La frontière serbo-hongroise est délimitée sur 160 km par une double barrière, surmontée de barbelés. Crédit : InfoMigrants
La frontière serbo-hongroise est délimitée sur 160 km par une double barrière, surmontée de barbelés. Crédit : InfoMigrants

Nawel, Khaled, Firas, Akram... Tous se sont engagés sur la route des Balkans pour gagner l'Europe de l'Ouest. Mais aucun de ces exilés n'est parvenu à quitter la Serbie, stoppés par les coups, les brimades et les humiliations des garde-frontières hongrois et roumains. Reportage.

Marlène Panara, envoyée spéciale dans le nord de la Serbie.

Nawel* est assise en tailleur, sur l’herbe. Malgré les rayons du soleil de cette mi-octobre et la douceur de la température, la jeune Tunisienne porte un bonnet de laine rose, d’où s’échappent quelques mèches de cheveux châtain clair. Son épais sweat à capuche, assorti, ne parvient pas à cacher son ventre arrondi. Nawel est enceinte de six mois. Elle a pris la route des Balkans il y a quelques semaines pour rejoindre l’Espagne, où réside son mari. Ce dernier dispose d’un titre de séjour dans le pays jusqu’en 2030. Mais, "par amour", il a tenu à faire le chemin avec elle. Car cette voie jusqu’en Europe est longue et dangereuse pour les milliers d’exilés qui l’empruntent chaque année. La traversée de la frontière serbo-hongroise, surtout, en constitue une des étapes les plus difficiles.

Depuis 2017, une double barrière métallique, entourée de barbelés et agrémentée de caméras thermiques, sépare les deux pays. Si escalader la clôture est déjà risqué, de l’autre côté, les migrants font face ensuite à la brutalité des garde-frontières hongrois.

Nawel et son mari en ont fait l’amère expérience quelques jours plus tôt, à proximité du village serbe de Majdan. "Une nuit, alors que j'avais réussi à grimper en haut de la barrière, je suis tombée de l’autre côté, sur le ventre, raconte la jeune femme. Les gardes sont tout de suite venus vers nous, et ils ont braqué leurs lampes torches sur nos visages. On ne voyait plus rien. Je me sentais très mal, mais ils ne m’ont pas du tout aidée. Au lieu de ça, ils nous ont jetés de l’autre côté."


L'entrée des villages serbes de Majdan et Rabe se situe à une cinquantaine de mètres de la frontière hongroise (à droite sur la photo). Crédit : InfoMigrants
L'entrée des villages serbes de Majdan et Rabe se situe à une cinquantaine de mètres de la frontière hongroise (à droite sur la photo). Crédit : InfoMigrants


Depuis le mois de mai et l’augmentation des passages de migrants par la Serbie – selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), près de 90 000 personnes sont entrées sur le territoire depuis le début de l’année 2022, contre 60 338 pour toute l’année 2021 –, la violence à la frontière est devenue "plus importante" et "plus intense", déplore l'ONG Border Violence Monitoring Network dans un communiqué.

D'après le document, en juillet, une autre ONG, Medical Volunteers International, a prodigué des soins à 47 personnes, blessées après une tentative de passage de la frontière. En août, elles étaient 195. Des plaies, contusions et fractures causées par "les flashball, les coups de matraque, les coups de pieds - avec des rangers – des garde-frontières hongrois", liste Vuk Vuckovic, à la tête de l’organisation serbe Klikaktiv.

"La police, de l’autre côté, elle te déshabille entièrement pour te voler ton argent", assure aussi Ahmed, un harraga algérien [littéralement, "brûleur de frontières" en français, ndlr] installé dans un des camps du village serbe de Horgos, dans le nord. Le jeune homme de 23 ans, ancien étudiant en économie à Bejaïa, a déjà tenté à quatre reprises d’entrer en Hongrie. À chaque fois, il a été violemment refoulé. "Ils nous frappent, surtout dans le dos et derrière la tête." À côté de lui, un jeune homme avec de grosses lunettes grimace. Son pied plâtré frotte le sol et soulève du sable à chacun de ses pas, malgré ses béquilles. Il s'est blessé en tentant de passer la frontière.

"J’ai senti mon os se casser"

L'an dernier, 71 470 personnes ont été refoulées de Hongrie vers la Serbie, indique un rapport publié par le Conseil européen des réfugiés et des exilés (ECRE), un réseau de 105 ONG réparties dans toute l’Europe. Au total, 130 050 cas de refoulements ont été opérés par les autorités hongroises depuis 2016, une année charnière. Elle acte la fermeture des frontières de la Macédoine du Nord à l’Autriche et, par la même occasion, le début des refoulements violents.

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Il y a trois ans déjà, Khaled subissait la brutalité des autorités hongroises. "Ils m’ont donné des coups de pied et j’ai fini par tomber. Il y a un coup en particulier dont je me souviens, à la jambe, car j’ai senti mon os se casser." "Jeté" côté serbe, "sur la route", l'exilé syrien est incapable de marcher. Un migrant yéménite et un autre, irakien, le traînent alors sur 4 km. "Il pleuvait", se souvient-il.

Suivent onze mois à l’hôpital, où il soignera ses 13 fractures. "J’étais plâtré jusqu’ici", affirme le jeune homme en montrant son abdomen. "Ces personnes-là n’ont aucune humanité. Ils auraient traité un chien de la même manière."

Traumatisé par cette tentative, Khaled n’ose plus quitter la Serbie. Depuis deux ans, il coupe les cheveux et taille les barbes des migrants du centre de réception de Sombor, dans le nord-ouest du pays. "Maintenant, ici, tout le monde me connaît. On m’appelle le maestro", assure-t-il en esquissant un sourire.


Khaled est installé à Sombor, dans le nord-ouest de la Serbie, depuis deux ans. Crédit : InfoMigrants
Khaled est installé à Sombor, dans le nord-ouest de la Serbie, depuis deux ans. Crédit : InfoMigrants


Presque systématiques à la frontière, ces refoulements peuvent aussi s’appliquer plus loin sur le territoire hongrois. Akram, un exilé syrien qui trouve actuellement refuge dans un camp informel à Majdan, pensait il y a quelques semaines avoir accompli le plus dur. Après avoir passé la clôture, il a marché près de 20 kilomètres jusqu’à la ville hongroise de Szeged. Mais alors qu’il s’approchait du hall de la gare, la police l'a repéré et interpellé. Elle l'a emmené dans un endroit qu’il ne connaissait pas, où l’attendaient une trentaine d’autres exilés et des membres des forces de l’ordre. Ces derniers se sont alors mis à le frapper, lui, et les autres migrants. Puis tout le groupe a été emmené en bus plus près encore de la frontière serbe, et déposé dans une grande pièce sans plafond.

"Ils nous ont photographiés et ont pris nos empreintes, raconte Akram. Tout ce temps, ils ont été violents avec nous, ils nous poussaient contre les murs." Quelques heures plus tard, il sera amené côté serbe, et regagnera le camp où il vit avec une centaine d’autres migrants.

"Ils lâchent leurs chiens"

Pour échapper à ces pushbacks illégaux, les migrants des villages de Majdan et Rabe empruntent un autre chemin : ils contournent la barrière hongroise en passant d’abord par la Roumanie, séparée de la Serbie par des champs. De là, ils marchent plusieurs kilomètres pour ensuite entrer en Hongrie, où le passage n'est pas clôturé non plus.


La frontière qui sépare la Roumanie de la Serbie se trouve en plein champ. Crédit : InfoMigrants
La frontière qui sépare la Roumanie de la Serbie se trouve en plein champ. Crédit : InfoMigrants


Mais là encore, l’humiliation des autorités est légion. Depuis son arrivée à Majdan deux semaines auparavant, Firas* a essayé d’entrer douze fois en Roumanie. À chacune de ses tentatives, il a été arrêté par les garde-frontières. "Cette nuit, ils ont volé l’argent de toutes les personnes du groupe, soit 800 euros. Ensuite, ils nous ont entassés dans le coffre d’une voiture et emmenés en Serbie", explique ce jeune Syrien de 23 ans, qui vivait au Liban depuis plusieurs années avant de s’engager sur la route des Balkans.

"Souvent, quand ils nous voient de loin, ils nous crient de venir plus près, et puis ils lâchent leurs chiens."

Le récit de Firas est soudain interrompu par d’autres exilés venus l'écouter, et les dénonciations fusent : "La police nous vole nos cigarettes", "les batteries externes des téléphones", "Si on n’a rien à leur donner, ils nous frappent". Firas attend patiemment que ses compagnons de route se taisent. Puis reprend : "Une fois, un garde m’a dit ‘regarde-moi bien dans les yeux', en pointant ses pupilles vertes. 'Si je te revois encore une fois, je te tue’".

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Plus tard, un peu à l’écart du camp, au pied de sa tente vide, Firas confie sa lassitude. "Être bloqué ici, ça me désespère. Mais je n’ai pas le choix, je dois le faire pour mon enfant." La petite fille de Firas, âgée d’un an, est restée à Byblos, au Liban. L'enfant est atteinte d'une maladie qui affecte la vision. Mais dans le pays, impossible de la faire soigner. Sur une photo que montre le jeune Syrien, la fillette pose en robe blanche, ses yeux fragiles dissimulés derrière des lunettes de soleil trop grandes pour son âge. "Mon problème, c’est que je ne peux pas rester bloqué ici trop longtemps, je dois me dépêcher d’aller plus loin en Europe, pour lui payer un traitement. Le temps presse, elle commence déjà à perdre la vue."

*Les prénoms ont été modifiés

 

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