne subsiste désormais que grâce aux 5 000 hryvnias (environ 135 €) d'aides étatiques aux déplacés qu'elle reçoit chaque mois. « Ce que les autres disent de mon apparence, je m'en fiche, mais je sais qu'avec le visage que j'avais après l'explosion il aurait été difficile de trouver un travail », explique-t-elle. « En Ukraine, nous avons un proverbe qui dit que les cicatrices sont les bijoux de l'homme. Elles les rendent plus virils. Mais cela ne concerne pas les femmes, dont la beauté est comparable à celle d'une fleur. Personne ne veut d'une fleur avec des balafres », confie Zoe Dugaeva. À son ensemble rose, elle ajoute un bandana assorti pour dissimuler, sur son front, la plus grande de ses cicatrices : « Le rose me donne de l'espoir. Et puis ça rajeunit. J'ai si peur de vieillir », dit-elle. Cette Kyïvienne de 54 ans a été grièvement blessée le 20 mars par l'explosion d'un missile russe au pied de son immeuble, sur la rive droite de la capitale. Son nez et son visage ont été tranchés en deux par la vitre de sa cuisine. À l'endroit où, chaque matin, elle se prépare avant de partir travailler dans une épicerie du quartier populaire d'Obolon, dans le nord de Kyïv. Mascara dans une main, miroir de poche dans l'autre, Zoe se concentre sur sa mise en beauté, tandis qu'un poste de radio hors d'âge diffuse l'hymne national ukrainien. Il est 6 heures du matin. Trois alertes aux bombardements ont déjà retenti. « Quand je me maquille, je me sens plus sûre de moi. Et puis, le visage guérit bien. C'est bon pour le moral. » Zoe a déjà été opérée trois fois et doit encore subir une rhinoplastie pour pouvoir respirer correctement.

Des milliers de blessés 

Après avoir été soignées en urgence, les victimes de traumas doivent attendre quatre à six mois pour que le corps cicatrise, avant d'engager les procédures de chirurgie reconstructrice. Les médecins s'attendent à un véritable déferlement dans les prochaines semaines, car le bilan civil des sept mois de guerre est lourd : à la date du 11 octobre, 9 476 civils ont été blessés, selon l'Onu. Avant d'entamer les procédures médicales, les chirurgiens évaluent au cas par cas l'état psychologique des victimes. « Lorsque les patients sont atteints de syndrome de stress post-traumatique, ils ne sont pas stables. Ce n'est pas bon pour l'opération et le rétablissement. Ils peuvent connaître des attaques de panique et ne pas respecter le programme de changement des pansements. Il faut d'abord s'occuper de la partie psychologique, ensuite nous opérons », souligne Viktor Yushchenko, cofondateur de la clinique Nove Tilo. Les victimes qui sont encore psychologiquement trop fragiles sont orientées vers un thérapeute. Toutes n'y consentent pas. Zoe, elle, s'y refuse : « Je me sens suffisamment forte pour récupérer seule au niveau mental. Tout va s'arranger. De toute façon, ça ne peut pas être pire. » Oleksander Zubakin, jeune interne de 23 ans de la clinique du Dr Valikhnvoski, en charge de panser les plaies de Natalia après son opération, confie : « Les blessures de guerre sont différentes, car les éclats se faufilent profondément dans les tissus. La guerre a débarqué dans nos maisons, ces gens pourraient être de ma famille, mes amis. Ça me met en colère de voir des civils dans cet état. Tout le pays est en colère. Mais permettre aux patients de retrouver leur corps et leur visage, c'est une victoire pour eux. »

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