La route perdue de l'Afghanistan

Un périple de 3 300 km sur ce qui reste de son axe principal dévoile un pays meurtri qui fait marche arrière.

De Jason Motlagh
Photographies de Balazs Gardi
Publication 21 oct. 2022, 17:06 CEST
Des hommes s’abritent du soleil de midi à Sangesar (province de Kandahar), où le mollah Omar ...

Des hommes s’abritent du soleil de midi à Sangesar (province de Kandahar), où le mollah Omar fonda les talibans dans les années 1990. Les partisans de son mouvement viennent prier dans la mosquée aujourd’hui dirigée par Maulavi Hayatullah (deuxième à droite).

PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

Nous voici enfin sortis du chaos de la circulation matinale de Kaboul. La carte affichée sur mon téléphone portable annonce qu’il faudra neuf heures pour parcourir les 500 km jusqu’à Kandahar, sur la route nationale 1, la plus importante artère de l’Afghanistan. Et celle qui a coûté le plus cher.

Les États-Unis ont déversé des centaines de millions de dollars sur ce tronçon bitumé – une portion de la route de 2 200 km qui fait le tour du pays. L’objectif était d’accélérer les déplacements et de stimuler le commerce entre la capitale et la deuxième plus grande ville d’Afghanistan. Prévoir de dîner à Kandahar serait toutefois téméraire.

La route fut construite dans les années 1950 et 1960 par l’Union soviétique et les États-Unis. Rivaux dans la guerre froide, les deux pays manœuvraient pour imposer leur influence sur Kaboul. Mais des décennies de guerre et de négligence ont ravagé la route nationale. En 2001, il restait seulement 50 km de chaussée en dur. Quand le tronçon Kaboul-Kandahar fut réparé et rouvert, en 2003, l’émissaire américain Zalmay Khalilzad proclama : « Nous nous trouvons, littéralement, sur la route de l’avenir de l’Afghanistan [...]. C’est un avenir de prospérité. Un avenir de paix. » Dix-neuf ans plus tard, la nationale offre l’affligeant témoignage des effets de la violence et de la corruption endémiques qui ont suivi.

En moins d’une heure, nous atteignons la province de Wardak, au sud de Kaboul. Troué de cratères des bombes des talibans, le bitume commence à se disloquer. Le plus souvent en troisième, je freine et me déporte sans cesse pour éviter un accident. Des veuves en burqa implorant l’aumône et des garçons armés de pelles sont des repères pour ralentir devant des dégâts plus importants causés par les bombes.

En l’absence d’équipes d’entretien, des enfants comme Ehsanullah, 15 ans, et son frère Rafiullah, 10 ans, s’activent à combler de terre les nids-de-poule du matin au soir pour un pourboire équivalent à 2 euros par jour – les bons jours. « Notre père est malade et notre frère aîné se drogue, soupire Ehsanullah. Que pouvons-nous faire? »

La conduite est moins stressante que lors de ma précédente traversée de cette place forte des talibans. L’inflexible milice de musulmans sunnites a pris le pouvoir une première fois en 1996, puis a été renversée par les États-Unis en 2001, car elle avait offert l’asile à Oussama Ben Laden après les attaques du 11-Septembre. En août 2020, je me trouvais sur cette route, où les talibans visaient les convois de l’armée afghane. Des fusillades partaient d’on ne savait où, et les troupes gouvernementales sous-armées se repliaient dans des avant-postes criblés par la mitraille.

Du bétail sur un marché aux bestiaux, à Maïmana, la capitale de la province de Faryab. Des années de sécheresse ont mis à mal les pâturages, menaçant les moyens de subsistance du pays, principalement agricole.

PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

Le poste de police où j’avais passé la nuit n’est plus que décombres. Des dizaines d’autres sont abandonnés. Des carcasses de chars détruits lors de l’occupation soviétique (1979-1989) gisent non loin de véhicules américains disloqués.

Les talibans ont repris le pouvoir il y a un an, l’armée américaine s’étant retirée après deux décennies de présence. Le photographe Balazs Gardi et moi avons loué un Toyota Land Cruiser pour parcourir la nationale 1. Plus connue sous  le nom de Ring Road, c’est la route circulaire qui relie quatre villes majeures à l’est, au sud, à l’ouest et au nord. Durant nos vingt ans de reportages en Afghanistan, il était trop dangereux d’effectuer la totalité du voyage. Une pause dans la violence nous offre l’opportunité d’explorer le pays.

Pendant deux semaines, traversant dix-huit provinces et parcourant 3 354 km, nous rencontrerons des combattants endurcis, des fermiers itinérants, des femmes confrontées à des restrictions draconiennes comme on n’en a plus vu depuis 2001, des enfants forcés de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille. Ils partagent le soulagement qu’une longue guerre ayant tué plus de 150 000 Afghans soit terminée et un semblant d’ordre rétabli. Mais il y a aussi le désespoir que le nouveau régime taliban n’est pas plus modéré que son incarnation originelle.

Les talibans avaient promis l’amnistie à leurs anciens ennemis et le respect des droits des minorités et des femmes. Or ils ont procédé des exécutions sommaires de soldats gouvernementaux qui s’étaient rendus, n’ont pas su empêcher des attaques localisées et ont brutalement aboli tous les efforts en faveur de la promotion des femmes dans la société. Depuis la prise de pouvoir des talibans, l’économie, fortement dépendante de l’aide extérieure, s’est effondrée. Selon le Programme alimentaire mondial, 95 % de la population souffre de la faim.

Dans les centres-villes poussiéreux et les villages en ruine, nous ne trouvons guère de traces des projets de modernisation menés par les États-Unis. De sinistres signes du sombre passé et de l’isolement de l’Afghanistan émergent à chaque kilomètre parcouru, renforçant la sensation d’un pays qui va en marche arrière.

À Shaykhabad, nous quittons la nationale et empruntons une piste en gravier pour rendre visite à Roshanak Wardak, qui est médecin et fut une parlementaire véhémente. Lors de notre rencontre, les mots lui manquent. C’est la rentrée des classes dans tout le pays. Or les talibans viennent d’annoncer que les filles ne seront plus scolarisées après la sixième.

« Je suis sous le choc », lance Wardak, le visage figé. Elle nous montre une vidéo prise avec un téléphone mobile d’une adolescente suppliant d’entrer en classe. « Cela veut dire que son avenir est détruit. Un être humain sans éducation ne sera rien. »

Wardak a ouvert une clinique pour les femmes en 1996, peu avant la prise de pouvoir par les talibans. Un nombre alarmant d’Afghanes mouraient en couches et Roshanak Wardak défia les autorités conservatrices en prodiguant des soins, tout en refusant de se voiler le visage. Elle fit partie du premier noyau de femmes élues au Parlement après la chute des talibans. En 2010, Wardak redevint médecin à plein temps pour soigner les victimes de l’insurrection contre les forces étrangères. Elle souhaitait la fin du bain de sang et considérait les talibans comme le meilleur espoir de chasser l’armée américaine.

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    Des filles se serrent dans une école locale financée par une organisation caritative étrangère (province de Wardak). De tels établissements avaient leur place et étaient souvent la seule option éducative dans les zones rurales et celles tenues par les talibans, avant la reprise du pouvoir par la ligne dure du groupe islamique, en 2021. La réduction de l’aide internationale et l’interdiction faite aux filles d’accéder au secondaire mettent en péril l’avenir des établissements scolaires.

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    Dans un hôpital du district de Saydabad (province de Wardak), la Dr Roshanak Wardak, âgée de 64 ans, visite la maternité. Durant la guerre civile, dans les années 1990, elle prenait soin de concitoyens réfugiés au Pakistan.

    Photographies de Balazs Gardi

    Elle pensait pouvoir exercer une influence modératrice sur les talibans de son village, car elle avait connu beaucoup d’entre eux dans leur jeunesse. L’année écoulée a anéanti ses espoirs. Les talibans ont de nouveau imposé des décrets interdisant aux femmes de voyager sans un parent masculin, de fréquenter les parcs le même jour que les hommes, ou de montrer leur visage en public. « Ce n’est pas l’islam, déplore Wardak. Toutes mes bonnes opinions sur eux ont changé. »

    Nous la suivons jusqu’à l’hôpital de district où elle travaille parfois, un établissement spartiate dépendant des donateurs étrangers. L’arrière-pays afghan a particulièrement souffert de la perte de l’aide internationale, des sanctions américaines et du gel des avoirs, mais aussi de mauvaises récoltes et d’un hiver difficile.

    Dans la salle dévolue à la malnutrition, Ayesha est penchée sur sa fille Reshma, alimentée par perfusion. Âgée de 8 mois, l’enfant pèse 2,5 kg. Abdul Hakim, le directeur de l’hôpital, voit de cinquante à cent cas de malnutrition par mois. Il s’attend au pire. Après le retour des talibans, le personnel médical s’est enfui en masse. « Nous n’avons aujourd’hui pas assez de médecins et de matériel pour soigner les gens », déplore Hakim.

    Étonnamment, la salle de traumatologie est quasi déserte. Wardak se souvient des cadavres de soldats gouvernementaux et de talibans qui s’entassaient comme des « bûches de bois » dans le hall d’entrée pendant la guerre.

    Quelques kilomètres plus loin sur la nationale, un quinquagénaire se présente sous son nom de guerre, Khan. Il se vante d’être l’auteur de la plupart des attaques sur la nationale 1 dans le district de Saydabad. Il est désormais agent de sécurité au ministère des Travaux publics, à Kaboul – l’ironie de la situation ne lui échappe pas.

    Comme tous les combattants talibans que nous rencontrons, il affirme avoir mené le djihad, car les étrangers corrompaient le mode de vie traditionnel afghan. La guerre terminée, son animosité envers les étrangers s’est muée en curiosité, et il nous invite à dîner.

    PROVINCE DE WARDAK : À l’hôpital de district Malek Mohammad Khan, Wahida, 30 ans, a accouché de son quatrième enfant. L’Afghanistan affiche un taux de mortalité maternelle parmi les plus élevés du monde : plus de 600 décès pour 100 000 naissances.

    PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

    La fumée d’un feu s’élève au-dessus des hauts murs en terre de l’enceinte fortifiée où habite Khan. Nous nous installons pour un repas de ragoût de gombo et de pain azyme préparés par une épouse et une fille que nous ne verrons pas.

    Elham, un ancien frère d’armes de notre hôte nous rejoint. « Avant, on souffrait, mais on était », assure-t-il. Il travaille désormais dans un bureau de la province qui délivre les passeports. « Maintenant, je m’ennuie et je ne sais pas trop ce qu’il faut faire. La guerre me manque. »

    Les crêtes grises de la province de Wardak cèdent la place aux plaines érodées de la province de Ghazni. Mon dernier passage ici était dans un convoi blindé de l’armée américaine. L’explosion d’un engin artisanal l’avait stoppé, tuant deux policiers. Cette fois, les combattants talibans inspectent notre véhicule à la recherche d’armes et, de la main, s’excusent du tracas.

    La nuit approche lorsque nous atteignons Kandahar, le berceau des talibans. L’année écoulée, la sécurité s’y est améliorée et « personne ne vole le moindre afghani [la monnaie nationale], confie Gulalai, un vendeur de crèmes glacées du bazar. Nous apprécions leur retour. » Plus loin, Sabor Sabori, un vendeur de tissus, rétorque que l’ordre public a progressé, mais avec une contre partie : les gens ne parlent plus librement.

    « Que vous soyez heureux ou triste, résume-t-il, vous dites que vous êtes heureux. »

    Près du centre-ville, le site du tombeau d’Abdul Raziq, féroce commandant de police soutenu par les Américains et ennemi juré des talibans, a été muré. Au summum de son pouvoir, Abdul Raziq dirigeait Kandahar comme son propre fief et s’emplissait les poches avec les recettes douanières. Les policiers rançonnaient les commerçants, et il se dit que des hommes de main se livraient à la torture et aux enlèvements.

    Des groupes de défense des droits humains ont amassé des preuves fiables de représailles exercées par les talibans contre les ex-forces gouvernementales. Des cas parmi les plus flagrants ont eu lieu à Spin Boldak, la ville natale de Raziq.

    Là, une queue de 6 km de camions à plateau peints de couleurs vives attend de passer à vide au Pakistan. L’économie afghane, paralysée, dépend des importations : près de 12,5 t de fret commercial traversent chaque jour cette frontière, en plus des convois d’aide humanitaire des Nations unies destinés aux provinces reculées.

    Des talibans patrouillent la nationale 1, près de Maidan Shar (province de Wardak). Porte d’entrée vers Kaboul, ce tronçon était souvent la cible des poseurs de bombes talibans lors du soulèvement contre le gouvernement soutenu par les États-Unis.

    PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

    La prise de pouvoir des talibans a déclenché un exode vers le Pakistan et l’Iran, notamment des professionnels essentiels au fonctionnement d’un État. Pour enrayer la fuite des cerveaux, les talibans ont décrété en février que les Afghans dépourvus de titre de voyage ne sortiraient pas du pays sans une permission spéciale.

    À moins de 2 km des faubourgs de Kandahar, les champs de pavot à opium ondoient le long de la nationale. Les fleurs, éclatantes, sont omniprésentes. La culture du pavot à opium a été interdite lors des deux dernières années du premier gouvernement taliban. Puis, sous l’occupation américaine, les talibans ont taxé la vente d’opium et d’héroïne dans les régions qu’ils contrôlaient.

    En 2021, selon les Nations unies, l’Afghanistan est resté le premier producteur d’opium : 6800 t pour 2,7 milliards de dollars, soit environ 10 % du PIB. Mais, cette année, face à la crise économique, les talibans doivent opérer un choix : réprimer ou fermer les yeux.

    Je m’enfonce dans un champ en humant le parfum douceâtre du latex de pavot qui sèche au soleil. Ali Jan, 36 ans, scarifie les capsules avec un outil spécial, et cela depuis l’adolescence. Il gagne environ 5 euros par jour. « S’il y avait un autre travail, affirme- t-il, on lâcherait le business de l’opium. »

    Sous le précédent gouvernement, précise Jan, il devait payer des pots-de-vin aux autorités locales. Pour l’heure, les talibans n’interviennent pas. Mais, selon la rumeur qui court, ils imposeront une interdiction après la récolte. Ainsi, ils percevront tout de même les taxes et s’attireront plus tard les faveurs des Occidentaux qui tentent d’endiguer le flux d’héroïne.

    Pendant la guerre, les États-Unis ont dépensé 8,62 milliards de dollars dans la lutte contre les stupéfiants. La culture du pavot à opium n’en a pas moins fortement augmenté.

    Les champs de pavot se multiplient le long d’une piste en terre qui mène à Sangesar. En soi, ce hameau agricole n’a rien de remarquable. C’est cependant là que le mollah Mohammad Omar, un vétéran de la lutte des moudjahidine contre l’occupation soviétique, a formé les talibans dans les années 1990.

    Lorsque les Soviétiques se sont retirés, une guerre civile a éclaté. Les chefs de guerre tuaient et volaient. Le mollah Omar, lui, a fondé un mouvement d’étudiants religieux fondamentalistes – ou talibs –, qui allaient s’emparer de la quasi totalité de l’Afghanistan en 1996.

    Cinq ans plus tard, les Américains ont envahi le pays. Omar a fui au Pakistan, où il est mort de maladie en 2013. Son ancienne maison dans le village a été bombardée, mais la mosquée dont il était l’imam a été reconstruite. Abdul Madjid est l’un de ses anciens compagnons de lutte. Il me raconte qu’Omar « avait la conviction qu’un jour, qu’il soit vivant ou mort, l’émirat [islamique] triompherait. Il disait des Américains : “Vous êtes le plus puissant pays du monde et, dans vingt ans, vous serez le plus faible.” »

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    PROVINCE DU HEMLAND : Le long de la nationale 1, près de Gereshk, des travailleurs saisonniers récoltent le pavot à opium. Quelques jours plus tard, le 3 avril, les talibans interdisaient de cultiver, de vendre et de consommer cette fleur lucrative.

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    PROVINCE DU DJOZDJAN : À Sherberghan, un tribunal taliban écoute la défense d’un homme accusé de vendre de l’alcool. Sa vente était déjà illégale sous le régime précédent, mais les talibans ont renforcé l’interdit.

    Photographies de Balazs Gardi

     

    À Lashkar Gah, la capitale de la province du Helmand, nous prenons contact avec Rozi Billal, un taliban que j’ai rencontré quelques mois plus tôt à Kaboul. Il était resté en contact, envoyant nouvelles et photos de famille, et se disant certain que nous nous reverrions lors d’un prochain voyage. Vu son comportement enjoué et son goût pour les réseaux sociaux, j’étais convaincu d’avoir affaire à un progressiste. Erreur.

    Sur une route creusée d’ornières, le long du fleuve Helmand, Billal, 28 ans, raconte que, outré par les raids aériens américains sur son village, il s’était inscrit comme kamikaze. Les officiers talibans l’ont trouvé trop intelligent pour le sacrifier. À la place, ils l’ont chargé de former des kamikazes. Durant douze ans, Rozi Billal a été à la fois militant et étudiant à mi-temps. Cette double éducation n’a guère tempéré ses idées conservatrices. Aujourd’hui enseignant, il prône la mise à l’écart des femmes. « Les femmes sont une distraction », affirme-t-il.

    Les lumières scintillantes de Herat nous rappellent à la vie après un trajet fastidieux dans un paysage rude et aride. C’est la troisième plus grande ville d’Afghanistan, avec plus d’un demi-million d’habitants. Herat est un centre de commerce ancien, qui entretient des liens culturels avec l’Iran, situé à 120 km à l’ouest. Les lieux ont conservé un vernis de prospérité.

    Mais, dans les quartiers nord de Herat, la pauvreté est flagrante. Il circule des témoignages à propos de parents qui vendent leurs filles pour des mariages précoces, afin d’acheter à manger. Et on dit que la vente de reins pour des transplantations a augmenté.

    Dazwari est un village de montagne situé près de la frontière du Turkménistan. Là, depuis que la sécheresse a divisé par deux la récolte de blé et décimé les moutons, les habitants dépendent de l’aide alimentaire américaine et des Nations unies. Un enfant sur trois souffre de malnutrition, déclare le chef du village, Arbab Nader : « Le gouvernement [taliban] ne fait rien pour nous. »

    Dans l’unique pièce de sa maison en brique crue, Ma Bibi tisse des tapis sept jours sur sept pour nourrir ses cinq enfants. Elle gagne 25 euros pour deux mois de travail. Dorénavant, sa fille Sharifa, âgée de 10 ans, travaille dur à ses côtés. « Je voulais être institutrice, mais ce n’est plus possible », se résigne l’enfant.

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    Omara Khan Mazlomyar, un combattant taliban âgé de 40 ans, monte la garde dans un ancien poste de police, près de Maidan Shar (province de Wardak). Poète passionné, il récite de longs vers déplorant les vices du gouvernement précédent et vantant les vertus des talibans.

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    Abeda et son frère Ehsanullah chevauchent leur âne pour rentrer chez eux. L’Afghanistan est le pire endroit du monde pour être un enfant, estime l’Unicef, à cause du taux élevé de mortalité infantile, de la malnutrition, de la fréquence de la faim et des abus sexuels généralisés.

    Photographies de Balazs Gardi

    La province de Badghis est l’une des plus pauvres du pays. De chaque côté de la route s’étalent des camps pour déplacés faits de bric et de broc. On y attend une aide humanitaire qui n’arrive plus. La chaussée s’effondre en plaques de terre, jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

    À un poste de contrôle isolé, à Darah-ye Bum, le garde taliban paraît stupéfait quand je lui précise que nous allons à Maïmana, dans la province de Faryab. C’est la prochaine grande ville, à 235 km au nord-est. La carte sur mon téléphone portable confirme que nous sommes encore sur la nationale 1 : la route, c’est le lit d’une rivière.

    À plusieurs reprises, je dois sortir du véhicule et ôter des pierres pour continuer. Nous peinons à 3 km/h sans croiser aucun véhicule. Il fait nuit lorsque nous atteignons Bala Murghab, un cul-de-sac aux ruines noircies par le feu.

    Un commerçant nous autorise à nous effondrer sur son sol, mais nous n’arrivons pas à nous reposer. La conduite vers Maïmana est hors route, et nous devons suivre un taxi parti avant le jour pour ne pas nous perdre. Nous franchissons des passages étroits dans les collines et frôlons des ravins abrupts, au risque qu’un éboulement nous projette dans le vide. Il n’y a d’autre choix que de suivre les feux arrière du taxi, cramponné au volant sur une série de montées et descentes.

    Cinq heures plus tard, la chaussée réapparaît enfin. « La route circulaire est un mythe », dis-je, en me demandant combien de personnes l’ont bouclée en entier. Cartographes et stratèges militaires auront beau dire, la célèbre nationale afghane est l’un de ces projets de construction nationale surmédiatisés, mais inachevés.

    Le soporifique trajet qui mène à Sheberghan, la capitale de la province du Djozdjan, offre un répit bienvenu. Autour de nous, le soleil écrase le désert de Leili. Là, fin 2001, environ 2000 talibans capturés par le seigneur de guerre ouzbek Abdul Rachid Dostom sont morts asphyxiés dans des conteneurs, avant d’être jetés dans des fosses communes.

    Premier vice-président du pays, puis maréchal de l’armée afghane, Dostom a exercé un pouvoir absolu sur le Djozdjan ces deux dernières décennies, tout en vivant dans le luxe de palais en Afghanistan et à l’étranger.

    Nous venons de dépasser un charnier exhumé récemment, nous apprend Hilal Balkhi, un énergique officier taliban. Il annule un rendez-vous pour nous montrer le site. Sur place, il s’agenouille dans le sable et creuse à mains nues. Il exhume des mâchoires, des fémurs, des lambeaux de vêtements, passe à l’amas suivant. Et jure que le nouveau régime fera justice.

    Le tribunal provincial a été bombardé. Des justiciables y plaident leur cause devant des clercs enturbannés. Ahmad Javed, 30 ans, un expert en informatique rasé de près et vêtu d’une veste en cuir, allègue que les sbires de Dostom ont saisi ses terres. Ces derniers « pouvaient tout faire » sous le dernier gouvernement, dit-il : « Ils m’ont battu et cassé la main gauche. Je suis très heureux que l’Émirat soit ici. [Ses leaders] défendent la loi d’Allah, pas la volonté des hommes forts. »

    Des femmes en burqa attendent que la justice traite leur cas, dans le bâtiment bombardé du tribunal de Sheberghan (province du Djozdjan). Les talibans ont interdit aux femmes l’accès à de nombreux postes dans le secteur public et ordonné qu’elles se couvrent de la tête aux pieds pour ne pas provoquer les hommes.

    PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

    Sous le premier gouvernement taliban, la justice était sommaire et brutale : pendaison publique pour le meurtre et le viol, amputation pour le vol. Mufti Zahed, le plus haut magistrat du Djozdjan, affirme que la peine de mort et le démembrement seront de nouveau appliqués, bien qu’il n’ait rien ordonné de tel.

    J’avise une cravache en cuir sur son bureau. S’en est-il déjà servi ? « Une fois », répond-il avec un sourire narquois, évoquant un homme qui n’écoutait pas ses mises en garde quand il lui demandait de cesser de jurer dans son bureau.

    Ce même jour, les talibans annoncent l’interdiction de cultiver, consommer et vendre de l’opium. Les avoirs financiers du gouvernement à l’étranger étant gelés et le régime peinant à obtenir une reconnaissance diplomatique des autres pays, les talibans tentent, semble-t-il, de complaire à la communauté internationale.

    « Il y a eu des problèmes » sous le précédent régime taliban, admet Maulavi Gul Mohammad Saleem. Actuel vice-gouverneur du Djozdjan, il était l’un des représentants des talibans lors des pourparlers de paix avec les Américains à Doha, au Qatar. Il affirme que les chefs du mouvement ont beaucoup voyagé depuis les années 1990, qu’ils souhaitent entamer le dialogue avec le reste du monde, et pas boucler le pays comme avant. Or les géologues américains estiment que l’Afghanistan abrite l’équivalent de 1 billion de dollars en minéraux inexploités. De quoi soulager la misère de millions d’habitants si les étrangers investissaient dans les infrastructures.

    L’étape finale de notre périple traverse le tunnel du Salang. Long de 2,7 km, il fut creusé à 3 400 m d’altitude dans l’Hindu Kush, la chaîne montagneuse qui sépare le nord du pays de Kaboul. Cet exploit de l’ingénierie soviétique, ouvert en 1964, devait absorber un millier de véhicules par jour. Depuis, il a dégénéré en un boyau boueux, creusé de nids-de-poule et envahi de fumées toxiques, emprunté au quotidien par 9 000 véhicules.

    Quand nous y pénétrons, la bouche du tunnel exhale de la fumée et la visibilité est quasi nulle. Nous en sortons après ce qui paraît une éternité, et nous nous garons pour aspirer de l’air frais avant d’entamer la descente sinueuse sur Kaboul.

    Mais il nous reste un détour à effectuer : la vallée du Panshir, le légendaire bastion de résistance que ni l’armée soviétique ni le premier gouvernement taliban ne purent soumettre.

     

    Un secteur non bitumé de la nationale 1, dans le village de Buzbai (province de Badghis). La Banque asiatique de développement devait revêtir la route entre Badghis et Faryab il y a des années. Risques sécuritaires et manque de matériaux ont
    interrompu les travaux.

    PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

    À l’été 2021, le Panshir résistait encore quand toutes les autres provinces tombaient à tour de rôle. Mais les combattants talibans ont réussi à déboulonner ce mythe de l’impénétrabilité.

    La route de la vallée coupe à travers d’abruptes parois rocheuses, le long d’une rivière aux flots émeraude. Sur les panneaux où s’affichaient naguère feu le commandant Ahmed Shah Massoud et d’autres héros de l’ethnie tadjik, les visages ont été arrachés. L’humeur est sombre dans ce refuge de la conscience anti-talibane.

    « Là où il y avait cent familles, il n’en reste peut-être que cinq – seulement des gens qui ne pouvaient pas partir », explique Habibullah, qui tient la boulangerie du village d’Unabah. Tous les autres commerces sont fermés. « L’obscurité, ajoute Habibullah, règne partout. »

    Quant à ce qui reste de la résistance du Panshir, elle s’est repliée haut dans les montagnes. Des vidéos granuleuses sur les réseaux sociaux et les obsèques de talibans abattus montrent que le combat continue. Pour le moment, il est surtout symbolique.

    Nous atteignons Kaboul. Un immense drapeau taliban neuf flotte au-dessus de la colline Wazir Akbar Khan, un parc du centre de la ville. Un rassemblement s’y tient dans une ambiance bon enfant de réunion de famille. Mais sans aucune femme. Des combattants venus de tout le pays rient et se photographient, savourant leur heure de gloire après des années dans l’ombre.

    Toutefois, la mue des talibans de mouvement de guérilla en organisation de gouvernement use la patience afghane. De nouveaux décrets sapent les libertés individuelles et médiatiques. Et, dans un pays largement coupé de l’aide et du commerce étrangers, l’économie plonge en chute libre. Nourriture, emplois et soins de santé se font rares. Les infrastructures sont un désastre.

    « Nous avons passé toutes nos vies dans des conflits, donc je peux prédire l’avenir », annonce Abdul Khaliq, un ouvrier de 50 ans qui a connu l’invasion soviétique, la guerre civile et les campagnes américaines. « Le pays ne sera pas reconstruit dans les cinquante prochaines années. »

    Au dernier jour du voyage, nous retournons voir la Dr Roshanak Wardak à Shaykhabad. Son fatalisme, le jour où les talibans ont interdit la scolarité aux filles les plus âgées, a cédé la place à un esprit de résistance. Elle soutient une école de village où elle distribue cahiers et stylos.

    Dans une concession privée, sur les hauteurs d’un hameau aux murs en terre, à des kilomètres de toute route en dur, des filles dont les plus jeunes ont 6 ans s’instruisent ensemble. À même le sol d’une petite pièce, elles récitent leur leçon sur la circulation sanguine. Wardak déplore la piètre qualité de l’enseignement – pas de contrôle, peu de livres. Mais, en apprenant quelque chose, les fillettes alimentent au moins « l’espoir qu’elles retourneront peut-être un jour à l’école ».

    De retour chez elle, Wardak tient à nous montrer une chose. Derrière un verger d’abricotiers et des buissons de roses se cache un bâtiment en pierre avec une terrasse inoccupée.

    « Si les talibans n’autorisent pas les filles à retourner à l’école, j’en construirai une ici », déclare-t-elle, et la perspective fait étinceler ses yeux bleus. « J’ai décidé de rester et de résister comme je peux. C’est mon devoir de femme éduquée. La prochaine fois que vous viendrez, des jolies voix retentiront dans cet endroit. »

    Jadis, la vieille ville de Ghazni fut le centre d’un puissant empire islamique. La guerre et une mauvaise gestion l’ont délabrée. La plupart des habitants l’ont fuie pour la ville neuve, où les services sont meilleurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Balazs Gardi

    Article publié dans le numéro 277 du magazine National GeographicS'abonner au magazine

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