De Hiroshima à Zaporijia : le spectre de la menace nucléaire selon Günther Anders

De Hiroshima à Zaporijia : le spectre de la menace nucléaire selon Günther Anders
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Dans les Dix thèses sur Tchernobyl (PUF, octobre 2022), le philosophe Günther Anders (1902 – 1992) exprime toute sa méfiance vis-à-vis du nucléaire, qu’il soit civil ou militaire. Selon lui, Hiroshima inaugure une ère nouvelle sur laquelle plane l’ombre de la « répétition » : Nagasaki, Tchernobyl, Fukushima… et bientôt Zaporijia ?

« Hiroshima est partout. » Voici les mots qui concluent la première série de thèses de Günther Anders sur la question du nucléaire écrite entre 1958 et 1967. Le 3 juin 1986, soit environ un mois après la catastrophe survenue en Union soviétique, Anders publie dans le Tageszeintung ses Dix thèses sur Tchernobyl et réitère son avertissement : « Tchernobyl est partout. »

Le nucléaire, expression du nihilisme contemporain

Aux yeux du philosophe hanté par la question de la technique, la maîtrise de l’atome par l’homme marque un tournant radical. « Pour lui, cette double explosion atomique sur le sol japonais contre des populations civiles constituent l’événement majeur de l’histoire moderne, car il marque « le premier jour d’une nouvelle ère : le jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même » », souligne le professeur Bruno Villalba qui a établi la présente édition.

En tant qu’expression du nihilisme contemporain, le nucléaire doit, selon Anders, faire l’objet d’une critique sans concession. Dès lors, il insiste sur l’inanité de la distinction entre le nucléaire civil – soi-disant pacifique – et le nucléaire militaire. Pour lui, le nucléaire abolit une autre distinction, celle entre la guerre et la paix. Renversant la maxime de Clausewitz qui affirmait que « la guerre n’est rien d’autre qu’une continuation des relations politiques faisant intervenir d’autres moyens », Anders écrit : « [L]a paix actuelle est la continuation de la guerre par d’autres moyens. »

L’auteur de L’Obsolescence de l’homme place sur le même plan les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki et la catastrophe de Tchernobyl. Plus encore, il considère que la responsabilité des dirigeants qui développent du nucléaire civil est plus grande que celle du président Truman lorsqu’il ordonna à l’Enola Gay de larguer la bombe H : « Les partisans de l’énergie nucléaire mais aussi et surtout ceux des usines de retraitement des déchets et des surrégénérateurs ne sont en rien meilleurs que l’a été le président Truman qui a fait bombarder Hiroshima. Ils sont même pires que lui, car les gens en savent aujourd’hui bien plus que la naïf  président pouvait en savoir à son époque. »

Le spectre de la « répétition »

Ce qui angoisse le plus Anders, c’est le spectre de la « répétition ». En revenant sur l’événement fondateur, il insiste sur le fait que Nagasaki est une faute plus grave qu’Hiroshima. Pourquoi ? Parce cela a été fait en connaissance de causes. Hiroshima avait déjà montré dans toute son horreur qu’il était possible de tuer plus de 100 000 personnes en un instant.

« [L]a seule question politique qui vaille la peine est de savoir « quand » cela se produira à nouveau »
Bruno Villalba, dans sa préface aux « Dix thèses sur Tchernobyl », de Günther Anders

Recommencer trois jours après était donc un acte « maléfique ». Mais surtout, la « répétition » est bien liée au destin du nucléaire. Toute la rhétorique sur les côtés positifs de la dissuasion est à ses yeux un mensonge pur et simple. L’existence même du nucléaire implique la catastrophe.  « [L]a seule question politique qui vaille la peine est de savoir "quand" cela se produira à nouveau », souligne Bruno Villalba. 

Mort en 1992, Anders n’a pu assister à Fukushima ou aux tensions autour de la centrale de Zaporijia cette année dans le cadre de la guerre qui oppose la Russie et l’Ukraine, mais il avait déjà pressenti la possible généralisation de la menace : « Car par un seul Hiroshima […] tous les autres lieux de notre bien aimée Terre pourraient devenir conjointement un immense Hiroshima – et même pire. Car ce ne sont pas seulement tous les lieux dans l’espace, mais aussi tous les lieux dans le temps qui peuvent être ainsi touchés et le sont peut-être déjà. […] Alors nous, les hommes d’aujourd’hui et nos ancêtres, nous n’auront finalement jamais existé. »

Alors que nous envisageons un plus grand développement du nucléaire dans une logique de décarbonation de l’économie, le penseur autrichien nous oblige donc à nous interroger : en voulant préserver la planète du réchauffement climatique, sommes-nous en train de renforcer notre capacité d’autodestruction ? Et Bruno Villalba de fournir sa propre réponse à cette délicate problématique : « Désormais, Hiroshima est partout. Plus encore, Nagasaki est partout. Mais c’est aussi Tchernobyl qui est partout et, plus encore, Fukushima qui est partout. Nous vivons à l’époque de Naga-Shima, une période qui attend la prochaine catastrophe militaire et civile. »

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